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vendredi 31 juillet 2020

Spinoza : une nouvelle édition bilingue de L'éthique


Spinoza, Oeuvres IV, Ethica, Ethique, Paris, PUF, 2020, 690 p.. Edition bilingue. Glossaire, bibliographie.
Annexes :
- Fabrice Audié, Les exemples mathématiques de l'Ethique
- André Charrak, Sur l'abrégé de physique de l'Ethique
- Pierre-François Moreau, Tableau de la vie affective

Texte établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers
Traduction par Pierre-François Moreau

Voici enfin, pour quelques bonnes dizaines d'années au moins, une nouvelle édition de l'oeuvre majeure de Spinoza. La plupart d'entre nous n'avons d'abord connu pour l'Ethique, que l'édition de Charles Appuhn (1909 et 1934), d'autres, plus jeunes, celle de Roland Caillois (en Pléiade), puis celle Bernard Pautrat (au Seuil). Désormais, il n'y en aura plus qu'une seule, celle de Pierre-François Moreau.
Celle-ci tire en effet profit de la découverte récente (2010), dans la Bibliothèque apostolique du Vatican, de 133 feuillets manuscrits de l'oeuvre de Spinoza. Le travail aujourd'hui publié est le résultat de cette découverte qui redresse parfois les Opera posthuma. Les nouveaux lecteurs auront donc affaire à une édition très propre ; les anciens lecteurs, passé un moment de nostalgie, y recopieront leurs notes...


mardi 24 mars 2020

Les choses et les philosophies

On notera la reproduction du tableau de
Giorgio Moretti, "Nature morte" (1919)

Remo Bodei, La vie des choses. Essai, Traduit de l'italien par Patrick Vighetti, Paris, Circé, Bibliogr., 142 p. Traduction par Patrick Vighetti.

Bien sûr, il y a Les choses, le roman de Georges Pérec. Bien sûr, il y a l'article de Martin Heidegger (dans les Essais et conférences) sur "la chose" ("Das Ding"). Bien sûr, il y a "les choses de la vie", le film de Claude Sautet (1970), et, avant, avant tout, le poème de Lucrèce et la nature des choses (De natura rerum). Alors que peut-on encore dire, en philosophant, des choses de nos vies, de la vie des choses, "la vita delle cose" (titre original) ?
Le livre consacre un chapitre, le premier, à l'étymologie des mots choses : "objets et choses". Utile et surprenant. Même si l'auteur s'en tient aux langues européennes. Le chinois aurait été bienvenu avec 东西 (dōngxi, Est - Ouest) et 事物 (shìwù, nourriture, "a thing"). Puis, "Revenir aux choses mêmes" (avec Maurice Merleau-Ponty), ou, ce que suggère le magazine évoqué ici, revenir aux "choses simples", mais pourquoi les compliquer avec ce titre en anglais ? On peut encore et aussi penser à la chanteuse américaine Carole King et ses "simple things " (1977). Avec les choses, on peut penser à toutes sortes de choses !

magazine bimestriel, 5,95€
Et d'ailleurs, le texte de Remo Bodei est tissé de références diverses, multiples et philosophiques : Virgile d'abord, puis Marcel Proust. Mais, voici bientôt Aristote et Hegel, puis en revenir à Edmund Husserl qui voulait en revenir en aux choses mêmes ("zu den Sachen selbst") et Dante, et Euclide, Hésiode, Mandeville, Adam Smith, et Sophocle, et Immanuel Kant... Et cela n'était que le premier chapitre ! Viendront ensuite Pessoa, longuement cité qui dit tellement bien la caducité de toutes les choses rencontrées. Et encore ce texte de Borges ou celui de Neruda. L'auteur donne à voir aussi les chaussures du paysan de Van Gogh que décrit Heidegger. Il pense également à Héraclite qui rappelait que "les dieux sont aussi dans la cuisine" au milieu des choses sans importance philosophique... Plotin définit l'aïon grec comme une "vie en état de quiétude" ("zoè en stasei"), quiétude que donnerait la proximité des choses. Rembrandt, lui, a multiplié les auto-portraits (environ quatre-vingt), et l'on peut y lire dans chacun l'accumulation de passé, toute une succession de moments et d'histoire de choses, ses choses...

Que de références ! Mais on s'y fait et, au bout du livre, on les a oubliées, et l'on comprend qu'il est temps de relire ce petit livre si malin pour comprendre comment chacune donne à voir ce monde dans lequel nous sommes engagés, au milieu de toutes ces choses. Le livre pourrait s'intituler "comment voir les choses", comment se voir dans les  choses qui nous cernent et le livre pourrait être travaillé comme un recueil d'aphorismes.

dimanche 22 mars 2020

Franz Kafka et le procès de son héritage



Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l'héritage de la diaspora, Paris, 2020, La Découverte, traduit de l'anglais par Philippe Pignarre, 320 p., Bibliogr., Index

Voici un fort beau livre consacré à l'héritage littéraire de Kafka. Mais pas seulement, car c'est également et surtout une biographie. D'abord, le livre est habilement construit, faisant alterner avec les années strictement Kafka et Brod avec les pensées de Eva Hoffe, héritière de sa mère qui avait hérité des manuscrits de Franz Kafka que lui avaient transmis Max Brod qui les a sauvés de la disparition qu'avait souhaitée, exigée, en mourant, Kafka. Presque un siècle après donc. Max Brod, que l'auteur décrit joyeux, extraverti, "débordant d'énergie et de joie de vivre, irradiait de vitalité": c'était l'ami de Kafka. Max Brod était pianiste et compositeur, grand amateur de femmes, écrivain prolifique. Franz Kafka, lui, était tout à l'opposé : il n'aimait guère la musique et eut, toute sa vie durant, des relations pour le moins compliquée avec les femmes. Et il publia bien peu de son vivant. L'auteur conclut : l'amitié de Brod et de Kafka fut "une osmose littéraire entre deux personnes que tout opposait".

Une fois Kafka mort, à quarante ans, Max Brod, se garde bien de lui obéir : au contraire, il s'empare des oeuvres de Kafka et fait de son mieux pour en publier des morceaux. Mais qui en devient le propriétaire, une fois Max Brod mort ? C'est la question que posent cet ouvrage... et le tribunal de Jérusalem. Et le lecteur est promené, allant de la vie affectueuse de Kafka et de Brod aux errements respectueux de leurs héritières.
Car l'auteur sait brillamment alterner les événements de notre siècle et ceux du siècle de Kafka qui est mort en juin 1924 avant que le nazisme ne s'impose en Allemagne tandis que ses trois soeurs, elles, mourront, assassinées par les nazis. Le livre nous fait suivre Franz Kafka et ses amitiés, et ses amours. D'abord Max Brod, écrivain tchèque (mort en 1968) qui émigrera en Israël. Ensuite Eva Hoffe (elle joue de son nom en allemand, ich hoffe = j'espère) - qui habite avec ses nombreux chats Rue Spinoza à Tel-Aviv ! - n'est jamais allée en Allemagne ("Pardonner était impossible") ; elle défendra, en vain, son point de vue, pas très clair, quant à l'oeuvre de Franz Kafka devant la Cour Suprême israélienne.
Comment Israël peut-il hériter de Kafka ? C'est une question sous-jacente : mais si ce n'était pas Israël, qui alors en hériterait ? L'Allemagne ? Pourquoi ? Pour la langue ? Dans le livre de Benjamin Balint, on voit Kafka apprendre l'hébreu qu'il parle bien, avec application, et, d'ailleurs, il continua d'apprendre l'hébreu toute sa vie d'adulte ("qu'est-ce que l'hébreu sinon des nouvelles de loin"). De si loin qu'il en parlait sans cesse, sans jamais oser prendre la décision de faire enfin le voyage vers Israël... La République tchèque et Prague qui a aujourd'hui gardé un quartier avec ses synagogues, quartier pour touristes surtout, et où l'on ne parle plus l'allemand ? Alors Israël qui n'est pas très germanophone, certes, mais qui ne trahira pas Kafka. La Cour Suprême tranchera.

La traduction du livre est excellente et rend parfaitement le texte d'origine. Les notes sont bienvenues tout comme les mots dans leur langue d'origine donnés dans le texte avec leur traduction. Le livre, à la fois documentaire (juridique, le procès) et avec ses notations biographiques tellement bien vues, donne envie de lire et de relire Kafka, d'apprendre l'hébreu, l'allemand... Kafka lui-même aurait pu inventer l'incroyable histoire de ses manuscrits.



mardi 24 décembre 2019

Spinoza encore, un immense chantier épistémologique



Henri Atlan, Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle, Paris, Editions Odile Jacob, 635 p. Bibliogr., Index nominum, index rerum. 35 €.
Préface de Pierre Macherey

L'objet de ce livre est la philosophie de Spinoza qui écrivait au XVIIème siècle (1632-1677). Que peuvent en comprendre et en retenir des lecteurs du XXIème siècle, quatre siècles plus tard. Pour cet examen, l'auteur qui est biologiste, confronte les idées de Spinoza aux connaissances scientifiques actuelles en neurobiologie et en intelligence artificielle. L'ouvrage a constitué une thèse pour le doctorat en philosophie, thèse soutenue en décembre 2017.
L'auteur relit donc L'éthique de très près pour en isoler des lignes fondamentales qui peuvent et doivent retenir l'attention d'un lecteur moderne. En fait, cet ouvrage est une thèse de philosophie soutenue à Paris I en 2017, thèse qui fait suite à un cours à Johns Hopkins University aux Etats-Unis (Baltimore, 2007).

Henri Atlan veut aider les lecteurs actuels de L'éthique à "s'orienter dans la pensée", selon l'expression de Kant, à schématiser, à imaginer donc comme le souligne Pierre Macherey dans sa préface. Pierre Macherey, toujours Althusérien, voit dans ce spinozisme "une arme imparable pour combattre la philosophie spontanée des savants" et finalement, pour "en finir avec toutes les formes de croyance". Henri Atlan se sert de la philosophie de Spinoza, et de celle de Ludwig Wittgenstein, en ayant également pour objectif d'en terminer avec toute forme de croyance. Le rôle de "la petite physique" située entre les propositions 13 et 14 de la deuxième partie de L'éthique s'avère essentiel où Henri Atlan peut définir les conditions d'une morale pour une vie libre.
L'ouvrage de Henri Atlan se compose de deux grandes parties : dans la première, l'auteur lit Spinoza de manière originale, montrant comment il ne fonde pas une théologie, comment il lie matière et pensée, et comment il sait ne pas achever son travail par une absence de théorie physique générale.
La seconde partie concerne les rapports esprit / corps et traite de questions actuelles : la théorie de l'information, et une épistémologie pragmatique qui rend compte de données expérimentales et s'achève en un monisme que Henri Atlan décrit comme anomique.

Cet ouvrage est beaucoup trop complexe pour que l'on en rende compte en une page. Tout d'abord, il me faudrait le relire, et le relire encore. Ensuite, il faut en discuter les hypothèses et les conclusions de manière systématique pour y voir clair et les confronter à l'état actuel des sciences et techniques, biologie et intelligence artificielle. Mais, en le lisant à petites doses, lentement, on ne manquera pas d'être fasciné par le travail en cours, qui s'accomplit dans la lecture minutieuse, actuelle et ancienne, de Spinoza. En fait, une fois débarrassé du charabia de son époque, l'oeuvre de Spinoza se révèle assez contemporaine ; il ne se perd pas dans les rouages de la philosophie de son temps, pour peu que l'on sache l'en détacher, ce que fait Henri Atlan avec habileté. C'est toute une épistémologie que ce travail révèle et l'on se demande si un mode d'exposition nouveau ne permettrait pas de mieux lire, et Spinoza et Henri Atlan.

lundi 19 mars 2018

Souvent cibliste, parfois sourcier, Martin Luther traducteur


Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Edition bilingue allemand / français, présentation et traduction par Catherine A. Bocquet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, 190 p. Bibliogr., Annexe sur les personnages évoqués par Martin Luther

Les spécialistes des médias ont de bonnes raisons de s'intéresser de près à Luther. D'abord, parce que son succès, considérable, est dû à sa traduction en allemand de textes bibliques (traduction du latin, de la Vulgate de Jérôme, confrontée au grec et à l'hébreu), traduction qui constitue un éminent travail de communication religieuse et d'institution de la langue allemande (dite à l'époque langue vulgaire). Friedrich Nietzsche, fils de pasteur, voyait dans la traduction de Martin Luther un "chef d'œuvre de la prose allemande" ("Meisterstück deutscher Prosa"). Ensuite, parce que la diffusion des idées de Martin Luther doit beaucoup à l'imprimerie et aux imprimeurs ("l'imprimerie, dernier et plus grand don de Dieu à l'humanité", dit-il).
Comme traducteur, Luther a été combattu par les "papistes", ainsi qu'il appelle la hiérarchie chrétienne hostile à la Réforme : on l'accuse d'erreurs voire même de falsifications. Ses principales réponses à ses objections se trouvent dans deux textes que réunit, traduit et présente Catherine A. Bocquet :
- une lettre à Wenczeslaus Linck du 12 septembre 1530, sur la traduction (vom Dolmetschen)
- une réflexion sur la traduction des Psaumes en allemand (Ursachen des Dolmetschens)

De ces deux textes, richement et clairement présentés, on retiendra le cœur de l'argumentation de Luther : la qualité d'une traduction se mesure à son adéquation à la langue de ses destinataires, de sa cible. Luther se veut cibliste d'abord, pour emprunter la terminologie de la traductologie. D'où l'importance de recourir à une langue allemande populaire, puisqu'il s'agit de parler au peuple germanophone de l'époque ; il faut germaniser (verdeutschen) les textes plutôt que de traduire mot à mot. "Ce n'est pas au texte en latin qu'il faut demander comment l'on doit parler allemand, ainsi que le font ces ânes (les papistes), mais au contraire, il faut demander aux mères dans leur foyer, aux enfants dans les rues, aux hommes du peuple au marché" ("man muss nicht die Buchstaben inn der lateinischen sprachen fragen, wie man soll Deutsch reden wie diese Esel thun, sondern man muss die mutter im hause, die kinder auff den gassen, den gemeinen mann auff dem marckt").
Théorème sociolinguistique implacable dont les conséquences en termes de communication et de traduction sont essentielles : il faut suivre exactement le texte d'origine, bien sûr (la source), mais épouser aussi les usages de la langue cible, traduire des idées plutôt que des mots (Jérôme). De cela découle qu'une traduction d'ouvrages anciens doit être remise à jour régulièrement puisque les usages linguistiques des lecteurs nouveaux diffèrent. Retraduire Homère ? Retraduire Virgile ? Traduire Montaigne en français moderne et Shakespeare en américain... En général, le texte source ne change pas, ou guère sauf précision apportée par le travail philologique, t esauf falsifications aussi (ainsi certains textes de Friedrich Nietzsche ont été falsifiés pour leur donner un air nazi !), en revanche, la cible change.
L'équilibre entre la cible et la source est délicat : c'est tout l'art et le métier de la traduction, et la traduction automatique (NLP, Neural Machine Translation - NMT) en est bien loin puisqu'elle ne connaît encore que le texte source.
Cible / source : question de dosage, sorte de fine tuning. N'est-ce pas là le  paradigme même de l'art de communiquer, qu'il s'agisse de traduction ou d'interprétation, de rhétorique, de pédagogie ou journalisme ? L'art de la communication doit se tenir à distance de la démagogie, limiter la vulgarisation (vulgus = peuple), la simplification sans rebuter, pour que le peuple, l'élève puisse atteindre le texte d'origine. La pédagogue doit effectuer un va-et-vient de la cible à la source. Pensons à Spinoza qui proposera comme règle "de parler en se mettant à la portée de la foule" ("Ad captum vulgi loqui", Traité de la réforme de l'entendement, 17, I) et qui précise, plus loin, "adde, quod tali modo amicas præbebunt aures ad veritatem audiendam" (et ainsi il se trouvera des oreilles amicales prêtes à entendre la vérité). Exotérique d'abord, ésotérique ensuite ?

Cet ouvrage, la présentation, les notes, son annexe font percevoir la remarquable lucidité, la remarquable actualité aussi de ces textes de Martin Luther. Textes servis de plus par l'humour féroce de notre traducteur qui était, rappelons le, Docteur en théologie et Profeseur d'université. On rit de bons coups lorsqu'il invective ses adversaires papistes de l'époque ; il mérite bien son pseudo, qu'il a tiré du mot grec pour dire libre, éleuthéros, ἐλεύθερος.
Beau travail d'édition.

Références

Martin Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible. Bilingue allemand - français, La naissance de l'allemand philosophique, traduction et commentaires par Philippe Büttgen, Paris, Seuil Points, 163 p.

Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index

Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès (dans MediaMediorum, ici)

Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 303 p. Bibliogr.

A titre d'exemple, sur l'histoire complexe de l'édition des œuvres de Friedrich Nietzsche, voir :
  • Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, de Gruyter Studienbuch, 1982, Berlin, 214 p., Index
  • Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat, 1996, 191p. Postface de par Paolo d'Iorio, traduit de l'italien et préfacé d'une note par Patricia Farazzi et Michel Valensi

vendredi 8 septembre 2017

Au début était la première phrase


Laurent Nunez, L'énigme des premières phrases, Paris,  2017, Bernard Grasset, 198 p.

On entre dans les livres comme dans les œuvres musicales par la première phrase, après la couverture et divers paratextes qui précèdent et entourent le texte (effet de linéarité). On n'y entre pas comme dans un moulin. Et ces phrases premières ont de l'importance. Ce dont Laurent Nunez veut convaincre ses lecteurs.

L'énigme des premières phrases est consacré aux incipit, aux commencements. Ecrivain, journaliste, spécialiste de littérature, Laurent Nunez, décortique patiemment, mot après mot, les premières phrases de romans (Proust, Zola, Queneau, Perrochon, Flaubert), de poèmes (Aragon, Baudelaire, Apollinaire, Mallarmé), de pièces de théâtre (Racine, Molière). Le résultat est inattendu, brillant ; souvent même, le texte de Laurent Nunez ajoute à l'interprétation courante de l'œuvre avec des informations inattendues, des remarques irrespectueuses, malicieusement cuistres qui réveillent, révèlent le texte analysé.
Laurent Nunez décode, reconstruisant tout l'édifice de l'œuvre à partir des premières pierres. Parfois, on croit percevoir une ironie à peine retenue, comme s'il se moquait de ses lecteurs, de ses anciens professeurs peut-être, des commentateurs autorisés, de lui même, sans doute. "Comment (re)lire les classiques" proclame le bandeau. Pour mettre un peu d'ambiance, Laurent Nunez met en exergue des références plus ou moins subtiles à la chanson populaire : part exemple à propos des deux premiers vers d'Andromaque, "Requiem pour un con", dit l'épigraphe à la Gainsbourg. Francis Cabrel est évoqué par "Petite Marie" à propos de la servante évoquée par Baudelaire (l'épouse de Cabrel s'appelle Mariette, comme la fameuse servante) ; pour L'Etranger d'Albert Camus ("Aujourd'hui, maman est morte", Laurent Nunez cite "Allo maman Bobo" d'Alain Souchon ; puis Dalida ("Parole parole") pour Les faux-monnayeurs de Gide. A propos de Germinal de Zola, romancier naturaliste, on entend : "Y a le printemps qui chante", Claude François). "Besoin de personne" par Véronique Sanson) pour les Confessions de Rousseau, "Bienvenue sur mon boulevard" de Jean-Jacques Goldman (pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert)... A vous de jouer, de deviner, de fredonner ; les juxtapositions peuvent être fertiles et heureuses qui tranchent avec les développements savants de l'auteur. Contact sympathique entre la culture légitime et l'illégitime.

"On lit toujours trop vite", telle est la leçon première de ces exercices de style. Nietzsche, qui se voulait "professeur de la lecture lente", l'a dit et redit : il faut ruminer... Voici des petits textes à lire lentement, en savourant chacune des phrases, épicées exactement. Ne lisons donc pas trop vite le livre de Laurent Nunez.
D'autant que c'est un plaisir, et que c'est plus sérieux, plus profond qu'il n'y paraît. C'est un livre sur le commencement, tout commencement, l'entrée en matière, l'origine, le premier moteur. C'est un livre bourré d'allusions de toutes sortes, triviales ou savantes, on peut jouer à les démasquer, les approfondir, les suivre.
La première phrase fonctionnerait comme l'armature de clef (les altérations) dans une partition, pour déterminer la tonalité du morceau, d'un texte... Lisant un roman, un poème nous n'y sommes pas assez attentifs. Il faut penser au Faust de Goethe, qui, traduisant le grec en allemand, hésitait : "Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas" ("Bedenke wohl die erste Zeile, // Dass deine Feder sich nicht übereile !") ; il s'agissait de commencement, justement : Ἐν ἀρχῇ  ἦν  ὁ λόγος, "au début était... " (première phrase de l'Evangile de Jean). 

Parfois les premières phrases en disent long : voyons la première phrase du Manifeste, "Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus" ("Un fantôme rôde en Europe - le fantôme du communisme") ou encore Descartes qui commence son Discours de la méthode en posant : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".... Connaît-on les premières phrases ? Laurent Nunez donne envie d'aller en consulter d'autres : de Spinoza, L'Ethique : "Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam" ("Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence". Ou de Guy Debord, La société du spectacle qui renvoie à la première phrase du Capital: "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles". Ou encore celle du Tractatus de Wittgenstein, "Die Welt ist alles was der Fall ist" ("le monde est tout ce qui arrive", traduit Pierre Klossowski)... A vous de chercher vos premières phrases préférées... Et il y aurait beaucoup à faire avec les traductions...
Pourquoi pas les dernières phrases ? Car, enfin, on ne commence pas toujours par le commencement. Parfois, il n'y a pas de commencement : quelle serait la première phrase des Pensées de Pascal ? Et les premières phrases des films ?
A propos, rappelons la première phrase du livre de Laurent Nunez : "Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?"

Références
Louis Hay et al., Genèses du roman contemporain. Incipit en entrée en écriture, Paris, CNRS éditions, 2003.

lundi 18 juillet 2016

Foules, masses, publics et autres multitudes


Elena Bovo et al.,  La foule, 2015, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 151 p.

La notion de foule est intuitive, confuse, floue ; bien qu' appartenant aux expressions d'usage courant, elle est difficile à cerner, encore plus à définir. Pour s'y retrouver, on la pose en l'opposant à celles de masse, de multitude, de classe, de public, de peuple, d'opinion publique, de corps électoral, de série voire même de consommateurs ("foule sentimentale", disait la chanson). Nous ne nous trouvons donc jamais loin des médias, de l'audience... et, désormais, de la data.
L'arrivée des médias électroniques, radio, télévision, Internet, a étendu la notion de publics et d'espace public au virtuel. On ne cesse sur le Web de parler de "crowd" (crowd sourcing, crowd funding, etc.), voire même de "crowd-based capitalism" (Arun Sundararajan). De quelle foule s'agit-il ? Existe-t-il des foules virtuelles que réuniraient les réseaux sociaux par centaines de millions d'utilisateurs ? "Actions à distance", disait Gabriel Tarde, qui croyait pouvoir y déceler le signe distinctif de la civilisation... Optimiste (cf. La radio au service des nazis). "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art", dit Charles Baudelaire (Petits poèmes en prose, XII).

Pour y voir clair, comprendre, cerner et discerner la notion de foule, Elena Brovo a réuni six spécialistes d'histoire et de philosophie. Sept chapitres pour disséquer et analyser cette notion, chacun s'appuyant sur un ou plusieurs auteurs canoniques : Spinoza, Maximilien Robespierre, Jules Michelet, Karl Marx, Gustave Le Bon, Hippolyte Taine, Gabriel Tarde, Jean-Paul Sartre, pour finir avec Scipio Sighele, disciple de Cesare Lombroso ("La folie des foules"). La juxtaposition de ces textes est étourdissante et, refermant l'ouvrage, on ne sait plus guère à quelle foule se vouer. Doute hyperbolique. Sans compter les foules méconnues : par exemple, les fan zones du football (4 millions de personnes en juillet 2016, en France, cf. infra), la foule des villes, des départs en vacances (cf. infra), des rues et des places publiques (smart city), des manifestations... "οἱ πολλοί" (oi polloi), disait-on en anglais distingué (l'opposant à οἱ ὀλίγοι, oi oligoi, bien sûr).

La référence, explicite ou implicite, à la Révolution française et aux philosophes des Lumières est à l'horizon de la plupart des auteurs évoqués dans ce livre, historiens, politologues, philosophes, psychologues dès lors qu'ils mobilisent la notion de foule. On y cherche avec Michelet et Taine "les origines de la France contemporaine". L'exercice se poursuit aujourd'hui... (cf. la conclusion du chapitre d'Arthur Joyeux). D'autres illustrations historiques, moins françaises, auraient été bienvenues.
Dessin du Canard Enchaîné, 13/07/2016, p. 8
Frédéric Brahami examine le statut de la foule dans la Révolution française, depuis la prise de la Bastille jusqu'aux massacres de septembre 1792 (septembriseurs, spontanéité des masses ?). Aurélien Aramini s'attache à l'œuvre de Jules Michelet pour y épingler une approche contradictoire ; pour l'historien, la foule peut être, sans raison claire, tour à tour révolutionnaire (c'est le peuple en acte) et contre-révolutionnaire...

Gustave Le Bon, en 1895, annonce "l'ère des foules". Sa psychologie des foules, qui connaîtra un succès éphémère, sera détrônée par l'idée d'opinion publique dont la force et la puissance sont inséparables de celle de la presse et des intellectuels (cf. Affaire Dreyfus).
Gabriel Tarde, critique contemporain de Gustave Le Bon (Les lois de l'imitation, 1890), propose de substituer la notion de public à celle de foule : voici venir "l'ère du public ou des publics", le public est "le groupe social de l'avenir". Ce public est un produit des médias, de l'imprimerie et du chemin de fer qui, ensemble, bâtissent la grande presse (manquent l'école obligatoire et la publicité). Tarde ajoute au diagnostic le télégraphe et le téléphone. Chapitre synthétique, éclairant, de Gauthier Autin : "grandeur et décadence de la psychologie des foules".

Karl Marx a-t-il parlé de foule ? Dans "le marxisme et les foules", Arthur Joyeux rappelle d'abord combien l'éloge des foules par Le Bon est réactionnaire, contemporain de l'hostilité aux syndicats, aux bourses du travail, au parlementarisme, à la classe ouvrière. Ensuite, il propose une étude "langagière" de la notion de foule à partir de textes de Marx : "foule" serait en allemand "die Menge" (proche de volume, quantité, ensemble, notion chère aux mathématiciens, Mengenlehre) ou "der Haufen" (le tas), ensembles indistincts, non structurés, que Marx oppose à la masse (die Masse) qui se constitue en classe organisée, consciente (avec un parti, des organisations "de masse"...). Travail de lexicologie séduisant mais frustrant car trop limité dont on attend davantage... Peut-être faudrait-il recourir à des outils plus puissants d'intelligence artificielle des textes (NLP, clusters, etc.). Car enfin Hitler aussi utilise la notion de masse : diriger, affirme-t-il, c'est pouvoir bouger des masses ("Denn führen heisst : Massen bewegen können" (Mein Kampf, Eine Kritische Edition, p. 1473).

De cet ensemble de textes ne ressort, en toute logique, aucune conclusion. La foule comme la masse ou la multitude sont rebelles au concept ; elles ne se laissent pas aisément saisir et enfermer par les outils de classification courants. Pourtant, les problèmes évoqués dans cet ouvrage sont au cœur de l'économie de la communication et des médias et de l'histoire politique récente. De quelle discipline peut-on attendre un début de réponse ?
Fan zone de la Tour Eiffel à Paris, en juillet 2016, pour l'UEFA Euro. Foule ?

dimanche 12 octobre 2014

Crowdsourcing, pour une théorie pratique des ensembles sociaux ?


Daren C. Brabham, Crowdsourcing, 2013, Cambridge, MIT Press, 238 p., Bibliogr, Index.

Le crowdsourcing est une des manifestations fondatrices du paradigme numérique dans le domaine de la publicité et des médias. Pourtant, cette notion apparue au début des années 2000, avec l'essor du Web, demeure floue, confuse : un mot passe-partout, à la mode (buzzword), mobilisé pour évoquer des pratiques en apparence hétérogènes. Incommode à traduire donc...
L'ouvrage commence par une tentative de définition ; l'exercice est formel et arbitraire, peu convaincant. Puis, l'auteur, qui enseigne dans une école de journalisme, poursuit par la relation de diverses tentatives typologiques ; enfin, il aborde l'analyse des problèmes actuels (juridiques, éthiques notamment) et effleure l'avenir possible du crowdsourcing.

Le crowdsourcing, c'est extraire (voler ? faire faire par les autres ?) des idées au sein d'importants ensembles sociaux non structurés et anonymes : "crowd", nom (verbe aussi) traduit en français par "foule", "multitude" (avec des connotations spinozistes rarement comprises), voire "masse". D'où le mot valise "crowdsourcing", comme "outsourcing". Retenons surtout l'idée de puiser dans une large population, de faire appel à des "communautés" en ligne. Du nombre, source multiple et dispersée, le crowdsourcing fait "surgir" des idées neuves (cf. l'étymologie de "source", le verbe latin surgere = surgir) ; selon quelle dynamique de groupes, quel processus mystérieux, quelle alchimie sociale s'effectue ce jaillissement ? Une approche plus technique, mathématique l'aurait peut-etre éclairé.

Le voisinage notionnel de crowdsourcing est multiple et riche mais, dans tous les cas, on peut le réduire à une structure de place de marché où se rencontrent offres et demandes. Internet et son organisation technique en réseau facilitent cette rencontre et permettent de mobiliser rapidement des ensembles très larges de demandes et d'offres.
Source : xkcd
On peut rapprocher le crowdsourcing de la notion d'amateurs professionnels (pro-ams), de celle de "distributed problem-solving" (coopération en ligne : traduction, création publicitaire, algorithme, etc.) ; pour d'autres, cette notion évoquera la ligne de masse théorisée par la pratique politique "révolutionnaire"(cf. Mao Zedong, "À propos des méthodes de direction", 1er juin 1943). Toujours est supposée, tacitement ou non, la "sagesse des foules", la transcendance du peuple, du nombre, de la diversité aussi : d'où le rôle confié à l'enquête pour conquérir et vérifier le savoir disséminé (sous forme de data, d'"intelligence collective"). Ce que proclame le titre emblématique de l'ouvrage du journaliste James Surowiecki, "The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few" (2004).

A titre d'exemples, l'auteur évoque InnoCentive, place de marché de problèmes et de solutions ("Want to mobilize a world of on-demand talent?"), Mechanical Turk (Amazon), place de marché pour des travaux de toutes sortes ("Marketplace for work"), microtasking, comme Gigwalk pour le marketing.
On peut aussi évoquer des entreprises commeWattpad (storytelling), le crowdsourcing du marketing littéraire avec Write On ou kindlescout qui, avec Amazon, soumettent les livres à la critique pour les rendre vendables ("stories need you", "reader-powered publishing"). Crowdsourcing pour un journalisme citoyen, pour la résistance politique et l'assistance aux victimes (Ushahidi, du mot swahili pour témoin), crowdsourcing pour le suivi des tremblements de terre ("Did you feel it"), de la circulation urbaine (Waze), pour le design (Wilogo), pour le marché de l'emploi (Witmart / Zhubazie / 猪八戒), la cartographie (Apple Maps Connect) ou la création de T-shirts (Threadless)... mais surtout les entreprises comme Patients Like Me ou CrowdMed sur la santé et la maladie.
Le crowdfunding, sorte de "financement participatif", relève d'une logique semblable (IndigogoKickstarter, SeedInvest) : en appeler au nombre pour financer des innovations (exemple : la montre Pebble). Cette pratique constitue une innovation dans l'économie de l'innovation (sur ce point, voir "Handbook for a new era of crowdfunding").

La proximité du crowdsourcing avec la data et ses outils d'exploitation est peu abordée dans l'ouvrage. C'est dommage d'autant que le crowdsourcing ne semble guère séparable du mécanisme des enchères et du temps réel, donc des fondements de l'économie numérique.
Les exemples évoqués semblent trop peu nombreux pour donner une idée claire de la diversité des situations et de l'évolution des modèles. Enfin, on attendrait plus sur la place des réseaux sociaux et du community management. Bibliographie efficace. Le livre répond assurément à des attentes techniques et théoriques mais il reste encore du travail...