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mardi 10 janvier 2017

Le temps des science sociales françaises



Thomas Hirsch, Le temps des sociétés. D'Emile Durkheim à Marc Bloch, Paris, 2016, éditions HESS, 471 p., Bibliogr., Index. 24 €

Accélération, temps réel, multitasking, brièveté des formats, mémorisation : les médias et la publicité donnent l'impression que notre vision du temps, kantienne depuis des siècles ("forme pure a priori de notre sensibilité interne"), est en train de changer, que les smartphones, les montres intelligentes et les réseaux sociaux avec leurs photographies altèrent notre gestion des souvenirs et de la mémoire. Sans compter l'omniprésence mobile des outils synchronisés de productivité, béquilles de notre entendement contre l'oubli et l'étourderie : calendriers, to-do list, alertes en tout genre, rappels (reminders)... La culture numérique ne cesse d'être préoccupée de la durée et du temps mais peu de l'histoire : ses analyses ont-elles hérité des sciences sociales françaises du siècle passé ? Est-elle consciente de cet héritage et de ses limites ?

Cet ouvrage reprend une thèse de l'auteur, soutenue en 2014 : "Le Temps social. Conceptions sociologiques du temps et représentation de l’histoire dans les sciences de l’homme en France (1901-1945)".  Le plan est strictement chronologique, chaque auteur se voyant attribué une tranche du demi-vingtième siècle français : Marcel Mauss, Charles Blondel, Lucien Lévy-Brühl et la "mentalité primitive", Emile Durkheim, Jacques Soustelle (Mexique, futur ministre de l'information), Maurice Halbwachs, Paul Rivet, américaniste, Marcel Granet (Chine ancienne) pour finir avec les historiens, Marc Bloch et Lucien Febvre. Bien sûr, la philosophie de la durée de Henri Bergson est beaucoup évoquée. S'agissant du temps, on aurait aussi attendu Marcel Proust (La Recherche, 1906-1922), voire Martin Heidegger (Être et temps, 1927) pour mieux faire percevoir l'effet des institutions, de l'administration françaises et de son microcosme sur les orientations des recherches en sciences sociales.

Sociologie et anthropologie, ethnologie sont marquées, stigmatisées par l'ombre portée du colonialisme et de ses guerres (jusques y compris Pierre Bourdieu). "Hypocrisie collective", disait Aimé Césaire. La corruption épistémologique qui s'en suit est encore loin d'avoir été évaluée, beaucoup de notations dans l'ouvrage y font une discrète allusion (cf. Paul Nizan et le travail de Lévy-Brühl, p. 249).
Cet ouvrage est un parfait manuel pour s'orienter dans la pensée française des sciences sociales, jusqu'à Georges Dumézil et Raymond Aron, à propos d'une question essentielle. Le temps joue le rôle de révélateur des orientations et des différences. Pour les spécialistes des médias et de la publicité, Thomas Hirsch apporte un éclairage sur les différences d'écoles de pensée socio-anthropologiques, montrant l'empreinte essentielle de Durkheim dans la sociologie française, empreinte encore sensible aujourd'hui. Regrettons que le philologue et historien de la langue, Ferdinand Brunot (1860-1938), ne soit pas même évoqué, lui qui fut aussi un chercheur de terrain et un historien.

samedi 25 juillet 2015

Gouvernance par les données ?



Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012-2014), Paris, édition Fayard, 2015, 520 pages, Index, 22 €

L'auteur est juriste. Professeur au Collège de France, ce sont les cours qu'il y a donnés pendant les deux dernières années qui font l'objet de cette publication.
L'enseignement traite de l'hégémonie de la quantification et de son rôle politique et économique comme alternative au droit pour organiser la société. Il n'y est pas directement question de l''utilisation de données massives, données de toutes sortes, collectées à toutes occasions se présente désormais comme principe de gouvernance des entreprises privées et publiques. Le plus souvent exploitées en temps réel (cloud computing, etc.), à une échelle mondiale, les données et les nombres sont les matières premières à partir desquelles sont prises et justifiées les décisions. Le droit seul peut encadrer et limiter la collecte de ces données et leur exploitation en vue de l'intérêt général et des libertés : droit de la vie privée, droit d'auteur, droit fiscal, droit de propriété, sûreté des personnes, droit du travail, etc.
Ce qui se joue dans cet ouvrage est donc strictement contemporain, aux confins du droit et du calcul. S'il ne s'agit pas encore de l'économie numérique, à peine évoquée avec la mondialisation qui se met en place, les idées directrices sont mises en place pour une approche rigoureuse par le droit. Quid de l'adaptation au droit de l'économie illustrée par Google, Facebook, Amazon, Uber, Yodlee, AirBnB ("two-sided markets"*) ?

L'ouvrage commence par des rappels historiques essentiels, partant du "règne de la loi" pour arriver au "rêve de l'harmonie par le calcul". Un chapitre est consacré au "calcul de l'incalculable" et à l'instauration progressive d'un marché total où tout a un prix, même la dignité : ce qu'illustre l'extension du benchmarking au droit du travail (cf. L'Etat sous pression statistique). Notons que ceci, qui ne désigne rien d'autre que "les eaux glacées du calcul égoïste", était décrit dans le Manifeste de Marx et Engels, dès 1848 : "[la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce" ("Sie hat die persönliche Würde in den Tauschwerth aufgelöst, und an die Stelle der zahllosen verbrieften und wohlerworbenen Freiheiten die Eine gewissenlose Handelsfreiheit gesetzt"). La dignité (die Würde) est un terme clé de la morale kantienne ; elle s'oppose au prix (der Preis).
Les derniers chapitres de La Gouvernance par les nombres sont consacrés aux évolutions récentes de l'Etat. Le gouvernement par les hommes se substitue petit à petit au gouvernement par les lois selon l'intérêt général. Alain Supiot épingle au passage le retour en force, inattendu et discret, des théories juridiques de Carl Schmitt (qui s'est voulu le juriste de Hitler). L'auteur évoque aussi les effets de la globalisation des marchés et le retour des liens d'allégeance (reféodalisation du droit). Ensuite, l'ouvrage traite du travail et de la "mobilisation totale" ("totale Mobilmachung", expression de Ernst Jünger !) pour établir un marché total, et de la "déconstruction du droit du travail" qu'accélère la révolution numérique ("programmation de tous"). Après avoir dégagé les dangers multiples que promet la gouvernance par les nombres, la conclusion des cours reste modeste : pour en sortir, il faut "repenser les fonctions de l'Etat [... pour qu'il soit] capable de faire prévaloir l'intérêt général et la démocratie sur les intérêts particulier et les puissances financières ou religieuses."

L'actualité de cet ouvrage est impressionnante. Alain Supiot met en perspective de nombreux travaux et les place sous un éclairage fécond, et iconoclaste : il n'hésite pas, d'ailleurs, à reclasser certains auteurs célébrés par les médias, débusquant du réactionnaire derrière des discours à la mode moderne (ni Pierre Bourdieu, ni Gilles Deleuze ou Michel Foucault n'en ressortent indemnes, entraînés loin de leur base qu'ils ont été par des surenchères à fins journalistiques).
Ce livre est à la fois un manuel, didactique, et un support de réflexion intellectuelle approfondie. Il faut y confronter nos outils de gestion : description statistique, analyse de données, analyse multivariée, panels, modélisation… A la lumière des critiques et mises en garde énoncées par Alain Supiot, il faut aussi regarder, et imaginer, ce que développe et promet actuellement l'intelligence artificielle (machine learning, NLP, deep learning...) en matière de calcul et de gouvernance. Sans se laisser embarquer dans son eschatologie (singularity, etc.). Quant aux sciences de gestion, elles paraissent compromises, complices actives de cette nouvelle gouvernance.
Enfin, la gouvernance par les nombres, c'est aussi l'économie de la régulation. On attend ce que dira Alain Supiot des travaux de Jean Tirole : "To what extent should the government intervene in the marketplace?"**). Prochains cours ?

Parce qu'il est juriste, spécialiste de droit du travail, Alain Supiot ne se laisse pas emberlificoter par les rhétoriques pompeuses ; il en revient méticuleusement au rôle du droit dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques, dans les entreprises. Le monde du travail le / nous rappelle à l'ordre.

La logique d'exposition inhérente au cours magistral confère un rythme commode à l'ouvrage. Une table des matières détaillée, des index (des noms, des matières), ainsi que des notes précises et nombreuses rendent agréable le travail et la réflexion à l'aide de cet ouvrage. Lecture vivifiante, décapante, indispensable à qui s'intéresse à l'évolution de l'économie des médias.


Références

Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, June 2003 1(4):990 –1029.

** Economic Sciences Prize Committee of the Royal Swedish Academy of Sciences, "Jean Tirole. Market Power and Regulation", 13 October 2014, 52 p., Bibliogr.

dimanche 18 mai 2014

Montaigne en été

Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Edition des Equateurs / France Inter, 2013, 170 p.

Avant d'être un livre, c'est une émission de radio de l'été 2012, sur France Inter, grande radio nationale, vers midi. Ce polytechnicien, qui occupe la chaire de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France, veut faire lire et aimer Montaigne, et, pour cela, faire écouter Montaigne en été, pendant les vacances, par la voix de Daniel Mesguich. Pari de programmation osé et noble que le secteur public autorise et revendique.
Sortir un texte classique et difficile, le rendre accessible, actuel et fécond, travail de pédagogue que réalise Antoine Compagnon avec adresse et talent.

Que retenir de Montaigne pour penser et critiquer notre présent qui voit partout s'installer le numérique ?
  • Montaigne apparaît comme un conservateur prudent, qui s'interroge sans cesse sur les bénéfices du changement. L'innovation n'est pas gage d'amélioration. "Le monde est inepte à se guérir : il est si impatient de ce qu'il le presse, qu'il ne vise qu'à s'en défaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu'il se guérit ordinairement à ses dépens". Une telle attitude pourrait aider à penser et peser notre volonté de changer la vie, de passer au numérique à tout prix, ignorant presque tout de son impact social à terme, obnubilés par ses prouesses et aboutissements technologiques. Regard de privilégié ?
  • Montaigne doute du progrès, et des conquêtes coloniales notamment ; ainsi, parlant de l'Amérique : "nous aurons fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion". Trois Indiens que Montaigne rencontre à Rouen en 1562 s'étonnent du monde qu'ils découvrent : comment se fait-il que tout le monde obéisse à quelques uns ("servitude volontaire", dira La Boétie) ? Comment tolère-t-on tant d'inégalité ? Questions qui restent essentielles : dans quelle mesure le numérique participe-t-il de la servitude volontaire, de la modernisation des inégalités ?
  • "Les Essais" sont écrits en français, langue du peuple et des femmes, et non en latin, langue des savants et de l'Eglise. Montaigne observe que la langue change en permanence ; comment nos logiciels d'analyse des textes et de sentiment prennent-ils en compte ces variations, coincés dans la lexique ? 
  • Les Essais, livre de philosophie pratique. D'abord, le monde bouge sans cesse : "le monde n'est qu'une branloire pérenne". "Je ne peins pas l'être, je peins le passage". "Il faut accommoder mon histoire à l'heure". Autant de maximes à intégrer dans la conception du temps : nos intentions changent sans cesse. Avec le numérique, on saisit le "temps réel" mais saisit-on le changement ou seulement une suite de moments ? "Moi à cette heure, et moi tantôt, sommes bien deux" or beaucoup de nos concepts de médiaplanning (tel le retargeting) supposent et construisent une cohérence des personnes dans le temps, une identité remarquablement continue. Postulat commode, intelligence bien artificielle.
  • Les Essais sont un livre, mais jamais terminé, interminable. Montaigne enrichit sans cesse son texte, écrivant dans les marges des ajoutages."Mon livre est toujours un : sauf qu'à mesure, qu'on se met à le renouveler..." Occasion d'approfondir la notion de livre original ou fini, la notion de "surpoids", comme dit Montaigne (cf. Le texte original n'existe pas). Quel Montaigne lisons nous aujourd'hui ? Dans quel français ? (cf. Actualités de Montaigne).
  • Montaigne vante un art non linéaire de la lecture, feuilleter, errer dans une les livres ("je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein"). Eloge d'un travail intellectuel sans suite dans les idées pour mieux les laisser libres de s'organiser, d'inventer peut-être, de surprendre aussi (la démarche surréaliste n'est loin). 
  • Montaigne, on l'a appris dès la classe de seconde, critique l'encyclopédisme scolaire de son temps. Le Web délivrera-t-il l'école de l'encyclopédisme ? Quel statut donner à la mémorisation ? Quelle dose de par cœur optimise le rendement des apprentissages ?
La vie ? Jouer son rôle. Ne pas trop y croire, y croire mais pas trop : "la plupart de nos vacations sont farcesques". Combien de fois dans une réunion ou devant la télé n'avons nous pas eu envie de dire à quelque petit chef bardé de titres de cesser de se prendre au sérieux.
Montaigne avoue trois amours, trois commerces : les "belles et honnêtes femmes", les amitiés et les livres. A la différence des premiers, souvent éphémères, le livre est un commerce durable : "cettui-ci côtoie tout mon cours, et m'assiste partout". La portabilité numérique accentue la disponibilité des livres, leur proximité.

Voici venir l'été, podcast ou livre, vous reprendrez bien un peu de Montaigne. Un hors série de Philosophie Magazine peut vous y aider (7,9 €, juillet 2014).