Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012-2014), Paris, édition Fayard, 2015, 520 pages, Index, 22 €
L'auteur est juriste. Professeur au Collège de France, ce sont les cours qu'il y a donnés pendant les deux dernières années qui font l'objet de cette publication.
L'enseignement traite de l'hégémonie de la quantification et de son rôle politique et économique comme alternative au droit pour organiser la société. Il n'y est pas directement question de l''utilisation de données massives, données de toutes sortes, collectées à toutes occasions se présente désormais comme principe de gouvernance des entreprises privées et publiques. Le plus souvent exploitées en temps réel (cloud computing, etc.), à une échelle mondiale, les données et les nombres sont les matières premières à partir desquelles sont prises et justifiées les décisions. Le droit seul peut encadrer et limiter la collecte de ces données et leur exploitation en vue de l'intérêt général et des libertés : droit de la vie privée, droit d'auteur, droit fiscal, droit de propriété, sûreté des personnes, droit du travail, etc.
Ce qui se joue dans cet ouvrage est donc strictement contemporain, aux confins du droit et du calcul. S'il ne s'agit pas encore de l'économie numérique, à peine évoquée avec la mondialisation qui se met en place, les idées directrices sont mises en place pour une approche rigoureuse par le droit. Quid de l'adaptation au droit de l'économie illustrée par Google, Facebook, Amazon, Uber, Yodlee, AirBnB ("two-sided markets"*) ?
L'ouvrage commence par des rappels historiques essentiels, partant du "règne de la loi" pour arriver au "rêve de l'harmonie par le calcul". Un chapitre est consacré au "calcul de l'incalculable" et à l'instauration progressive d'un marché total où tout a un prix, même la dignité : ce qu'illustre l'extension du benchmarking au droit du travail (cf. L'Etat sous pression statistique). Notons que ceci, qui ne désigne rien d'autre que "les eaux glacées du calcul égoïste", était décrit dans le Manifeste de Marx et Engels, dès 1848 : "[la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce" ("Sie hat die persönliche Würde in den Tauschwerth aufgelöst, und an die Stelle der zahllosen verbrieften und wohlerworbenen Freiheiten die Eine gewissenlose Handelsfreiheit gesetzt"). La dignité (die Würde) est un terme clé de la morale kantienne ; elle s'oppose au prix (der Preis).
Les derniers chapitres de La Gouvernance par les nombres sont consacrés aux évolutions récentes de l'Etat. Le gouvernement par les hommes se substitue petit à petit au gouvernement par les lois selon l'intérêt général. Alain Supiot épingle au passage le retour en force, inattendu et discret, des théories juridiques de Carl Schmitt (qui s'est voulu le juriste de Hitler). L'auteur évoque aussi les effets de la globalisation des marchés et le retour des liens d'allégeance (reféodalisation du droit). Ensuite, l'ouvrage traite du travail et de la "mobilisation totale" ("totale Mobilmachung", expression de Ernst Jünger !) pour établir un marché total, et de la "déconstruction du droit du travail" qu'accélère la révolution numérique ("programmation de tous"). Après avoir dégagé les dangers multiples que promet la gouvernance par les nombres, la conclusion des cours reste modeste : pour en sortir, il faut "repenser les fonctions de l'Etat [... pour qu'il soit] capable de faire prévaloir l'intérêt général et la démocratie sur les intérêts particulier et les puissances financières ou religieuses."
L'actualité de cet ouvrage est impressionnante. Alain Supiot met en perspective de nombreux travaux et les place sous un éclairage fécond, et iconoclaste : il n'hésite pas, d'ailleurs, à reclasser certains auteurs célébrés par les médias, débusquant du réactionnaire derrière des discours à la mode moderne (ni Pierre Bourdieu, ni Gilles Deleuze ou Michel Foucault n'en ressortent indemnes, entraînés loin de leur base qu'ils ont été par des surenchères à fins journalistiques).
Ce livre est à la fois un manuel, didactique, et un support de réflexion intellectuelle approfondie. Il faut y confronter nos outils de gestion : description statistique, analyse de données, analyse multivariée, panels, modélisation… A la lumière des critiques et mises en garde énoncées par Alain Supiot, il faut aussi regarder, et imaginer, ce que développe et promet actuellement l'intelligence artificielle (machine learning, NLP, deep learning...) en matière de calcul et de gouvernance. Sans se laisser embarquer dans son eschatologie (singularity, etc.). Quant aux sciences de gestion, elles paraissent compromises, complices actives de cette nouvelle gouvernance.
Enfin, la gouvernance par les nombres, c'est aussi l'économie de la régulation. On attend ce que dira Alain Supiot des travaux de Jean Tirole : "To what extent should the government intervene in the marketplace?"**). Prochains cours ?
Parce qu'il est juriste, spécialiste de droit du travail, Alain Supiot ne se laisse pas emberlificoter par les rhétoriques pompeuses ; il en revient méticuleusement au rôle du droit dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques, dans les entreprises. Le monde du travail le / nous rappelle à l'ordre.
La logique d'exposition inhérente au cours magistral confère un rythme commode à l'ouvrage. Une table des matières détaillée, des index (des noms, des matières), ainsi que des notes précises et nombreuses rendent agréable le travail et la réflexion à l'aide de cet ouvrage. Lecture vivifiante, décapante, indispensable à qui s'intéresse à l'évolution de l'économie des médias.
Références
Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, June 2003 1(4):990 –1029.
** Economic Sciences Prize Committee of the Royal Swedish Academy of Sciences, "Jean Tirole. Market Power and Regulation", 13 October 2014, 52 p., Bibliogr.
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