Elisabeth de Fontenay, La prière d'Esther, Paris, Seuil, 2014, 136 p.
Professeur de philosophie, Elisabeth de Fontenay reprend l'histoire d'Esther. Partant de la prière d'Esther dans la pièce de Jean Racine comme fil conducteur, elle parvient, d'anecdotes en anecdotes, à la biographie de Mademoiselle Rachel (Elisabeth Félix) actrice célèbre, qui, au XIXe siècle, joua le rôle d'Esther (1839) à la Comédie Française, tout comme, plus tard, Sarah Bernhardt (1910) dont elle fut un modèle. L'acteur Talma joua le rôle d'Assuérus dans Esther (1803) ; à cette occasion, il aurait suscité l'intérêt de Napoléon 1er qui en conçut alors sa politique envers les Juifs en France... Enfin, l'auteur examine en détail le sort réservé par Marcel Proust à l'une des héroïnes de la Recherche, Rachel. La pièce de Racine constitue en effet une référence constante de Marcel Proust et du narrateur. "Il y a une prière d'Esther pour Assuérus qui enlève", dira Madame de Sévigné, autre référence de la Recherche, à propos de la représentation d'Esther.
Au commencement, se trouve le Livre d'Esther (rouleau dit Meguila d'Esther), un texte essentiel de la Bible ; l'histoire se déroule en Perse, pendant le règne de Xercès (Assuérus), dans les années 470 avant notre ère. Grâce à l'intervention d'Esther, les Juifs du royaume échappent au massacre organisé par Aman. Cet événement rapporté par le rouleau d'Esther est à la base de la fête juive de Pourim, célébrée désormais chaque année. Racine évoque d'ailleurs Pourim à la fin de sa Préface comme témoignage de l'importance toujours actuelle de l'événement.
On est loin de Phèdre (1677) ; Jean Racine fait de l'histoire d'Esther le sujet d'une pièce pieuse en trois actes, suivant de près l'œuvre originale : Esther est déclarée "Tragédie Tirée de l'Ecriture Sainte". C'est dans cette tragédie que se trouve la fameuse prière (Acte 1, scène 4). La pièce a été écrite par Racine pour les Demoiselles de la Maison de Saint-Cyr, à la demande de Madame de Maintenon, épouse du roi. La pièce comporte une partie musicale et chorale (cf. infra) de Jean-Baptiste Moreau qui composera plus tard la musique pour Athalie ; Jean Racine reconnaîtra que "ses chants ont fait un des grands agréments de la pièce". Esther, tragédie musicale ?
Esther sera jouée 7 fois en janvier 1689 en présence de Louis XIV, du dauphin, de Bossuet, Condé, Louvois... Madame de Maintenon interdit que les théâtres publics jouent la pièce. La pièce ne sera reprise qu'après sa mort (1719), en mai 1721, créée à la Comédie française.
Dans sa Préface, Racine mentionne qu'il a mobilisé, outre le texte biblique ("les grandes vérités de l'Ecriture"), quelques sources historiques (Hérodote, Xénophon, Quinte-Curce). C'est "un divertissement d'Enfants devenu le sujet de l'empressement de toute la Cour", remarque-t-il ; Racine rappelle aussi que l'éducation donnée aux demoiselles pendant "leurs heures de récréation" visait "à les défaire de quantité de mauvaises prononciations, qu'elle pourraient avoir rapportées de leurs Provinces". A l'objectif religieux du théâtre et du chant s'ajoute un objectif pédagogique d'assimilation culturelle.
La musique d'Esther de Jean-Baptise Moreau in Jean Racine, Œuvres complètes, T.1, o.c. |
Ainsi peut-on percevoir et suivre les grandes lignes de la propagation jusqu'à nous de l'histoire d'Esther depuis le fameux rouleau jusqu'à ses multiples traductions et interprétations au cours des siècles. C'est par l'entremise d'une pièce de théâtre que le personnage d'Esther est popularisé par-delà des publics religieux. À partir de la pièce s'organise un travail de communication auquel les célébrités apportent une contribution essentielle ; d'abord les spectateurs de haut rang : Louis XIV, Madame de Maintenon, la Cour, Napoléon Ier... Le pouvoir politique est relayé, comme d'habitude, par le pouvoir intellectuel, Madame de Sévigné, Alfred de Musset, Madame Récamier, François René de Chateaubriand, l'œuvre de Marcel Proust couronnant le tout... En même temps, les actrices qui jouent Esther sont identifiées au personnage, des stars qui déjà transcendent les personnages : la vie, les amours et la mort de ces femmes deviennent événements publics, mythes, people (une photo de Rachel sur son lit de mort donne lieu à décision de justice en juin 1858 sur le droit à l'image). Plus tard, viendront film, opéra, etc. Et chaque année est célébrée la fête de Pourim avec ses crécelles et ses pâtisseries... Une histoire, des médias.
L'ouvrage d'Elisabeth de Fontenay, conjugue histoire intellectuelle et approche biographique ; caustique, espiègle, il ne manque jamais ni d'humour ni d'ironie. La philosophe s'avère à l'aise dans cette sorte d'enquête, qui tisse des noms propres, mêle les traces, dessine des trajectoires (je paraphrase sa conclusion). Ce faisant, elle conçoit un genre littéraire original. On croise Chateaubriand, Musset avec Mademoiselle Rachel, en famille, Réjane et les Goncourt, Reynaldo Hahn et Sarah Bernhardt, et d'autres, moins sympathiques (Julius Steicher à Nuremberg, en 1946)... Le lecteur est souvent surpris, toujours heureusement bousculé par le style et la culture d'Élisabeth de Fontenay.
Références
L'édition d'Esther que Jean Racine a sans doute utilisée (en plus de la Septante) est celle qui se trouve dans La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy (publiée en 1667 chez Elzevier), Paris, reprise chez Robert Laffont, préface et introduction de Philippe Sellier, collection Bouquins, 1990, page 598 – 614). Il s'agit de l'édition réalisée à Port-Royal à laquelle ont collaboré Blaise Pascal, Pierre Nicole et Antoine Arnauld.
Jean Racine, Œuvres complètes, T. 1, Paris, Gallimard, 1999, voir la Notice de Georges Forestier sur Esther, pp. 1673-1709.
Esther, Paris, les éditions Colbot, texte hébreu et traduction française, 1987, 176 p. Bibliogr.
Sur Elisabeth de Fontenay, par l'auteur elle-même : Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2011, 203p.
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