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vendredi 4 juin 2021

Recadrer les dérives identitaires

 Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil, Paris, 275 p. 

L'objet de ce livre est une série de comportements politiques que l'auteur qualifie d'identitaires. Comportements qu'elle répertorie à partir d'expériences et d'exemples divers, qu'elle repère dans la création de nouveaux concepts et d'un nouveau vocabulaire : c'est la "galaxie du genre". "Ainsi passe-t-on, sans même s'en rendre compte, de la civilisation à la barbarie, du tragique au comique, de l'intelligence à la bêtise, de la vie au néant, et d'une critique légitime des normalités sociales à la reconduction d'un système totalisant."
Ensuite, il s'agit de "déconstruire la race". Et c'est le travail de Claude Lévi-Strauss qui est mis en avant, travail qui réfute la prétention de la notion de race à une quelconque scientificité. Elisabeth Roudinesco évoque à ce propos le débat qui opposa, à l'UNESCO, Claude Lévi-Strauss et Roger Caillois. Le premier voyait une domination là où l'autre voyait une supériorité. L'auteur consacre ensuite de nombreuses pages à Aimé Césaire et à Frantz Fanon ; elle y traite aussi des réactions au livre d'Octave Mannoni sur la Psychologie de la colonisation (1950) et à ses critiques. Elle n'accorde hélas qu'une seule demi-page à Kateb Yacine plus intéressante pourtant que les gesticulations de Jean-Paul Sartre, quelque peu commis d'office. André Schwarz-Bart, l'auteur du Dernier des Justes (1959) et de la Mulâtresse Solitude, est mieux traité. Ensuite, Elisabeth Roudinesco évoque le poète Edouard Glissant.

Le chapitre suivant qui s'intitule " Postcolonialités" commence par un hommage à Derrida et à Nelson Mandela. La logique ethnoraciale dont l'importance est fondamentale dans l'histoire américaine est à l'origine des dérives identitaires. Le chapitre comprend une analyse approfondie de l'oeuvre d'Edward Sapir, brillant élève à Harvard où il soutient une thèse sur Joseph Conrad, contrapuntique, "en contrepoint" : les mélodies se superposent sans que l'une d'entre elles domine. Dans son livre Orientalism, Edward Said traite, entre autres, de Flaubert et de la danseuse Kuchuk Hanem, reléguée par le pouvoir à Esneh, sur les bords du Nil ; et Elisabeth Roudinesco de critiquer Edward Sapir qui se trompe, victime lui-même de la configuration orientaliste qu'il dénonce.

Tout le livre se déroule ainsi citant Le Fromage et les vers de Carlo Gainz ou l'histoire de Pierre Rivière que raconte Michel Foucault, mais aussi Homi Bhabha ou Spivak et tant d'autres qui illustrent les représentations identitaires, ce "puits sans fond". Le chapitre 5 traite de "la querelle des mémoires" et de la construction  d'une "postcolonialité genrée" qui contribue à une créativité étonnante, les "phobes" et les "philes" se multipliant en des listes interminables de néologismes fumeux pour terminer en "déferlement d'horreurs". "Spirale infernale", déclare l'auteur. Et elle évoque enfin "Je suis Charlie" et puis la mise en scène d'Eschyle ("Les Suppliantes").  

La voie française pourrait au contraire se trouver dans une culture laïque et républicaine, héritée de Lévi-Strauss. Car les identitaires ont renié les Lumières et le progrès, ne cessant de dénoncer un Occident imaginaire qui pour l'essentiel les accueille dans ses universités où ils peuvent parader sans risque.
L'auteur cite beaucoup, surtout ces "identitaires" que la plupart de ses lecteurs découvriront sans doute. Bien sûr, ils finiront dans les "poubelles de l'histoire" mais, en attendant, que de dangers ils provoquent.

mardi 10 janvier 2017

Le temps des science sociales françaises



Thomas Hirsch, Le temps des sociétés. D'Emile Durkheim à Marc Bloch, Paris, 2016, éditions HESS, 471 p., Bibliogr., Index. 24 €

Accélération, temps réel, multitasking, brièveté des formats, mémorisation : les médias et la publicité donnent l'impression que notre vision du temps, kantienne depuis des siècles ("forme pure a priori de notre sensibilité interne"), est en train de changer, que les smartphones, les montres intelligentes et les réseaux sociaux avec leurs photographies altèrent notre gestion des souvenirs et de la mémoire. Sans compter l'omniprésence mobile des outils synchronisés de productivité, béquilles de notre entendement contre l'oubli et l'étourderie : calendriers, to-do list, alertes en tout genre, rappels (reminders)... La culture numérique ne cesse d'être préoccupée de la durée et du temps mais peu de l'histoire : ses analyses ont-elles hérité des sciences sociales françaises du siècle passé ? Est-elle consciente de cet héritage et de ses limites ?

Cet ouvrage reprend une thèse de l'auteur, soutenue en 2014 : "Le Temps social. Conceptions sociologiques du temps et représentation de l’histoire dans les sciences de l’homme en France (1901-1945)".  Le plan est strictement chronologique, chaque auteur se voyant attribué une tranche du demi-vingtième siècle français : Marcel Mauss, Charles Blondel, Lucien Lévy-Brühl et la "mentalité primitive", Emile Durkheim, Jacques Soustelle (Mexique, futur ministre de l'information), Maurice Halbwachs, Paul Rivet, américaniste, Marcel Granet (Chine ancienne) pour finir avec les historiens, Marc Bloch et Lucien Febvre. Bien sûr, la philosophie de la durée de Henri Bergson est beaucoup évoquée. S'agissant du temps, on aurait aussi attendu Marcel Proust (La Recherche, 1906-1922), voire Martin Heidegger (Être et temps, 1927) pour mieux faire percevoir l'effet des institutions, de l'administration françaises et de son microcosme sur les orientations des recherches en sciences sociales.

Sociologie et anthropologie, ethnologie sont marquées, stigmatisées par l'ombre portée du colonialisme et de ses guerres (jusques y compris Pierre Bourdieu). "Hypocrisie collective", disait Aimé Césaire. La corruption épistémologique qui s'en suit est encore loin d'avoir été évaluée, beaucoup de notations dans l'ouvrage y font une discrète allusion (cf. Paul Nizan et le travail de Lévy-Brühl, p. 249).
Cet ouvrage est un parfait manuel pour s'orienter dans la pensée française des sciences sociales, jusqu'à Georges Dumézil et Raymond Aron, à propos d'une question essentielle. Le temps joue le rôle de révélateur des orientations et des différences. Pour les spécialistes des médias et de la publicité, Thomas Hirsch apporte un éclairage sur les différences d'écoles de pensée socio-anthropologiques, montrant l'empreinte essentielle de Durkheim dans la sociologie française, empreinte encore sensible aujourd'hui. Regrettons que le philologue et historien de la langue, Ferdinand Brunot (1860-1938), ne soit pas même évoqué, lui qui fut aussi un chercheur de terrain et un historien.

jeudi 16 juin 2016

Soft Power, euphémiser la domination et l'influence


Mingiang Li (edited by), Soft Power. China's Emerging Strategy in International Politics,  2009.  $13,05 (articles de Mingjiang Li, Gang Chen, Jianfeng Chen, Xiaohe Cheng Xiaogang Deng, Yong Deng, Joshua Kurlantzick, Zhongying Pang, Ignatius Wibowo, Lening Zhang, Yongjin Zhang, Suisheng Zhao, Zhiqun Zhu)

Cet ouvrage reprend, en l'appliquant à la politique culturelle chinoise, la notion de "soft power" (软实力). La notion a été élaborée par Joseph F. Nye dans son ouvrage Bound to Lead. The changing nature of American Power, publié en 1990.

Cette notion de science politique (international affairs) est confuse, voisinant avec un fourre-tout conceptuel mêlant des notions qui empruntent à l'idéologie (appareils idéologiques d'Etat, superstructure, légitimation), à l'impérialisme culturel, au colonialisme. En réalité, le soft power est une idée ancienne, classique, ânonnée depuis longtemps par des générations de jeunes latinistes : Horace déjà avait perçu le rôle de la culture dans les relations internationales quand il évoquait la Grèce, qui, vaincue militairement, brutalement, a finalement vaincu Rome par la culture et les armes, douces, de la langue, de l'éducation... ("Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti latio"Epitres, Livre 2). Par certains de ses aspects, la doctrine du soft power évoque celle du général russe Valery Gerasimov : “nonmilitary means of achieving military and strategic goals has grown and, in many cases, exceeded the power of weapons in their effectiveness".

Le soft power s'apparente à une sorte de "violence symbolique", peu perceptible voire invisible, tandis que le hard power est une violence brute, armée, évidente. A l'un, la séduction, le charme, la persuasion, l'attraction, l'admiration même ; à l'autre, la menace, l'intimidation, la force. Toutefois, la séparation des deux formes de pouvoir reste délicate. Un pouvoir doux peut se retourner : la puissance de certaines marques américaines et de leur marketing (branding) a déjà été dénoncée comme symptôme de domination économique (McDonald's, Coca Cola, Disney, Barbie, etc.).
L'esthétique chinoise (architecture, parfums, mode, cuisine, gastronomie, luxe. Cf. l'ouvrage dirigé par Danielle Elisseeff, Esthétiques du quotidien en Chine, IFM, 2016 ) peut s'apparenter au soft power...

En général, le soft power succède au hard power de l'économie. C'est une arme diplomatique. De ce fait, la participation aux organisations internationales relève aussi du soft power.

Quelles sont les armes du soft power chinois ?
La langue chinoise appartient aussi au soft power, tout comme l'éducation : mise en place du système de romanisation pinyin (拼音), implantation d'Instituts Confucius dans les universités, échanges internationaux d'étudiants. Les technologies linguistiques et les industries de la langue : la traduction automatique est essentielle dans cette perspective (le travail de Baidu, etc.), le but étant d'effacer les barrières linguistiques et d'étendre son marché.

L'ouvrage dirigé par Mingiang Li compte 13 chapitres. Les premiers étudient les discours et les documents officiels chinois sur le soft power et la stratégie qui s'en déduit (c'est aussi un outil de politique intérieure : voir le "Chinese dream", de Xi Jinping ). Dix chapitres traitent des forces et faiblesses du soft power chinois sous l'angle de la politique étrangère (notamment en Asie et en Afrique), de l'économie, de la culture et de l'éducation.
Rappelons que Xi Jinping, Président de la République chinoise, dans son livre The Governance of China (2015) consacre une partie intitulée "Enhance China's Cultural Soft Power" (Discours du 30 décembe 2013 devant le Bureau politique du PCC) ; il y évoque "le charme unique et éternel de la culture chinoise" et invite à réveiller l'héritage culturel de la Chine.

Trois questions ne sont pas abordées, et c'est dommage :
  • Le statut du discours multiculturel, tellement omni-présent : nous pensons notamment aux réflexions de François Jullien sur ce thème. Le discours sur le multiculturalisme (interculturel), et l'humanisme universaliste dont il se revendique, pourraient-ils n'être qu'un paravent du "soft power", une douce illusion ?
  • Où placer les pouvoirs du numérique qui semblent relever à la fois du pouvoir doux et du pouvoir dur, de même que la culture scientifique. Du point de vue chinois actuel, la culture traditionnelle, classique (confucianisme, taoïsme, etc.), relève également du soft power, ainsi que le sport et le divertissement (cinéma, jeux vidéo). La Chine met l'accent sur ces domaines (cfCinéma américain : Wanda, bras droit du Soft Power chinois) et sur les médias ainsi que sur le sport (en juin 2016, le distributeur chinois Suning prend une participation de 70% dans l'Inter de Milan, club de football professionnel). Les gouvernants chinois déclarent que la Chine est encore faible face à l'hégémonie culturelle américaine, qu'il s'agisse de programmes de télévision, de cinéma ou d'information (le rachat du South China Morning Post par Alibaba s'inscrit-il dans cette optique). Xi Jinping, dans l'un de ses discours (27 février 2014), déclare qu'il est nécessaire de faire de la Chine un pouvoir numérique (cyberpower, cyber innovation). C'est sans doute dans cette perspective qu'il faut comprendre la résistance aux armes nouvelles du soft power américain que sont Apple, Facebook ou Google (Netflix ?). L'Europe, en revanche, semble avoir choisi de ne pas résister...
  • Les réflexions théoriques chinoises questionnant la relation entre hard power et soft power ne concernent pas que les Etats-Unis et la Chine (on se souviendra des accords Blum-Byrnes de 1948, ouvrant le marché français au cinéma américain en paiement des dettes de guerre françaises). Le soft power apparaît comme une euphémisation des pouvoirs économique et militaire. La conversion de la domination militaire en domination économique puis en domination culturelle pourrait être analysée comme une conversion de formes de capital (cf. Pierre Bourdieu, sur la conversion de capital économique en capital culturel). La domination culturelle est meilleur marché que la domination militaire, plus acceptable, plus présentable aussi. Revoir à cette lumière l'histoire coloniale et, par exemple, l'histoire des relations américano-japonaises après 1945 (cf. Ruth Benedict, The Chrisanthemum and the Sword, 1946). Revoir aussi le rôle joué par l'ethnologie dans ces politiques.

mercredi 1 mai 2013

Vivre et penser dans la langue des assassins

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John E. Jackson, Paul Celan. Contre parole et absolu poétique, Paris, Editions Corti, 2013, 153 p. 20 €

Cet ouvrage porte sur l'oeuvre d'un poète de langue allemande, Paul Celan. Il s'agit surtout d'une réflexion sur la langue de la poésie, sur la langue maternelle, sur la langue allemande qui fut la langue des nazis, des camps, et qui fut la langue de sa mère qui la lui fit aimer. Sa mère fut assassinée par des nazis, dans un camp de concentration, son père aussi.
"Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand", dira Celan. "Contre-parole" donc qu'illustrent exactement ces deux vers de Celan :

"Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?"

Traduction de John E. Jackson (p. 17) :
"Et tolères-tu, comme jadis chez nous, Ô mère,
La rime douce, la rime allemande, la rime amère"
(voir le mot à mot, inélégant, ci-dessous).

John E. Jackson, professeur de littérature à Berne (Suisse), ami de Celan, démonte et remonte merveilleusement, patiemment, le texte allemand de Celan, ce qui est un exercice délicat, difficile à rendre. Travail d'explication indispensable pour les lecteurs non germanophones et, autrement, pour les lecteurs germanophones aussi. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux les poèmes de Celan, on peut lire et aimer ceux qui ont été expliqués si méticuleusement. On comprend mieux aussi le poète, devenu plus proche.
La lecture de l'ouvrage de John E. Jackson qui veut approcher "l'idiome celanien" est redoutable, mais efficace. Et il faudra le relire, le relire encore. Mais quel plaisir que ce déchiffrement jamais cuistre, toujours précis et modeste au service du poète et de sa pensée.

C'est aussi un travail sur le rapport à la langue. La langue allemande, rappelle Paul Celan, a traversé le nazisme ; elle lui a survécu ("blieb unverloren"), elle s'est "enrichie" (angereichert), malgré tout, de cette traversée (discours de réception du prix littéraire de la Ville de Brême, janvier 1958). Peut-on élargir ce propos, le développer ?
Peut-on penser, vivre et résister dans la langue des bourreaux, des oppresseurs ? Comment Aimé Césaire, par exemple, peut-il penser la colonisation et la libération dans la langue du colonisateur ? Quelle est l'indépendance de la langue par rapport à ceux qui s'en servent pour opprimer, pour assassiner ? Réflexion inconfortable sur les pouvoirs de la langue et les limites de ses pouvoirs, sur la liberté que donne la langue à ceux qui la parlent par rapport aux discours dominants dans cette langue. La langue allemande fut aussi la langue des anti-nazis, la langue de Paul Celan, celle de Victor Klemperer, de Bertolt Brecht et de tant d'autres (cf. "Langage totalitaire").


  • Mot à mot (ma trad.) :
"Et tolères-tu, mère, comme jadis, hélas, chez nous,
la douce, l'allemande, la douloureuse rime ?"

samedi 9 juin 2012

Lire Lévi-Strauss en Pléiade

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Claude Lévi-Strauss est entré en Pléiade (Gallimard). Les moins techniques de ses textes y sont réunis dans un volume de 2 063 pages, avec ilustrations, notes et index (ces textes sont également accessibles séparément au format de poche).
Ethnologue, anthropologue, philosophe, Claude Lévi-Strauss est aussi, comme Buffon, Freud ou Marx, de ces savants qui furent des écrivains. Mais nous avons bien d'autres raisons de lire Lévi-Strauss. Surtout si l’on est au métier des médias, du marketing et de la publicité. 

Méditation métaphysique et politique
Elle prend la forme de notations tendres et sceptiques, d'avertissements résignés mais radicaux. A propos de l'uniformisation, par exemple, vers laquelle converge aveuglément la gestion triomphale des médias, méditer la fin pessimiste de Tristes tropiques : « Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur» ... (p. 444), qui rappelle "l'humanité réduite au monologue" que fustigea Aimé Césaire. Ou encore, l'intuition de la communication écrite que l'on voudrait tant croire libératrice et qui semble aussi au service "des dominations" (p. 293). Cette lumière désenchantée, jetée, comme en passant, sur les fondements des médias, comment éclaire-t-elle Internet, l'information mondialisée, la numérisation des produits culturels ?

Hygiène méthodologique
Alors que fleurissent des études média se réclamant de l’ethnologie, il faut revenir aux textes fondateurs, et professionnels. Bien sûr, on en rêve tous d’une ethnographie du portable chez les adolescents, de la télévision en famille, des comportements dans les points de vente… A (re)lire Lévis-Strauss, on percevra toutefois ce qu’il faudrait de patience, de temps, de sens de l’observation et de connivence pour étudier de telles situations sans les altérer. A quelles conditions serait possible une ethnographie des médias ? Reprenons ces trois exemples.
  • Pour le premier cas, il faudrait d'abord un ethnographe adolescent. Un adulte observant les ados ? Absurde. Il ne saisira, au mieux, que le comportement d’adolescents observant un chargé d’études prétendant les observer.
  • S’installer dans une famille pour l’observer regardant une émission de prime time ? Certains prétendent le faire. Il faudrait le talent de Coluche pour l'évoquer sérieusement : « C’est un mec, y vient chez toi. Bonsoir tout le monde. Faîtes comme chez vous, continuez ... Le petit carnet ? C'est pour prendre des notes. J'peux prendre des photos ? Me regardez pas, faîtes comme d’habitude, comme si j’étais pas là… ». On oubliera.
  • Publié dans Les Unes (Ed. de La Martinière, 2010)
  • L’ethnographie du point de vente ? Travailler comme employé, restocker les linéaires, tenir une caisse… Ecouter, noter, apprendre… Sans doute, mais il y faudrait des mois et des mois. "S’établir", comme, en 1968, le prônaient Robert Linhart et ses copains (cf. L'établi). Encore manquerait-il la discussion avec le chaland informateur : pour quoi achetez-vous cette boîte de céréales et pas celle-ci, en admettant qu'il/elle le sache ?
Règle première : l’ethnographe doit être invisible à ceux qu'il observe, paradoxe de l’observation participante. Restent l'introspection sociologisante, les histoires de vie (cf. The Uses of Literacy, de Richard Hoggart), l'infiltration à la Günter Wallraff.
Avant de prétendre au métier d’ethnographe, lire Lévi-Strauss.

Des angles de lecture technique pour aiguilllonner l'étude des médias et de la publicité
Par exemple. La réflexion sur les mécanismes classificatoires et les termes dont usent les langues dans leurs taxonomies : nous voici au cœur des moteurs de recherche. Le totémisme aujourd’hui, et surtout La pensée sauvage devraient être des manuels lorsque l’on classe et organise pour les vendre, qui des objets (catalogues), qui des comportements et des mots à fin de médiaplanning. Suivre l’ethnologue travaillant sur les noms communs, les noms propres, les syntagmes, évaluant les "quanta de signification". Dans Regarder Ecouter Lire, suivre l’analyse du montage et de la logique d’agrégation qui opèrent dans les œuvres d’art …qui aideront à comprendre la structuration des contenus média. Dans La Potière jalouse, les réflexions sur la définition des mots où s'applique l'analyse de la pensée mythique. Dans La Pensée sauvage, la fameuse apologie du bricolage et du mythe comme morceaux de code assemblés.
Et partout, à chaque page, l’invitation en acte à la modestie, à la prise en compte scrupuleuse de tous les faits. Bricolage et braconnage théoriques au seuil de la philosophie, de la poésie, sans jamais s'y laisser aller. Une œuvre où il fait bon se perdre pour se retrouver.
A sa mort, Libération lui accorda une pleine page, à juste titre : "Le siècle Lévi-Strauss" (4 novembre 2009).
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