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lundi 22 mai 2017

The Circle, roman, film : une société numérique très romancée


Dave Eggers, The Circle, a novel, Alfred A. Knopf McSweenney's Books, 2013, San Francisco, 497 p., ebook, $7,13
Le Cercle, traduit en français et publié par Gallimard, 576 p., juin 2017 (Folio), 8,2 €

Le roman met en scène une jeune femme qui obtient par piston un emploi dans une superbe entreprise numérique rêvée, The Circle. Roman de science politique fiction.

L'univers décrit, plus qu'imaginé, emprunte à Facebook, à Google et Apple réunis. Le réseau The Circle transcende tous les réseaux, en intègre toutes les fonctionnalités et particulièrement celle de réseau social qui constitue le cœur de l'intrigue. Méta-réseau. Utopie proclamée : rendre le monde meilleur en en connectant en permanence tous ses individus, à tous ses objets. Le rendre commode aussi grâce à l'effet de réseau. Cet effet culmine dans une utopie politique dont l'idée est ancienne : l'agora athénienne et son théâtre (devenue "town hall"), la République de Platon, l'Utopia de Thomas More(1516), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1624), la démocratie directe à la Rousseau, voter à tout moment, à propos de tout, mettre l'abstention hors la loi (mais comment déciderait-on, démocratiquement, d'un mode de scrutin ?). Utopie nostalgique d'un suffrage universel, jamais loin de la tentation totalitaire : car qui dirige The Circle ? L'espace public démocratique y est orchestré par le fondateur du réseau social, qui n'est pas élu. "On ne peut imaginer que le peuple reste incessament assemblé pour vaquer aux affaires publiques", notait déjà Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, III, 4).
The Circle, réseau total, met en chantier la consolidation numérique de toutes les données personnelles, leur synchronisation généralisée, la collecte constante de data aussi bien sociales que médicales. Collecte centralisée (cloud), qui les rend immédiatement et partout disponibles, mobilisables, totalisables.

Phalanstère aussi, car il y du Charles Fourier dans l'utopie des "Circlers". Apologie de la transparence totale qui permet à toute vie privée de devenir publique ("privacy is theft", "All that happens must be known"). L'architecture dit et répète cette transparence, tout mur de verre étant aussi un écran où défilent des messages, des photos... panopticon absolu où chacun peut observer tout le monde, connaître le passé de chacun. Pas de secret ("secrets are lies", les secrets sont des mensonges). A terme, chacun portera sur soi à tout moment une caméra ("to go clear"), les e-mails seront publics, toute communication étant partagée par tout le monde ; il y aura des capteurs partout, pour tout, y compris certains que l'on avale ("Yeah, everything's on sensors") pour révéler l'état de santé mais aussi les émotions, la fatigue, la tristesse... L'Internet des choses est systématisé. Rien n'est perdu, rien n'est oublié, rien n'est effacé, tout est émietté, réagrégeable à volonté. Univers dans lequel il faut tout partager (sharing is caring), où il faut participer sans cesse, en toute hâte (l'isolement est un péché) sans même que les visages ne se rencontrent. Aucun droit à l'oubli. Impératif catégorique ultime : "Get social with us", comme l'intime une appli médicale de Withings/Nokia.

Affiche du film dans une salle REGAL
Mai 2017 (photo fjm)
Certains autour de nous semblent déjà vivre partiellement dans un tel monde : partageant leur emploi du temps, leurs activités et leurs émotions sur des réseaux sociaux, des messageries, partageant leurs photos, leurs opinions, leurs votes, leurs vidéo, leurs goûts et dégoûts. "Community first" "Thanks for Sharing !". La vie quotidienne des Circlers, travail et loisirs, est ainsi quantifiée, ordonnée, classée, hiérarchisée. Benchmarking incessant et "pression statistique". Wearables (bracelets, colliers), "quantified self" (questionnaires à tout propos). Hyperactivité, Fear of Missing Out (FOMO). A lire avec en tête l'éclairage contraire de l'abbaye de Thélème (François Rabelais, Gargantua, Chapitre LVII) et l'idée de volonté (générale, divine ou simple caprice). La réflexion pratique de The Circle et des Circlers aboutit à la remise en question de la critique de la communication politique et des élections, à l'exigence d'une transparence complète de la vie politique et de la démocratie, à l'interdiction de l'abstention...
Les événements récents, illustrés par les taux d'abstention, les fake news et les errances du programmatique, en confirment les attentes et les risques. Réminiscences de 1984 (Georges Orwell). En fait, le début du roman n'exagère guère, ce n'est déjà plus de la fiction ; parfois, le roman semble même en retard sur le présent. En tout cas, les problèmes posés, dont celui de la propension naturelle d'un réseau social au monopole, sont indéniables...

Le roman a été porté à l'écran par James Ponsold ; le film, sorti dans les salles aux Etats-Unis en avril 2017, est servi par Emma Watson, dans le rôle de l'héroïne, et Tom Hanks dans celui du fondateur. Le film calque plus ou moins le roman. Mais une fiction peut-elle rendre compte des réseaux sociaux, de leur rôle social et culturel, politique sans tomber dans les clichés et les simplifications outrancières (cf. The Social Network, 2010) ? Quels sont les chemins de la liberté numérique ? Quelle morale pour une société numérisée, société sans visages (revenir à Emmanuel Lévinas) ?

L'actualité de ce thème est certaine : le partage des photos avec telle ou telle de nos relations, le partage de toute activité, des déplacements, des calendriers sont déjà proposés par Facebook et Google. Chaque appli croit bon de proposer le partage... Nielsen travaille à une mesure portable des audiences radio et TV (wearable PPM)... La vie privée est-elle compatible avec le numérique, et-elle soluble dans la société numérique ?
L'ambition totalisante (et non totalitaire) s'exprime ainsi dans le discours du P-DG de Google, Sundar Pichai, lors de la conférence annuelle des développeurs en mai 2017, Google I/0 : “We are focused on our core mission of organising the world’s information for everyone and approach this by applying deep computer science and technical insights to solve problems at scale”. Ambition a priori différente de celle des réseaux sociaux et des messageries : s'il s'agit d'organiser l'information et non les personnes...

mardi 10 janvier 2017

Le temps des science sociales françaises



Thomas Hirsch, Le temps des sociétés. D'Emile Durkheim à Marc Bloch, Paris, 2016, éditions HESS, 471 p., Bibliogr., Index. 24 €

Accélération, temps réel, multitasking, brièveté des formats, mémorisation : les médias et la publicité donnent l'impression que notre vision du temps, kantienne depuis des siècles ("forme pure a priori de notre sensibilité interne"), est en train de changer, que les smartphones, les montres intelligentes et les réseaux sociaux avec leurs photographies altèrent notre gestion des souvenirs et de la mémoire. Sans compter l'omniprésence mobile des outils synchronisés de productivité, béquilles de notre entendement contre l'oubli et l'étourderie : calendriers, to-do list, alertes en tout genre, rappels (reminders)... La culture numérique ne cesse d'être préoccupée de la durée et du temps mais peu de l'histoire : ses analyses ont-elles hérité des sciences sociales françaises du siècle passé ? Est-elle consciente de cet héritage et de ses limites ?

Cet ouvrage reprend une thèse de l'auteur, soutenue en 2014 : "Le Temps social. Conceptions sociologiques du temps et représentation de l’histoire dans les sciences de l’homme en France (1901-1945)".  Le plan est strictement chronologique, chaque auteur se voyant attribué une tranche du demi-vingtième siècle français : Marcel Mauss, Charles Blondel, Lucien Lévy-Brühl et la "mentalité primitive", Emile Durkheim, Jacques Soustelle (Mexique, futur ministre de l'information), Maurice Halbwachs, Paul Rivet, américaniste, Marcel Granet (Chine ancienne) pour finir avec les historiens, Marc Bloch et Lucien Febvre. Bien sûr, la philosophie de la durée de Henri Bergson est beaucoup évoquée. S'agissant du temps, on aurait aussi attendu Marcel Proust (La Recherche, 1906-1922), voire Martin Heidegger (Être et temps, 1927) pour mieux faire percevoir l'effet des institutions, de l'administration françaises et de son microcosme sur les orientations des recherches en sciences sociales.

Sociologie et anthropologie, ethnologie sont marquées, stigmatisées par l'ombre portée du colonialisme et de ses guerres (jusques y compris Pierre Bourdieu). "Hypocrisie collective", disait Aimé Césaire. La corruption épistémologique qui s'en suit est encore loin d'avoir été évaluée, beaucoup de notations dans l'ouvrage y font une discrète allusion (cf. Paul Nizan et le travail de Lévy-Brühl, p. 249).
Cet ouvrage est un parfait manuel pour s'orienter dans la pensée française des sciences sociales, jusqu'à Georges Dumézil et Raymond Aron, à propos d'une question essentielle. Le temps joue le rôle de révélateur des orientations et des différences. Pour les spécialistes des médias et de la publicité, Thomas Hirsch apporte un éclairage sur les différences d'écoles de pensée socio-anthropologiques, montrant l'empreinte essentielle de Durkheim dans la sociologie française, empreinte encore sensible aujourd'hui. Regrettons que le philologue et historien de la langue, Ferdinand Brunot (1860-1938), ne soit pas même évoqué, lui qui fut aussi un chercheur de terrain et un historien.

lundi 3 octobre 2016

Big data et math destruction


Cathy O'Neil, Weapons of Math Destruction. How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy,  Crown, New York, 2016, 272 p., $13,94 (eBook).

L'auteur est mathématicienne de formation (PhD de maths, Harvard, en théorie des nombres) ; ancienne quantitativiste (quant) dans un hedge fund (E.D. Shaw), elle a également travaillé pour une startup new-yorkaise spécialisée dans le e-commerce et l'analyse du comportement commercial des internautes (Intent Media) afin de les cibler.
Cet ouvrage de vulgarisation est servi par un rigoureux marketing (à base de data ?) et un transfert de légitimité tout à fait classique de maths, Harvard, PhD : car il faut beaucoup de légitimité, à une femme surtout, pour réussir dans ce domaine. Dans ce livre, sans toutefois cracher dans la soupe qui l'a nourrie, elle met en garde contre les algorithmes et autres modèles mathématiques qui gèrent notre vie. On l'a vue à Occupy Wall Street (Alternative Banking Group) et elle tient un blog, mathbabe.org. Avec Rachel Schutt, une ancienne googler, elle est co-auteur de l'ouvrage Doing Data Science. Straight Talk from the Front Line (O'Reilly Media, 2014). Théorie et pratique, elle sait donc de quoi elle parle et elle est parfaitement armée pour en parler.

Pour illustrer la fécondité des modèles mathématiques, elle évoque le roman Moneyball (Michael Lewis, 2003 ; au cinéma en 2011) ; il s'agit de l'application de modèles prédictifs à la gestion d'une équipe de baseball qui mobilisent des données nombreuses, fraîches et pertinentes, sans cesse rectifiées à partir de nouveaux résultats. Situation idéale. Mais ensuite le livre en vient à des exemples moins heureux. Avec leur réputation de rigueur, de rationalité et d'infaillibilité, les maths et les algorithmiques qu'ils forgent peuvent être utilisés pour des actions économiques et sociales aux résultats douteux : attribution de bourses, de prêts immobiliers, lutte contre la criminalité, classement des universités... Mal appliquées voire non suivies, parfois manipulant des données fautives, biaisées, ces mathématiques sont surtout utilisées pour légitimer des décisions politiques et sociales malheureuses et injustes : elles deviennent alors des armes de destruction sociale massives (Weapons of Math Destruction).

Le premier exemple développé est celui des subprimes et de la fameuse crise financière qui s'en suit. L'histoire est connue mais Cathy O'Neil la raconte bien, pour l'avoir vécue de l'intérieur. Le second exemple est celui du classement des universités américaines. Lancés à l'origine par l'hebdomadaire U.S. News & World Report (1988), ce type de classement repose sur des données plus ou moins discutables ; les effets en sont redoutables car, pour améliorer leur classement, des établissement sont amenés à truquer leurs données. Faute de données rigoureusement construites et pertinentes, le classement recourt à des proxies, variables fumeuses telles que la réputation, variable subjective s'il en est. Superbe chapitre, d'autant plus édifiant que ce type de classement est devenu un genre journalistique à part entière, un marronnier, et un centre de profit dans le monde entier : tout y passe désormais, les universités et les lycées, les hôpitaux, les banques, les restaurants, les villes, etc. Les classements des universités sont même devenus mondiaux : ShanghaïQuacquarelli Symonds (QS)etc. : que de bêtises sont faites en leur nom !
Le livre déploie plusieurs autres exemples : la publicité prédatrice utilisée pour cibler des populations vulnérables, la justice et la prévision de la criminalité, le recrutement, l'établissement des emplois du temps dans les entreprises (scheduling software), l'éducation et les performances pédagogiques, le prix des polices d'assurance, les élections et le micro-ciblage...
L'ouvrage débouche sur une réflexion à propos de la propriété de la data et donc de la vie privée, notamment lorsqu'il s'agit de données concernant la santé des personnes ou la situation financière des ménages. La data emprisonne dans le passé. Droit à l'oubli ?

On the other side of the algorithms
De l'autre côté de l'algorithme, l'auteur montre la souffrance et le malheur : les faillites, les personnes perdant leur emploi et leur habitation, les vies saccagées par des emplois du temps absurdes, l'échec scolaire. Convaincant.
Mais ce ne sont pas les mathématiques qui sont en question, c'est l'usage toxique qui en est fait, selon des consignes données par des personnes et appliquées par des personnes. Le problème vient des consignes et de l'obéissance - aveugle ? - à ces consignes, dans les banques, les administrations, les entreprises, les écoles. Boîtes noires, dit-elle, "secret sauce" et de dénoncer l'opacité et les dommages créés.
Mais qui est responsable ? Ce ne sont certainement pas des algorithmes et la "secret sauce" qu'ils cuisinent ni des outils mathématiques, fatalement complexes ("by design, inscrutable black boxes").
L'auteur en appelle à la responsabilité des ingénieurs pour empêcher le mauvais usage (misuse) des données et des maths. Science sans conscience... Elle réclame une déontologie, un code de bonne conduite pour les ingénieurs et les mathématiciens, une sorte de serment d'Hippocrate adapté aux métiers de la donnée (data science) ? Dans le même ordre d'idées, l'auteur demande que soient audités les algorithmes, notamment ceux des réseaux sociaux. Mais qui a les moyens d'assurer de tels audits (revendication qui recoupe celle des annonceurs) ? La conclusion qui s'impose est que la qualité de la data est déterminante, sa fraîcheur aussi (garbage in, garbage out !) et que les utilisations des algorithmes doivent être méticuleusement et régulièrement contrôlées. Mais, ceci affecte les coûts...

L'ouvrage, en partie auto-biographique, en partie journalistique, entr'ouvre une fenêtre sur le monde social peu connu de la quantification des données (optimisation) et de la confection des bases de données. Parfois, on dirait du Balzac... Livre bien écrit, qui ne manque pas d'humour dans sa description de l'obsession quantitative (benchmarking) et des data, mais qui manque de précision. On y trouve peu de mathématiques et beaucoup de généralités sociales et politiques, beaucoup de bonne conscience, d'opinion et pas assez de démonstration. Plus de générosité et de morale que d'algorithmes. Dommage.
L'utilisation de bases de données fautives est souvent la principale source des problèmes dénoncés par l'auteur : vouloir tout inclure dans des bases de données et les utiliser pour rationaliser les recrutements (par exemple) ou encore pour "surveiller et punir", c'est se fier à un modèle économique simpliste, court-termiste. Passer de la relation sociale, du face à face, de la rencontre des visages, à une relation mécanique, aveugle, permet certes de passer des coûts variables à des coûts fixes qui s'amortissent sur de grandes échelles (scaling) : mais plus que de jugement économique, il s'agit de jugement éthique.

samedi 17 septembre 2016

Le livre, entre auteurs et imprimeurs



Roger Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur, Paris, 2015, Gallimard, folio Histoire, 406 p. Index. Notes abondantes (80 p.)

Touche après touche, Roger Chartier retrace, l'histoire du livre avant le 18ème siècle, pour y distinguer la part de l'auteur et celle de l'imprimeur. Cet examen minutieux est riche d'intuitions et de suggestions pour penser le nouveau tournant pris au 21ème siècle par le livre, entre imprimerie et édition numérique.
Cet ouvrage au format de poche rassemble des contributions à l'histoire du livre que l'auteur a dispersées dans diverses revues, actes de colloques, livres collectifs. Il constitue une anthologie commode pour suivre, de cas en cas, la pensée de Roger Chartier, Professeur au Collège de France (Ecrit et cultures dans l'Europe moderne).
Le travail de Roger Chartier est indispensable pour analyser l'histoire de l'écrit en Europe, et donc l'histoire des médias. Pour exposer ses thèses, Roger Chartier choisit des moments particuliers de l'histoire, des pliures exemplaires où se révèle nettement la nature de l'écrit.

Intitulé "la main de l'auteur", un chapitre traite du manuscrit (codex) : archives littéraires, manuscrits d'auteurs, rares avant le 19ème siècle, manuscrits de théâtre des 16 et 17ème siècles ; se révèlent alors le rôle des copistes et des textes préparés pour l'imprimeur par les correcteurs et typographes.

Plusieurs développements sont consacré à la traduction, et à la relation du livre à la scène de théâtre : édition de livres de régies et copies d'acteurs (sorte de prompt book guidant la représentation) ; au centre de l'analyse, les œuvres de Shakespeare et de Cervantes. Roger Chartier étudie également le rôle de la ponctuation dans l'oralité, pour le passage à la scène.

Un chapitre est consacré au texte de Bartolomé de las Casas (1552) sur la colonisation espagnole des Amériques et la destruction des Indiens par l'esclavage et les travaux forcés (15 millions de morts selon Bartolomé de la Casas) : Brevísima relación de la destruyción de la Indias. Roger Chartier suit les traductions et les éditions de ce texte et ses utilisations variées au service de diverses causes politiques et religieuses (Montaigne y puisera).

Un chapitre est consacré aux préliminaires d'un texte, tout ce qui forme le paratexte, selon l'expression de Gérard Genette. Le paratexte comprend préfaces, avant-propos, avertissements, dédicaces, approbation des censeurs, autorisation d'imprimer, etc. La démonstration est menée à partir d'une édition de Don Quichotte : l'intervention de l'imprimeur s'avère primordiale.

La mémoire, "bibliothèque sans livre" ? Roger Grenier évoque à ce propos le rôle des "librillos de memoria", ces sortes de tablettes (writing tables), effaçables et portables, sur lesquelles on écrit avec un stylet et qui fait penser par leur format et leur mobilité aux tablettes actuelles et aux ardoises magiques d'autrefois, qu'évoque Sigmund Freud comme métaphore de l'appareil psychique ("der Wunderblock", 1925).

Les réflexions de Roger Chartier alimentent précieusement et subtilement l'analyse de l'évolution de l'écriture et du livre avec le numérique (voir Ecriture et lecture numériques). Plus que jamais l'histoire des médias éclaire leur présent.

jeudi 25 août 2016

Médias de pierre : oublier Palmyre ?


  • Annie et Maurice Sartre, Palmyre. Vérités et légendes, Paris, Perrin, 2016, 261 p., Bibliogr.
  • Dominique Fernandez, Ferrante Ferranti, Adieu Palmyre, Paris, 2016, éditions Philippe Rey, 128 p., 19 €
  • Paul Veyne, Palmyre. L'irrremplaçable trésor, Paris, Albin Michel, 2015, 144 p., 14,5 €
La destruction récente des ruines de Palmyre (Tadmor) est l'occasion de publications de célébrations du passé et de lamentations sur les temps présentmais aussi de réflexion sur l'environnement urbain et ce qui fit la ville intelligible à d'autres époques (smart city).
Palmyre, cité syrienne (grecque d'organisation) puis colonie romaine. On y parlait grec et araméen, c'était une oasis sur la route de la soie, au carrefour des civilisations grecques, romaines et perses ;  elle a été partiellement détruite, ravagée, pillée, son musée saccagé par les guerres en cours.
Que disent aujourd'hui, au-delà d'un tourisme friand d'exotisme, sa grande colonnade, ses temples, ses statues, ses nécropoles, ses sculptures funéraires, son agora, son théâtre (modèle romain), ses rues commerciales à colonnes, rues piétonnières où la circulations des véhicules et des cavaliers était interdite ?

Palmyre détruite, "irremplaçable trésor". Ce n'est pas la première fois que des monuments sont victimes de vindictes religieuses ou politiques. Des cathédrales, des palais, des villes entières parfois (Rome, Moscou, etc.), "forêts de symboles", ont connu le même sort au fil des révolutions, des guerres de religion, des conquêtes militaires, des modernisations urbanistiques et touristiques, cités victimes des "chacals de l'immobilier". Du sac du Palais d'été (Pékin) au bombardement des villes allemandes (Dresde, Berlin, etc.), l'histoire n'épargne aucun peuple, aucune religion.

Pour retrouver Palmyre, l'hebdomadaire anglais The Economist propose depuis 2015 une appli de réalité virtuelle : "RecoVR Mosul: a collective reconstruction" faisant appel au crowd sourcing (photos et vidéos de touristes, d'habitants de la région, etc.).

De ces trois ouvrages, le plus récent (Palmyre. Vérités et légendes) est d'abord une critique en règle de discours antérieurs, notamment celui de Paul Veyne ; les auteurs, spécialistes de la Syrie ancienne, y épinglent erreurs et imprécisions. Polémique de spécialistes qui montre la difficulté pour le non spécialiste de s'y retouver dans l'histoire politique ancienne notamment dans celle de Zenobie, pseudo reine, sans doute non judaïsante, dont on ne sait comment elle finit ses jours.
Jusqu'où la vulgarisation à fin d'audience, commerciale, politique, peut-elle simplifier, romancer la réalité lorsque cette dernière est d'accès difficile. Même l'histoire de la destruction récente de Palmyre et de son pillage sont malmenés : ils ne commencent pas en 2015 mais en 2012.

Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti rappellent dans un chapître de leur ouvrage les forfaits du vandalisme éternel auquel ont échappé peu de civilisations.
Leur livre est surtout un livre de photographies à la gloire de Palmyre tandis que celui de Paul Veyne tient un discours d'historien. Il explique l'économie caravanière, la défaite de Zenobie, "reine de Palmyre" ; il résume quelques siècles d'histoire militaire et politique qui s'achèvent avec la conquête musulmane. Sémiologie de l'espace urbain, géographique. L'importance des cultes, du commerce, inscrite dans un urbanisme ostentatoire et dans les déplacements des habitants, tout cela inspiré des cités grecques et romaines, des souks...
A Palmyre, on était polyculturel, tous les dieux de la région y cohabitaient paisiblement ; on était polyglotte, on parlait araméen, grec, latin, puis hébreu, arabe.
"Les civilisations n'ont pas de patrie", souligne Paul Veyne dans un paragraphe critique à propos de l'impérialisme culturel : "S'helléniser, c'était rester soi-même tout en devenant soi-même ; c'était se moderniser".
Aujourd'hui, la cité, qui est inscrite sur le liste du patrimoine mondial, est détruite, mais parions qu'elle sera reconstruite, fouillée plus profondément.
Que disaient ces colonnades, ces temples, ces rues aux voyageurs, aux habitants de la région ? Quels messages transmettait cette architecture urbaine, ces pierres quand elles étaient blanches ? Les inscriptions disent la romanisation, les familles, les clans, la tradition, le pouvoir et leur place dans ce dispositif. Les pierres traduisent et inculquent un habitus mental : Erwin Panofsky et les historiens décrivant l'architecture gothique comme une traduction en pierre de la scolastique ("eine steinerne Scholastik", cf. Postface par Pierre Bourdieu à Architecture gothique et pensée scolastique).
Notons que la culture urbaine a eu plus de chance que la culture nomade, arabe qui laissait peu de traces : nous n'avons de traces, de mémoire que de politique et de culture écrites, gravées dans la pierre, mais aucune trace de l'oral.
Les médias dictent ainsi l'histoire et plutôt l'histoire des dominants, des vainqueurs. Les pouvoirs organisent de leur vivant leur propre mémorisation : chaînes de télévision des Etats, des parlements, archivage, monuments, plaques, etc.
Friedrich Nietzsche valorisait d'avantage l'oubli que l'histoire ("De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie", Considérations intempestives) ; il dénonçait dans notre culture un excès de passé, qui fait obstacle à l'invention de l'avenir. Les musées sont des cimetières, diraient plus tard les futuristes (Marinetti). Les événements présents de Palmyre permettent de remettre en chantier de telles questions, jugées impertinentes.
Quel usage idéologique de l'histoire, concluent Annie et Maurice Sartre  évoquant les nationalismes qui tour à tour enrôlent Zénobie...


dimanche 10 juillet 2016

Numérisez vos souvenirs ! Linéarité brisée : la dernière bande du magnétophone


La technologie change le statut de la mémoire (écriture, imprimerie, photographie, vidéo). Pour la photo, voir le mode de travail d'Annie Ernaux, s'aidant de photos, les siennes, celles publiées sur les réseaux sociaux, pour reconstituer son passé. La généralisation de la photographie par le smartphone modifie le rapport au présent ; la vidéo lui ajoute une bande-son : cinéma pour tous, par tous.
Mémoire assistée, externalisée. La technologie est prolongement de l'homme selon l'expression de Marshall McLuhan. Prolongement de la mémoire, notre musée personnel, intime. Contre l'oubli, dit un tracte commercial distribué dans la rue, "numérisez vos souvenirs".
Tract commercial sur un pare-brise, Paris, juillet 2016

Pour illuster cet effet de la généralisation des médias numériques personnels, une représention théâtrale est bienvenue : "La Dernière bande", pièce en un acte de Samuel Beckett ("short stage monologue"). La pièce met en scène le rôle de l'enregistrement sonore dans la confrontation d'un vieil homme (69 ans) avec son passé, avec ce qu'il fut, lui, avec sa voix, avec ses idées et ses sensations d'alors, trente ans plus tôt. La pièce a d'abord été écrite en anglais pour la radio anglaise ("Krapp's Last Tape", 1958). Traduite en français par l'auteur lui-même avec Pierre Leiris, le monodrame  est publié aux Editions de Minuit.

A la différence de la photo, l'enregistrement sonore, la voix, comme le téléphone, sont des médias froids (cool) selon la typologie macluhanienne. Leur pauvre définition provoque une forte participation, l'imagination de l'auditeur mobilisant plusieurs sens. Plus qu'un vestige, le passé est présentifié. Le viel homme dialogue avec le jeune homme qu'il fut, il évoque - retouve - une émotion amoureuse, qui date de trente ans auparavant. Soliloque, auto-dérision, déception : "Just been listening to that stupid bastard I took myself for thirty years ago, hard to believe I was ever as bad as that" ("Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"). Dépouillement du viel homme ?
Identité ? On n'est plus le même, affublé constamment de son passé. La technologie dissuade de toute illusion à propos de son propre passé. Inutile de l'embellir comme lorsque l'on raconte. Elle altère la linéarité de l'existence, brise la ligne de vie. "Quand vous serez bien vieille..."
Les futures dernières bandes, généralisées, seront les réseaux sociaux et leurs "snaps", "Snapchat memories" après que l'éphémère "everything disappears" ait disparu.

Jacques Weber au Théâtre de l'Œuvre (Paris, 2016)

mardi 19 mai 2015

S'engager à se désengager


David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Edition Métailié, Paris, 2015, 207p. Bibliogr.

"Nos existences parfois nous pèsent" : ainsi commence l'ouvrage de David Le Breton. Cette affirmation liminaire est le pendant du postulat existentialiste : "l'homme est condamné à être libre" (Jean-Paul Sartre). Cette injonction pèse, et nos contemporains, ivres de "divertissement", aimeraient parfois relâcher la pression qu'ils subissent dans tous les moments de leur vie personnelle et professionnelle. D'autant que cette pression sociale est désormais aggravée par les médias nouveaux et les réseaux sociaux, omniprésents et instantanés, mobiles et portables.
David Le Breton décrit une réaction de plus en plus fréquente à cet enfer, "disparaître de soi" : "j'appellerai blancheur cet état d'absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté d'être soi". Comportement de résistance à une organisation sociale qui sécrète précarité, angoisse et stress.

L'auteur, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg traite du désengagement, de l'indifférence, du "retrait du lien social" sous toutes ses formes. Beaucoup de ses exemples proviennent de la littérature : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Georges Perec, Robert Walser, Herman Melville (Bartleby), Samuel Beckett, Georges Simenon, Paul Auster... tous ont évoqué cette logique de désengagement social. L'auteur aurait pu évoquer, pourquoi pas, la vie du mathématicien Alexandre Grothendiek. Loin de la littérature, les formes banales de la "disparition de soi" sont multiples : le sommeil, la fatigue (burn out), la dépression... L'auteur évoque aussi la "souffrance au travail" (citant Christophe Dejours), "l'usure mentale" dans les entreprises où les employés peuvent être considérés comme variables d'ajustement. Un chapitre entier est consacré à l'adolescence et aux contraintes de l'identité, un autre à la maladie d'Alzheimer où les vies se défont. Quel diagnostic commun pourrait les réunir ? Quelle aliénation ?

Pourquoi "Disparaître de soi" devient "une tentation contemporaine" ? Qui succombre, qui résiste ?Si l'ouvrage recense de nombreuses formes courantes, discrètes, de résistances aux diverses formes de contrainte sociale, il met aussi l'accent sur les formes pathologiques, extrêmes.
L'angle choisi par l'auteur pour regarder la société est original, situé à l'intersection du sociologique et du psychologique ; ce point de vue, cet angle pourraient s'avérer particulièrement fécond pour analyser l'évolution issue des nouveaux médias et de leurs exigences sociales dont témoigne, par exemple, le droit au déréférencement, droit à l'oubli contre l'atteinte à la vie privée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux.
S'évader de soi, s'évader des personnages qui fabriquent pour chacun une identité carcan (personnalisation à partir de nos données) ? Le dernier épisode de Mad Men qui montre Don Draper, dépressif, "disparaître de soi", se défaire de ses personnages, un à un, et des contraintes accumulées tout au long des épisodes de sa vie. Comment "glisser entre les mailles du tissu social" et de ses exigences, de son économie ? Tout au long de l'ouvrage de  David Le Breton, chemine une interrogation sur l'identité et sur la personnalité, thèmes lancinants des médias sociaux (personnalisation, recommandation). A lire cet ouvrage, le besoin urgent se fait jour d'une socianalyse des médias sociaux et de leur impact sur la vie quotidienne.

N.B. Sur un thème voisin, voir l'ouvrage de Byung-Chul Han, Müdigkeitsgsellschaft, Matthes & Seitz, Berlin, 2010, 70 p. (traduction française : La société de la fatigue, Circé).

dimanche 13 juillet 2014

Big Data, notre avenir à présent

Patrick Tucker, The Naked Future. What Happens in a World That Anticipates Your Every Move?, New York, Penguin Group, 2014, 288 p., Index. $11,99 (eBook)

L'objet du livre, c'est le Big Data et son utilisation pour prédire l'avenir, proche ou moins proche, et deviner nos intentions. The Naked Future a le mérite d'explorer et synthétiser de nombreux problèmes à venir, de les faire voir et d'inviter à y réfléchir. C'est un travail de vulgarisation et de sensibilisation, souvent émerveillé et optimiste. L'auteur, spécialiste de technologies numériques, est éditeur de The Futurist, magazine de politique étrangère (sécurité, etc.).

L'originalité du livre est de mettre l'accent sur le futur, sur le rapport au temps. Notre futur proche c'est du privé, du secret ; qu'y a-t-il de plus privé, de plus secret que des intentions ? Avec le Big Data et sa capacité de prédiction et d'anticipation, le futur peut devenir public : les prochaines maladies, les insuccès scolaires ou sentimentaux, la situation bancaire... La connaissance de l'avenir que permet l'analyse de la Big Data est-elle compatible avec la sauvegarde de la vie privée ?
De plus, avec la Big Data, notre futur devient partie prenante, rétro-activement, de notre présent ("causalité du probable"). La Big Data, en prédisant notre futur, altère le présent, devenu du futur passé. C'est comme un destin annoncé, un horoscope qui se lit et se réalise au fur et à mesure du temps qui passe. Le futur mis à nu par la data, de plus en plus probable (raisonnement bayésien), est déshabillé de ses mystères, de ses doutes, de ses erreurs, de ses bifurquations, de ses espoirs ; d'habitude, "on ne sait jamais".
Comment l'avenir, prédit - ou dicté - par la Big Data, affecte-t-il le présent, notre liberté ? On ne sait pas ce que l'on dit (S. Freud), on ne sait pas ce que l'on sait de nous, les traces laissées et oubliées : ainsi s'institue un inconscient numérique refoulé : comment faire advenir un moi libéré à partir d'un "ça" structuré comme de la data ? Big Brother, armé désormais de Big Data, est-il devenu un horoscope totalitaire, où tout est dit, édicté par le passé, par la constellation des astres au moment de la naissance ?

D'où viennent toutes ces données ? Ces données, actes de toutes sortes, actes volontaires et actes manqués (Sigmund Freud), "tropismes" (Nathalie Sarraute), ce sont d'abord des données de la vie quotidienne, données insignifiantes a priori mais qui, traitées en masse, interconnectées, corrélées, peuvent intervenir dans la gestion de nos vies, les éclairer ou les assombrir. Transmutation des données. Les sources sont multiples et de plus en plus nombreuses. L'auteur évoque, entre autres, le quantified self  produit par les capteurs divers notant et quantifiant la santé, les performances sportives (wearables), l'alimentation, les déplacements, les dépenses, les rencontres, les émotions, etc. Il évoque aussi comment peuvent être affectés, positivement, la démographie médicale, les réseaux sociaux, les prévisions météo, le succès d'un film ou d'une série télévisée, les cartes de fidélité, la publicité, l'éducation, la criminalité (on pense à "The Machine" qui signale les dangers à venir pour en protéger de futures victimes innocentes, cf. "Person of Interest", la série télévisée de CBS). Prédire les interactions, les rencontres, les sentiments : est-ce une si bonne idée, si peu romantique ? L'amour ne serait plus aveugle ? "Alors nous regetterons d'avoir médit des anciennes étoiles" (Louis Aragon, Le Progrès, 1931).

L'inventaire des craintes et des possibilités est impressionnant, les réussites semblent plus anecdotiques. Car combien de personnes sont membres régulièrement actifs d'un réseau, combien sont prêtes à partager leur performances sportives, leurs données médicales, leurs déplacements ? N'exagère-t-on pas l'ampleur de cette propension à publier ? Nombre de personnes s'inquiètent du totalitarisme numérique, pire des mondes possibles, certaines résistent, se déconnectent, beaucoup réclament la séparation des data (dimension nouvelle de la séparation des pouvoirs)...
Exemples : dunnhumby et sociomantic (achetés par le distributeur Tesco) "prédisent" l'avenir avec la data

lundi 27 janvier 2014

La télé française à l'époque nazie



Thierry Kubler, Emmanuel Lemieux, Cognac Jay 1940. La télévision française sous l'occupation, Paris, Editions Plume, Calmann-Lévy, 1990, 223 p.

L'histoire de la télévision en France ne commence pas, comme on le prétend souvent, en 1945. Développée dès les années 1930, la télévision française a fonctionné durant l'occupation nazie, et plutôt bien, sous le nom de Fernsehsender Paris. Produite depuis les studios de Cognac-Jay, elle utilisait l'émetteur de la Tour Eiffel qui servait aussi pour les brouillages des avions "ennemis". Les deux auteurs content cette histoire de manière qui semble édulcorée, insistant sur l'aspect cordial et bon enfant de cette collaboration menée pour le grand bien de la technologie télévisuelle et le confort des pétainistes et d'une France plutôt. collabo.
Fernsehsender Paris est inauguré en septembre 1943 ; il est placé sous le contrôle du commandement militaire allemand (Oberkommando der Wehrmacht). Il fonctionnera avec du matériel allemand (Telefunken). La télévision de Paris, parfois bilingue, était presque exclusivement destinée aux soldats allemands blessés, retour du front russe, soignés dans les hôpitaux de campagne de la Wehrmacht à Paris (Kriegs Lazaretten). Elle dispose d'un orchestre et d'un large programme de variétés. La guerre achevée, la collaboration avec Telefunken se poursuivra...

La lecture de cet essai journalistique, riche en anecdotes, est agréable. On y perçoit l'aveuglement des politiques élus de l'époque qui ne comprennent pas l'enjeu sociétal et commercial de la télévision et y voient surtout un défi technologique d'ingénieurs. Déjà.
On y perçoit aussi l'une des facettes de la collaboration quotidienne avec le nazisme : les intérêts des soldats allemands et des personnels français qui travaillent ensemble (c'est, exactement, "collaborer") convergent : ils sont surtout préoccupés de leur confort, les uns fuyant le STO (Service du Travail Obligatoire en Allemagne pour aider le nazisme), les autres fuyant le front russe. On en oublierait presque, en lisant cette histoire quelque peu romancée, qu'en Europe, en même temps que s'élabore à Paris le divertissement des guerriers nazis, on assassine les Résistants, les fours crématoires fonctionnent à plein régime...

N.B. L'INA organise en octobre 2014 une exposition itinérante avec la SNCF sur l'histoire de la télévision. L'histoire de la TV française commencera dans les années 1950 (cf. Trains Expo). Sainte alliance : la SNCF n'a pas non plus laissé une belle image de sa période nazie (cf. La SNCF reconnaît son rôle dans la déportation). "Symbole culte" !

Voir aussi :
ARTE, "Berlin und Vichy auf der selben Wellenlänge", 2013 ("Berlin et Paris sur la même longueur d'ondes").
Emmanuel Lemieux, On l'appelait Télé Paris. L'histoire secrète des débuts de la télévision française (1936-1946), Archipel, Paris, 2013, 250 p., 18,95 €

dimanche 27 mai 2012

Auschwitz-Birkenau, lieu de mémoire ?

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Georges Didi-Huberman, Ecorces, Paris, 2012, Editions de Minuit, 74 p.

Les camps de concentration (Konzentrationslager) et d'extermination (Vernichtungslager) sont devenus lieux de mémoire. On les visite. Le tourisme s'en empare. Musées aussi, lieux de culture.
Birkenhau, a été décrété lieu central de l'extermination par l'administration nazie. Georges Didi-Huberman est allé à Birkenau (dit aussi Auschwitz II), lieu dont le nom évoque les bouleaux (die Birken), arbres légendaires de l'Est de l'Europe, arbres chers aux romantiques et aux amoureux. Parcourant ce lieu, appareil photo à la main, Georges Didi-Huberman dit ce qu'il y ressent, ce qu'il pense. Des membres de sa famille sont morts à Birkenau.

Le camp est aménagé pour les visiteurs, tourniquet, fléchage, sémiologie courante du tourisme. Baraquements transformés en stands commerciaux ou nationaux : "sensation pénible", note l'auteur. Le livre est parcouru par une lancinante question : comment faut-il se souvenir ? Comment éduquer ? Que disent, qu'enseignent aujourd'hui ces lieux. Quel acte de communication, d'inculcation représente une visite (il y a beaucoup de visites scolaires) ?
Que disent les photographies prises par l'auteur, que peuvent-des images montrer de l'inimaginable ? Que disent les photographies d'illustration pédagogique, insérées dans des documents et exposées sur des stèles, qui participent à ce lieu de mémoire ? "Faut-il donc simplifier pour transmettre ? Faut-il enjoliver pour éduquer ?" (p. 47). Questions que doit se poser l'institution éducative avec les historiens (les manuels scolaires sont des médias, redoutables) mais aussi les conservateurs de ces musées.
Georges Didi-Huberman analyse son malaise. Le lecteur n'est pas à l'aise non plus. Inconfort salutaire.

Penser après Auschwitz. Bien sûr. Mais on ne peut pas penser sans Auschwitz à l'horizon (cf. Adorno). Il faut penser Auschwitz. Comment ? Des directions ont été données. Il faut, notamment, "penser" la corruption de la langue allemande par le nazisme quotidien que des écrivains germanophones comme Celan, Améry, Klemperer ou Jelinek ont prise pour cible (cf. Lapsus télévisuel et corruption de la langue). Il faut "penser" l'organisation scientifique de l'extermination, sa logistique : la "participation" des "esclaves" aux entreprises industrielles (Krupp, IG Farben, BMW, Volkswagen, etc.). Il faut "penser" l'ordinaire collaboration ("travailler avec") sur laquelle cette extermination et cet esclavage ont pu compter, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Défi lancé à l'éducation et aux médias. Défi relevé par l'oeuvre de Primo Levi (cf. notamment, Le Devoir de mémoire, Editions Mille et Une Nuits, 1995 ;  Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschiwtz, Gallimard, 1989).

Imre Kertész, prix Nobel de littérature, survivant d'Auschwitz, met ce défi au coeur des discours et essais réunis dans L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009, 277 p. ; en allemand, Die exilierte Sprache). Kertész évoque "L'angoisse de l'oubli" (p. 80) que partagent depuis toujours les survivants, ajoutant, plus loin (p. 153) que "la délivrance passe par la mémoire". Quel rôle peuvent jouer les médias dans cette mémoire ? Kertész l'évoque à propos du cinéma : il n'aime pas le film de Spielberg ("La liste de Schindler") mais salue celui de Benigni ("La vie est belle").
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samedi 18 février 2012

De Patrick Modiano à Emile Zola, Timeline et Open Graph

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Peut-on lire, relire, Rue des Boutiques Obscures de Patrick Modiano (1978) comme si l'on y démêlait les trames d'un réseau social ? Peut-on formaliser les liens, les noeuds entre les personnages, désembrouiller leurs vies, les "eaux mêlées" ?
Le roman apparaît comme celui d'un espace hodologique tissé de rues, de chambres, de carrefours, de cafés et de bars dans lequel se déplace un narrateur infatigable. Facebook aujourd'hui l'organiserait en Open Graph.
L'enquête semble aussi une quête de soi, une lutte contre l'oubli. Le lecteur est comme dans un jeu vidéo avec ses soluces et des informateurs tels des "amis", personnages non-joueurs (non-playing character, NPC), pions de ce vaste échiquier qui distillent des pistes, donnent des indices. Les annuaires aussi, ces génies tutélaires du narrateur, trônant sur leurs étagères, distribuent des informations tout comme les services de renseignements et les administrations dont les fiches peuvent devenir criminelles. Toute la mémoire du Web dans quelques années.

"Itinéraires qui se croisent, parmi ceux que suivent des milliers et des milliers de gens à travers Paris, comme mille et mille petites boules d'un gigantesque billiard électrique, qui se cognent parfois l'une à l'autre", écrit Patrick Modiano. On dirait la vie d'un réseau social, sa combinatoire observée de l'extérieur, avec l'impression de circuler dans des ruines et d'y chercher des traces.
Les romans de Patrick Modiano se lisent comme des timelines parcourues à rebours par un narrateur détective. Dora Bruder, par exemple : Patrick Modiano y rapproche le chemin suivi par son héroïne en fuite de celui emprunté, dans Paris, par Jean Valjean et Cosette, traqués par Javert (Les Misérables). Homologie de structures, concordance des temps.

La littérature en dit plus long, décidément, et mieux, parfois, que certains savants travaux. Le romancier est sans le savoir énonciateur d'algorithmes sociaux (cf. L'homme des foules). Ainsi, Emile Zola déclare-t-il, dans la Préface de La Fortune des Rougons, vouloir trouver et suivre "le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme" (1871). "Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble".

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mardi 20 septembre 2011

Sur les traces des traces de Big Brother

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Alain Levy, Sur les traces de Big Brother. La vie privée à l'ère numérique, Paris, L'Editeur, 2010, 263 pages.

Emprunter au roman d'Orwell pour évoquer les dispositifs permettant de "connaître" les comportements des internautes est une rude métaphore venant du Président d'une entreprise, Weborama, dont le métier est de vendre aux entreprises une connaissance efficace du Web. Les données médiates de la conscience numérique permettent de cibler au plus juste les activités sur le Web. Activités commerciales ou non. Alain Levy prend le parti de dire ce qui va sans dire et d'établir le syllogisme constitutif du Web : pas d'économie publicitaire sans ciblage (majeure), pas de ciblage sans cookies (mineure). Voilà pour les prémisses. Pas de Web sans cookies, voilà pour la conclusion du syllogisme (en attendant mieux).
Les cookies sont au principe du fonctionnement du Web et de son économie : sans cookies, sans identifiant unique, pas de réseaux sociaux, pas de moteurs de recherche, pas de vente en ligne, rien, ni Google, ni Facebook, ni Yahoo! Ni Weborama ? Les cookies sont des traces que laissent les internautes de passage sur des sites. Le médiaplanneur, sur le Web, fait, à sa manière, oeuvre automatisée d'enquêteur et d'historien (cf. Carlo Ginzburg), pour aller du passé (chercher les traces) au futur proche. Le Web comme la ville est un média de passants.

Sur les traces de Big Brother est un livre d'économie sans économétrie visible : il montre comment fonctionne Internet. Un livre de droit sans arrêts : comment maintenir Internet "dans les simples limites de la raison" morale. Le livre se lit dans les variations de la distance entre économie et droit : de zéro, pour le chef d'entreprise tout à son résultat, à l'infini pour l'humaniste, tout à la morale. Quelle est la juste distance ? Débat kantien : avoir des mains mais sales, ou n'avoir pas de mains, mais si pures ! Alain Lévy ne récuserait sans doute pas les termes du dilemme de Charles Péguy.

Cet essai, qualifié modestement et exactement de "document", couvre quatre domaines : la connaissance des comportements numériques, la place de la publicité dans l'économie numérique, ce que changent à la vie privée les moteurs de recherche et les réseaux sociaux,  les moyens de protéger la vie privée sur le Web. Tout cela est énoncé et "documenté" clairement, distinctement. De plus, Alain Levy prend parti, il dit "je", évoque sa "conviction". Tant mieux. Le danger, qu'il voit bien venir et veut prévenir, est celui de la globalisation : "à force de globaliser, on mélange tout" (p. 131). Danger qui donne sa valeur à la double approche de l'auteur, tantôt chef d'entreprise et ingénieur, tantôt mari et père de famille, qui ne globalise jamais.

"Big Brother" dans 1984 incarnait les penchants criminels de la surveillance totalitaire. Aujourd'hui, "Big Brother" est l'expression qui revient le plus fréquemment pour situer Google et Facebook. Passage à la limite... Paradoxe : alors que Orwell visait une société particulière (stalinienne) qui s'est effondrée depuis, certains voient désormais une menace totalitaire dans toute société qui se numérise. Parfois, pour mieux faire valoir que notre époque est à la surveillance, Alain Levy embellit le passé. Comme si les administrations, depuis toujours, ne traquaient les richesses, pour lever l'impôt, comme si elles ne recensaient pas les hommes, pour les envoyer à la guerre. Fouiller, dénoncer, classer : toutes les sociétés le font. La Sainte Inquisition fouillait les maisons et les consciences pour convertir et assassiner ; plus près de nous, le maccarthysme ne reculait devant rien. Tout cela s'est déroulé sans cookies, sans informatique. Les régimes les plus totalitaires ont organisé l'espionnage et la dénonciation de tous par tous, sans technologie de pointe. Voyez Pétain, voyez Franco, voyez la DDR... Certes, les nazis ont pu profiter d'IBM pour établir des listes de personnes à déporter (cf. E. Black, IBM and the Holocaust, 2001) mais, en général, la police politique de la pensée n'a pas attendu les écrans et les caméras, elle a toujours et partout pu compter sur des hommes de sinistre volonté, et même sur des enfants, pour effectuer les pires des tâches criminelles. Qu'importe les technologies, c'est de morale qu'il s'agit : sans morale, sans droit, toute technologie peut devenir criminelle. 

Chaque paragraphe du livre provoque à la discussion. A chaque paragraphe, on a envie d'objecter et d'anticiper des objections aux réponses que l'on devine. Chacun des énoncés de l'ouvrage, pris un à un, est disputable, mais l'ensemble qu'ils constituent est incontestable. Plusieurs années après sa publication, l'ouvrage suscite toujours le débat.
Des objections ? Retenons en trois.
  • Les internautes sont libres et égaux en droit. Rien ne les oblige à s'afficher sur Facebok comme rien n'obligeait Rousseau à publier d'intimes Confessions. En revanche, les internautes ne sont pas égaux de fait devant les outils numériques (p. 30). On ne naît pas internaute, on le devient. Plus ou moins. Le numérique a ses héritiers, tout comme l'amour de l'art, de la langue et l'école... 
  • Alain Levy défend le droit des personnes privées à l'oubli ; certes, mais je pressens un risque de glissement de ce droit à des exploitations politiques. Or, en politique, le devoir de ne pas oublier s'impose, il me paraît même constitutif de notre culture (cf. notre post récent). 
  • La métaphore des digital natives ("nés avec le Web") est dérivée d'une notion linguistique approximative - mais qui aboutit à la grammaire (cf. Noam Chomsky) ; elle me semble faire obstacle à l'analyse des usages du Web. D'autant que cette notion rejoint, dans le raisonnement d'Alain Levy, la métaphore des abeilles, insectes pollinisateurs (chapitre 5). Certainement, l'auteur met alors le doigt sur un aspect crucial de l'économie du Web, celui de l'exploitation du lexique (plus que de la langue), donc de la production, par la communauté, d'un  "trésor" sémantique (Saussure). Ici, affleure le risque d'érosion de la diversité langagière et culturelle par l'usage d'Internet (cf. la "novlangue", évoquée p. 42). Allons, sans abeilles internautes, tout n'est pas perdu pour le Web, le vent suffit souvent à la pollinisation : les plantes qui ciblent moins distribuent plus largement leur pollen. Alternative constante en marketing : cartes de fidélité ou pas (Every Day Low Price) , affinité ou pas, etc. Les abeilles, insectes totalitaires "dont le travail est joie", s'accordent bien à l'idée de "Big Brother". Victor Hugo déjà leur reprochait de collaborer au manteau impérial et aux tapis du sacre. Le vent, lui, est plus anarchiste, plus lyrique aussi ! Vive le vent, donc, "qui court à travers la campagne".
Voici un livre polémique, à structure "ouverte", dont les problématiques n'ont pas fini d'être actuelles, dont les thèmes valent pour toute communication numérique. Alain Levy fait revisiter le Web, conduisant ses lecteurs loin de leurs bases habituelles, tour à tour dans le cambouis de la gestion des sites, des données (data) et du marketing comportemental mais aussi, chemin faisant, dans les principes d'une morale collective dont le Web est indissociable. Jamais l'un sans l'autre. 

vendredi 16 septembre 2011

Le Canard Enchaîné et droit de ne pas oublier


La rubrique média du Canard enchaîné est un plaisir hebdomadaire dont il ne faut pas se priver. Cette semaine de septembre, à la page 5, intitulée à juste titre "Canardages", Louis Colvert évoque une bizarre histoire d'auto-censure de l'histoire de France par la publicité. Le magazine Géo Histoire (groupe Prisma, filiale du groupe Gruner + Jahr) aurait évoqué, dans son numéro de septembre consacré à "La France sous l'Occupation", la collaboration de chefs d'entreprises françaises avec les nazis : "Quand guerre rimait avec affaires...". Cette histoire, certains pourraient vouloir l'oublier : Boussac, Berliet, Francolor (fournisseur du gaz Zyklon B), Renault, Vuitton, RMC, la Société générale... Selon Louis Colvert, certains chefs d'entreprise français de l'époque, qui s'entendaient bien avec les nazis, étaient mentionnés par cet article, approuvé par la rédaction. Toutefois, selon Colvert, la régie publicitaire de Prisma a demandé que l'on retire cet article parce qu'il aurait pu fâcher de grands annonceurs et détourner leurs investissements publicitaires de ses titres.
Pourquoi dissimuler cette tranche d'histoire économique ? Elle devrait, au contraire, figurer en bonne place dans les manuels d'histoire, précédée de l'adresse du Général De Gaulle aux dits chefs d'entreprise : "Je ne vous ai pas beaucoup vus à Londres", adresse qui introduisait l'article incriminé...
D'une manière générale, l'histoire des marques qui font la culture de consommation d'aujourd'hui devrait être au programme des lycées, que cette histoire soit noble ou ignoble.
Que doit faire une marque lorsque son histoire comprend des moments ignobles ? Comment l'image d'une marque s'incorpore-t-elle son histoire ? What's in a name ?

Le feuilleton se poursuit dans le numéro du 21 septembre dans lequel le Canard évoque les vicissitudes de cet article censuré : lettre ouverte des journalistes, démenti, réaction de Gruner + Jahr... Le Canard note pour conclure que la presse, à part Mediapart, n'a pas repris ni approfondi ce sujet.
"Le Canard enchaîné", mercredi 14 septembre 2011, p. 5.

jeudi 21 juillet 2011

Presse et sport dans la France nazie

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Jacques Seray, La presse et le sport sous l'Occupation, Paris, 2011, Editions Le Pas d'Oiseau, 285 pages, Bibliogr., Index, Documents annexes. Préface de Pierre Albert.

On ne dira jamais assez la contribution constante et exemplaire des organisations sportives à l'établissement et au maintien des régimes fascistes et autres dictatures en tout genre (nations soviétisées, Espagne franquiste, Allemagne nazie, Italie mussolinienne, etc.). Le sport, olympisme compris, a les mains sales. Et cela ne s'arrnage pas !

Cet ouvrage raconte, plus qu'il n'analyse, la contribution du sport et de sa presse à la collaboration avec les nazis et le pétainisme en France. Bien documenté, bien informé, l'auteur détaille, parfois avec un humour féroce, les compétitions, leur évolution, leurs relations avec la presse sportive. Alors que l'on impose le port de l'étoile jaune, que l'on déporte et assassine, l'essentiel pour la population française reste l'organisation de sa vie quotidienne : faire comme si rien n'avait changé. C'est l'objectif assigné à la collaboration par les nazis : que sur le front Ouest tout reste calme. Courses cyclistes, championnats de football y contribuent. Le Maréchal veut une jeunesse saine et musclée. "Serment de l'athlète", carte du sportif, Vichy a même une politique du sport à laquelle contribuent, avec dynamisme, de nombreux champions (Jean Borotra, etc.) et la presse !
La course Paris-Roubaix peut avoir lieu alors même que l'armée nazie assassine à deux pas (cf. p. 216). Emblématique. Boxe, rugby tout va bien : alors que les troupes américaines et anglaises ont déjà débarqué, la France s'enthousiasme avec la "presse traduite" pour les grandes compétitions sportives. Seules la radio (Londres) et la presse clandestine, résistante, informent...

La collaboration est populaire, mais, pourtant, il suffira de quelques semaines pour que s'effectue un revirement complet. Discret opportunisme et intérêts bien compris : une phrase clé citée par Jacques Seray énonce le principe qui permettra d'excuser la collaboration de la presse : "ainsi certains rongeaient leur frein dans une presse qui n'était pour eux que nourricière" (p. 234). On "s'accommode", comme dira Jean-Paul Sartre. D'autant plus convaincant que ce n'est pas son objet premier, le livre en dit long sur l'intrication des mécaniques complexes de la vie publique, des intérêts égoïstes et de la morale personnelle. L'auteur rend compte subtilement, par touches, plutôt que par démonstration, de l'acceptation quotidienne de la domination nazie. La plupart des collabos seront graciés et reprendront leurs activités : en fait, la collaboration n'est pas un crime quand elle est raisonnable et pas trop visible ! Le changement de politique, après la victoire des Américains et des Anglais, se fera souvent avec les mêmes personnes. On mettra l'oubli au programme des gouvernements, on en fera une vertu. Ainsi, par exemple, un certain Jean Dauven, journaliste à Tous les Sports, s'illustre par des écrits antisémites "nauséabonds" sur "les Juifs et le sport" (cf. Annexe 9, p. 265) ; qu'importe ! en 1966, il publiera chez Larousse une Encyclopédie du sport. Comme dit Jacques Seray, "l'homme traversa aisément le miroir, nullement en butte à des vicissitudes" (p. 180).
Dès 1945-46, la presse sportive s'épanouit à nouveau. Tout quotidien publie son supplément sportif. L'Equipe remplace L'Auto, qui avait bien traversé la période. Et revient le Tour de France, avec beaucoup des mêmes journalistes et organisateurs.
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dimanche 8 mai 2011

Devoir de ne pas oublier

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Jean-Michel Rey, L'oubli dans les temps troublés, Editions de l'Olivier, 2010, 150 p.

L'ouvrage a pour objet l'oubli de l'histoire, oubli que des gouvernants tentent d'imposer sous prétexte de raccommoder des "communautés nationales" déchirées, mais, surtout, parce ces gouvernants sont mal à l'aise avec telle ou telle partie de l'histoire, généralement criminelle. Ainsi a-t-on voulu que les Français oublient : les massacres d'Albigeois (1208-1249), la révocation de l'Edit de Nantes (1685), la Révolution de 1789 (cf. la Charte constitutionnelle de Louis XVIII, article 11), la Commune de Paris (1871), l'Affaire Dreyfus (1894), et, plus récemment, la collaboration de nombreux français avec les nazis, la colonisation, etc. Effacer, amnistier, refouler. Décréter l'amnésie... Par construction, l'oubli serait-il toujours favorable aux assassins et aux criminels, ainsi que Robespierre déjà le notait : "La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est supecte" (1792).

De quel droit des gouvernants intiment-ils l'oubli, prient-ils les victimes de se taire, rectifient-ils l'histoire ? Leurs arguments sont constants : il faut arrêter de resssasser le passé, ne voir que l'avenir, rétablir la concorde, pardonner au nom de l'unité nationale... "L'incident est clos, je vous demande [...] d'oublier ce passé pour ne songer qu'à l'avenir", ordonne aux troupes le ministre des armées, après la grâce du capitaine Dreyfus. Autre exemple, plus récent, qui touche les médias : pendant dix ans, la télévision française d'Etat bloquera le passage à l'antenne du film documentaire "Le Chagrin et la pitié" au prétexte qu'il rouvrait des plaies et divisait la France ! Achevé en 1969, le film ne sera diffusé par la télévision qu'en 1981. A la même époque, novembre 1971, le milicien, l'assassin Paul Touvier, bénéficiait de la grâce grâce présidentielle, en vertu des mêmes arguments. Cf. document : à 1h 05mn 39s de la conférence du Président.
Le livre de Jaen-Miche Rey analyse, déplie méticuleusement les raisonnements mis en oeuvre pour justifier l'oubli de l'histoire. Exercice concluant : il faut oublier l'oubli et réclamer la justice, toute la justice qui seule, sans doute, peut frayer un chemin, sinon à l'oubli, au moins à la paix.
Alors que, à propos du Web et des bases de données, on débat dans les assemblées parlementaires du "droit à l'oubli numérique", la réflexion de Jean-Michel Rey les politiques d'oubli est de première utilité. Le droit à l'oubli importe moins que le devoir de mémoire, moins que la justice.

N.B.  Sur un sujet proche, signalons le livre de Hubertus Knabe, Die Täter sind unter uns. Über das Schönreden der SED-Diktatur, 2008, List Taschenbuch, 384 p. Bibliogr., Index.

L'auteur traite de la situation des anciens complices du régime criminel de la RDA (DDR, Allemagne de l'Est, dite "démocratique") dans l'Allemagne réunifiée, membres de la Stasi, etc. Comment la "réécriture du passé" ("Umschreibung der Vergangenheit") par les anciens criminels peut-elle être acceptée, tolérée ? Que faire de ce passé, de la seconde dictature criminelle de l'Allemagne ? Que faire de la mémoire de ce passé récent ? Les  bourreaux (les coupables / die Täter) sont encore "parmi nous", triomphants, souligne l'auteur ; ils ont leurs associations et contribuent à redorer un passé ("Ostalgie") qui fut criminel ? Or les générations allemandes (et européennes) d'après le Mur ignorent ce que fut la DDR, une dictature criminelle : devoir de mémoire, d'explication rigoureuse et surtout de justice car l'oubli est, comme toujours, favorable aux criminels.

N.B. Notons encore le débat à propos de la culpabilité de la SNCF dans la déportation : faut-il oublier, "réparer"... cf. "The Holocaust's legacy..." et la discussion qui suit l'article.

mercredi 3 novembre 2010

La mémoire a une histoire

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Catherine Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, 329 p., Bibliogr.

Cet ouvrage d'une historienne de la civilisation latine permet une approche comparative utile à la compréhension des médias. Bien sûr, ce n'est pas l'objectif de ce livre mais cela peut être le nôtre, lecteurs.
Toute l'histoire des médias pourraient être écrite avec la mémoire pour analyseur.
  • Tout effet des médias se traduit et se mesure encore par une mémorisation : du nom d'un produit à l'image d'une marque, des mots qui lui sont associés, des avantages d'un service. Mémoire de mots, mémoire d'idées, pour paraphraser Léon Brunschwicg. Mémoire de mots, mémoire de marques ? Combien de fois faut-il répéter un message pour que le consommateur s'en souvienne (effective frequency, capping) ? Quand commence-t-il à oublier  ? Qu'est-ce qu'une présence à l'esprit, et une absence ? Questions de mémoire. 
  • Alors que la mémoire change, faut-il revoir nos manières d'apprécier l'évaluation de l'image de marque et de l'impact d'une campagne ?
Deux directions essentielles peuvent être explorées grâce à cet ouvrage : la transmission et l'acquisition des savoirs, d'une part, les outils de la mémoire d'autre part.
  • Nous retiendrons que la mémoire relève du corps : savoir, c'est incorporer. Apprendre va de la main aux yeux et des yeux à la mémoire, disait Quintilien. D'où la difficile transmission du capital culturel : il n'y pas de raccourcis pour la culture, elle ne s'achète pas. Comme le bronzage, disait Bourdieu !
  • La mémoire peut recourir à des aides matérielles : de même que l'on disposait à Rome de tablettes de cire pour noter et ne pas oublier, de même que les politiques se faisaient accompagner de nomenclateurs pour saluer par leurs noms les publics et les clients (salutatio), de même, des outils de mémoire numérique jouent ce rôle aujourd'hui : le smartphone et les tablettes (iPad) avec leur palette d'outils (photos, Gist, etc.), les fiches pense-bête (stickies), les listes (tasks), le prompteur ?



Quel rôle pour la mémoire dans l'éducation à l'ère numérique ? Que faut-il encore savoir par coeur ? On semble éviter cette question primordiale avec habileté. A Rome, la rhétorique était primordiale et la mémoire était à son service. Est-ce que cela a changé ? Pas si sûr !
Ce livre ramène aussi des questions politques, comme celles de l'oubli ou de l'amnistie ("non-mémoire" ordonnée, volontaire), comme celle des monuments. Comment gérer la mémoire du passé ("Verangenheitspolitik", "Vergangenheitsbewältigung"), quelle histoire enseigner ? 

Confronter le rôle de la mémoire à Rome avec celui que lui accordent les médias numériques est un exercice comparatiste salutaire : sommes-nous si loin de cette civilisation dont nous dépendons d'autant plus que nous l'avons "oublié" ?
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