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lundi 24 septembre 2018

Le réseau des cités grecques de l'antiquité


Irad Malkin, A Small Greek World. Networks in the Ancient Mediterranean, Oxford University Press, 2011, 284 p. Index, bibliogr., 33 $
Publié en français par Les Belles Lettres en 2018, Paris, sous le titre Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l'antiquité, 26,5 €

En examinant l'histoire des cités grecques, l'objectif de l'auteur est de rendre compte de l'essor de la civilisation grecque ancienne, essor géographique d'abord, tout autour de la Méditerranée, hégémonie culturelle ensuite, malgré les défaites militaires. L'auteur est Professeur d'histoire de l'antiquité grecque à l'université de Tel Aviv. Pour ce travail d'historien, et c'est l'originalité primordiale de ce livre, il mobilise la notions de network : la théorie des graphes, de la connectivité, le modèle d'Erdös et Rényi, ainsi que l'ouvrage de Duncan J. Watts sur les réseaux connectés.
Le titre du livre évoque l'article fameux de Stanley Milgran paru dans Psychology Today en 1967,"The Small World Problem" (1967).

La civilisation grecque a implanté tout autour de la Méditerranée des établissements indépendants, processus habituellement décrit à l'aide du terme courant mais trompeur de colonisation ("misleading modern term") et du couple notionnel classique, centre /périphérie, qui en découle. Or il n'y a ni colonisation, ni centre, ni périphérie. Vinciane Pirenne-Delforge, titulaire de la chaire "Religion, histoire et société dans le monde grec antique" au Collège de France, indique que, à la fin de l'ère classique (IVe siècle avant notre ère), le monde grec comptait un peu plus d'un millier de cités, chacune ayant ses lois, ses usages (nómaia). Irad Malkin, citant un récent décompte, parle de mille cinq cents cités et emporiae (trading stations, comptoirs commerciaux), le tout créant un "ourlet" (Ciceron) au long des côtes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A la notion moderne de colonie où s'opposent violemment autochtones et colons, l'auteur substitue celle de terrain d'entente et d'échanges (middle ground), notion qu'il emprunte à l'histoire de l'Amérique du Nord et des contacts entre Indiens et Européens. Enfin, il invite à reconsidérer la carte intellectuelle (cognitive map) que nous ont imposée les études classiques : la Grèce ancienne n'était pas un Etat, elle ne le deviendra qu'au XIXème siècle, et les cités grecques étaient alors jalousement indépendantes.

Au-delà du précis travail d'historien que conduit l'auteur, la notion de network entraîne une réforme de l'entendement géopolitique ; plus qu'un moyen descriptif pour représenter des échanges (Fernand Braudel), le network avec sa panoplie conceptuelle (auto-organisation, degrés de séparation, clustering, information cascade, hubs, etc.) s'avère un outil explicatif fécond (créatif) pour analyser une dynamique socio-historique. Sans remettre en question les travaux de générations d'historiens des sociétés grecques et de la Méditerranée qui l'ont précédé (il ne conteste pas sa dette envers Fernand Braudel, par exemple), Irad Malkin invite à réinterpréter les faits qu'ils ont établis, et à changer de perspective. L'ouvrage est donc doublement intéressant, d'une part, pour le renouvellement historique qu'il construit mais aussi, surtout, d'autre part, pour les moyens méthodologiques mis en œuvre et les perspectives qu'ils ouvrent. Beaucoup de ces perspectives peuvent être suggestives pour penser les médias ; par exemple, reconsidérer l'organisation des networks de la radio et de la télévision américaines, leur lancinant localisme, ou encore le réseau de distribution de la presse française, etc.). Irad Malkin souligne la non-intentionnalité de la formation d'un network et, par conséquent, la non-intentionnalité des opérations socio-économiques qu'il induit. Les cités dispersées sur les côtes méditerranéennes forment un "Greek Wide Web", en quelque sorte, dont le centre ne serait pas Athènes (tandis que Rome, au centre de l'empire, s'imposera militairement à ses colonies). Le network vaut également par sa structure évolutive et par sa fractalité, chaque région étant comme une micro-Méditerranée, avec des auto-similarités.
L'auteur insiste sur la perspective maritime du monde grec, la terre, la côte est vue de la mer (ship-to-shore) et la mer est perçue comme un arrière pays alors que nous imaginons le monde grec depuis la terre. La discontinuité territoriale du monde grec, sa dispersion, sa structure en réseau, expliquent son succès ; elles ont forgé ses points communs essentiels : une langue commune (koiné dialektos, κοινὴ διάλεκτος), un ensemble de traditions, de références religieuses ("leur culture s'étendait largement sur les rivages des mers, tandis que l'identité politique restait limitée aux frontières étroites de leurs multiples cités", rappelle Vinciane Pirenne-Delforge à propos des cités). Parmi ces références communes, on peut évoquer l'oracle de Delphes qu'écoutaient ceux qui allaient s'exiler pour fonder au loin un foyer, une cité (ap-oikia, ἀπ-οικία).

Voici donc un livre enrichissant et stimulant. Ceux qui étudient les médias et les réseaux sociaux y trouveront matière à penser, à débattre, et à remettre en chantier bon nombre d'idées et d'opinions qu'ils mobilisent couramment.


Références
Albert-Lászlo Barabási, Linked. How Everything is Connected to Everything Else..., New York, Penguin Group, 2003,  294 p. , Index
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p. 12 €
Duncan J. Watts, Six Degrees. The Science of a Connected Age, New York, Norton & Company, 2003, 374 p. Bibliogr., Index
Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge University Press, 1991, 544 p., Index.

lundi 25 juin 2018

Repenser la vie dans des villes intelligentes



Villes. La nouvelle donne, JCDecaux, Paris, 2018, 115 p.

JCDecaux publie un élégant "cahier de tendances" consacré à la ville et à ses évolutions possibles, probables. Le livre, car c'est un livre, et même un beau livre, luxueux, multiplie les idées innovatrices mais surtout illustre ces idées d'exemples, ce qui éloigne un peu les utopies démagogiques. Ville partagée, ville versatile, ville de la multitude des initiatives : il s'agit de dépasser les idées générales, et généreuses, avec des exemples réalistes, puisque réalisés : l'Open Closet de Séoul pour faciliter la recherche d'un emploi (p. 51), les vergers urbains (Paris, p. 58), les cyclistes encouragés et salués par Copenhague (p. 75), la "ceinture aliment-terre" de Liège (p. 44), le privilège accordé au commerce local (la monnaie locale à Bristol, p. 45), entre autres. Le cahier aborde aussi de front les sujets qui peuvent fâcher : la dramatique asphyxie de la ville par l'automobile (inutilisée pour 96% de son temps, les parkings occupant 20% de l'espace urbain, sans compter les trottoirs, p. 37). Une page de synthèse rappelle ce qui, dans la vie urbaine, est "en voie de disparition" (p. 82).

JCDecaux est parfaitement placé pour évoquer la ville : c'est le seul groupe média français de taille et d'expérience internationales. Actif dans la plupart des grandes villes du monde, il en recueille une connaissance pratique enviable et rare. De plus, la ville se vit comme un support de communication extérieure et de publicité ("espace public"), celle-ci contribuant au financement indirect des mobiliers urbains, des transports : c'est le cœur de métier de JCDecaux.

Plusieurs facteurs se conjuguent pour imposer une conception nouvelle de la ville : d'une part, la montée des périls liés à la pollution atmosphérique et sonore à laquelle un siècle de fascination automobile ont donné une ampleur dangereuse ; d'autre part, l'importance des données numériques disponibles en temps réel sur la vie dans la ville. La collecte et l'exploitation de données numériques d'observation - au moyen de multiples capteurs - des déplacements, de la pollution, du marché immobilier, du marché scolaire (les deux sont liés), des événements permettront-elles de rendre les villes, sinon intelligentes, du moins intelligibles et d'en améliorer la gestion quotidienne.
Les auteurs invités par ce "cahier" pour détecter les tendances viennent d'horizons culturels divers, casting rafraichissant et souvent inattendu ; iconoclastes, ils mettent l'accent sur  "l'humain au cœur du projet urbain" : rendre le piéton roi avec la "piétonisation" des rues et des quartiers, promouvoir et généraliser les pistes cyclables, privilégier la proximité dans l'urbanisme commercial, assurer le retour des arbres, de l'eau dépolluée, du bois de construction, des animaux non domestiques... La transition énergétique remet en question la place et le pouvoir de l'automobile et de ses puissants lobbies, elle conduit inéluctablement vers davantage de transports publics de qualité : ce travail indique de nouvelles voies.

Le livre donne à rêver pour mieux oser penser la vie en ville, c'est son objectif et il est atteint. Pourtant, rien de tout cela n'échappera au calcul économique et social, aux questions de financement et d'endettement. Le calcul du coût de certaines manifestations ne devrait-il pas seulement être évalué en dépenses (payées par les impôts des contribuables) mais aussi en pollution, en inconfort pour les habitants. Les données numériques permettront une synthèse plus clairvoyante laissant moins de place à la démagogie électorale.
Quid du tourisme : en calcule-t-on lucidement les bénéfices et les nuisances ? Quels choix ? Faut-il entasser des touristes sur des bateaux-mouches ou dans des bus pour visiter une ville au lieu d'en faciliter la visite à pied ou à bicyclette ? Dans certaines grandes villes, comme Genève, les hôtels donnent à leurs clients des tickets gratuits pour les transports publics... Quid des compétitions sportives à grand spectacle, ces vaches sacrées ? Sont-elles un bien pour les villes ?
Quid des effets sur l'urbanisme de la livraison à domicile généralisée et gratuite ? Que peut-on espérer, mais surtout craindre, de "géants" numériques tels que Amazon, Airb&b, eBay, Waze (Google), Uber, Lyft, etc. ? Cette question renvoie d'abord à la fiscalité locale (cf. la récente décision de la Cour Suprême américaine quant à l'imposition locale du e-commerce).
Le problème politique du pouvoir urbain est éludé, ce n'est pas le sujet, mais les lecteurs devront y penser. Qui décide, qui gouverne les villes ? Des administration, des élus. Où s'arrête la ville, a-t-elle des frontières ? Quelle est sa place dans une économie-monde ? Comment cohabitent pouvoirs local, régional et national ?
Enfin, le cahier se tient délibérément loin des aspects techniques, des réseaux de l'internet des choses  et des questions de données : qui doit détenir les données numériques de la ville, ses habitants, ses administrations, ses commerçants ? Ne devraient-elles pas être open source ? Quelle place accorder aux écrans dans la ville (DOOH), quelles dimensions, quelles créations ?
Nouvelle donne, nouvelles données. On attend un prochain tome, plus technique.
Albert Asséraf, Directeur Général Stratégie, Data et Nouveaux Usages de JCDecaux conclut ce cahier en soulignant la nécessité de rompre heureusement avec le conservatisme endémique pour imaginer sans cesse des solutions meilleures pour vivre en ville, "meilleures parce que collectives et tournées vers le bien commun". Indiscutable, à discuter. Merci à JCDecaux d'engager cette discussion. A "smart city", "smart advertising" ?

vendredi 27 janvier 2017

Définir le capitalisme par l'accumulation d'information, de data ?



Steven G. Marks, The Information Nexus. Global Capitalism from the Renaissance to the Present, 2016, Cambridge University Press, 250 p. Index. 22€

L'ouvrage commence par un historique du mot "capitalism" en Europe. Le terme émerge au début du XXème siècle, surtout chez deux auteurs allemands : Werner Sombart qui voit dans le judaïsme la source du capitalisme et Max Weber qui publie L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (1905). Werner Sombart finira par se rallier aux nazis ; il associera, dans une même dénonciation, capitalisme et judaïsme, l'un et l'autre étant "anti-allemands" (son argumentation recoupe celle de Martin Heidegger). La condamnation du capitalisme précède sa définition : celle-ci embrasse celle de l'industrialisation, de l'urbanisation, du règne de l'argent, de la machine et de l'insatiable besoin d'innovation ("destruction créative" des moyens de production selon Karl Marx puis Joseph Schumpeter). Le capitalisme semble indéfinissable.

La seconde partie de l'ouvrage passe en revue les différentes caractérisations du capitalisme ; il s'avère que les propriétés que l'on mobilise habituellement pour distinguer le capitalisme sont présentes dans toutes les économies, non seulement l'économie industrielle européenne mais aussi les économies plus anciennes, les économies asiatiques, etc. L'opposition classique et simplificatrice de Ferdinand Tönnies, entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft) semble également stérile.
Pour dépasser ces apories successives, Steven G. Marks en vient à proposer une solution plus explicative des caractéristiques du capitalisme : il ne se distingue des autres régimes économiques que par la circulation et la concentration de l'information (information nexus). Le poids de l'information fait son apparition tardive dans l'analyse économique des coûts de transaction (Friedrich Hayek, Georg Stigler) ; en revanche l'information nexus s'observe dès le Moyen-Âge avec le développement des techniques comptables (partie double), des transports, du courrier et de la poste, des annuaires, des catalogues, d'abord en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas puis dans toute l'Europe de l'Ouest. Le développement du télégraphe, du rail, des journaux, des données commerciales accompagnent la révolution financière (banques, bourses, crédit) : le capitalisme est né, l'électricité, le commerce de masse, la presse en sont des symptômes et des acccélérateurs. Son couronnement (son stade suprême ?) est l'ère numérique du commerce des données, sa mondialisation. L'ouvrage se conclut par une réflexion sur l'économie de la data.

Pourquoi définir encore une fois le capitalisme ? Est-il même possible de l'enfermer dans une définition ? A force de vouloir tout embrasser, la thèse de Steven G. Marks n'est pas très convaincante ; toutefois, sa démonstration mobilise beaucoup d'arguments avec pertinence. Tous ces rapprochements donnent à voir et à penser les économies et sociétés de l'information sous des angles inattendus. Et, finalement, on ne s'éloigne pas tellement de la première phrase du Capital : "La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une énorme accumulation de marchandises". Remplaçons marchandise (Ware) par data et voici le nouveau mode de production capitaliste...

jeudi 4 juin 2015

L'aménagement international et le démembrement des territoires


Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme international. Le grand malaise des nations, Paris, Seuil, 1995, 106 P.

La réflexion mise en œuvre dans cet essai est servie par l'actualité récente des nationalismes en Europe : Catalogne, Ecosse, Wallonie, Chypre, Italie du Nord, Kurdistan, décomposition de l'empire sovitétique, etc.). La réflexion sur la fragmentation territoriale et politique apparait indissociable de celle portant sur la mondialisation. Et ce postulat constitue déjà un important recadrage conceptuel, qui n'en reste pas là : que valent les notions, admises sans examen, d'auto-détermination (référendum), de nation, d'indépendance nationale, de décentralisation, d'identité (cf. L'identité de la France, de Ferdinand Braudel), de fédération ?
Comment un territoire, une aire géographique deviennent-ils une nation, à quelles conditions ? Quel rôle jouent la taille, l'histoire, la langue, l'école, le marketing, le folklore (cf. Médias et constructions nationales) ? Les petits pays sont-ils avantagés dans l'économie mondiale ? Existe-t-il un optimum, des limites, de taille ou de diversité ? Que valent, que coûtent les séparatismes ?
Quel rôle jouent les médias et, désormais, l'économie numérique dans l'aménagement et le déménagement des territoires ? Internet semble doté d'un statut mixte, à la fois "bien commun" mais aussi enjeu de marché et des politiques publiques.

En France, le débat est constant et l'évolution des découpages territoriaux (inter-communalité, départements, régions...) sans cesse questionnée, votée. Les médias ont épousé souvent des découpages territoriaux et commerciaux : presse nationale, régionale et départementale ; la télévision nationale domine dans la plupart des pays européens (dont la France). Que se passera-t-il avec le déploiement des cultures numériques et des identités mobiles ? Les notions courantes de zone de chalandise et de géo-marketing sont à reconsidérer avec le e-commerce qui s'affranchit des frontières, y compris fiscales. Jusqu'où doit s'étendre l'indépendance nationale alors que des très grands groupes exploitent la richesse des pays ? Le Web et le numérique relèvent-ils du régalien ?

Pour Laurent Davezies, la "cohésion territoriale" doit être garante de l'intérêt général (égalité, fraternité, liberté, sûreté), à l'opposé de "l'égoïsme territorial". Elle lui semble une composante fondamentale dans l'intérêt de la paix et ses composantes politiques primordiales ; elle émerge des analyses de l'auteur qui, malgré tout ne cesse de stigmatiser la panne théorique et le déficit d'outils de la science politique, de l'économie et du droit pour penser le nouveau monde des organisations territoriales enchevétrées.
La nation définit "un espace de solidarité socio-économique" : solidarité que traduisent des mouvements redistributifs et des transferts observables notamment dans les médias ("Plan France Très Haut Débit", télévision numérique terrestre, aides à la distribution de la presse). L'égalité des chances des territoires, plus que l'autonomie, constitue-t-elle un objectif prioritaire, national et républicain ? Jusqu'à quel point faut-il tolérer, encourager la mondialisation qui démantibule les économies nationales, rarement pour le bénéfice des consommateurs ?

Comment ces divers territoires, dont la marqueterie évolue continûment, peuvent-ils s'accorder avec les cultures de mobilité qui émergent depuis quelques années ? La notion de foyer comme lieu de consommation de média (télévision surtout) est bousculée, mais celle d'adresse IP et de localisation reste utile pour le ciblage , éditorial ou publicitaire ; la dissociation lieu de vie et médias consommés est fréquente (naître ici, étudier là-bas, travailler ailleurs)... Toute mobilité géographique s'accompagne-t-elle de mobilité culturelle, linguistique ? Pas si sûr. Elle s'accompagne de nostalgie des racines aussi, certainement, sol favorable aux conservatismes. L'idée macluhanienne d'un village planétaire suscite beaucoup de réticence voire d'hostilité, qu'il s'agisse de migrations, de tourisme, de liens avec les cultures d'origine...

La géographie des territoires est indiscutablement l'une des dimensions fondamentales des médias et de la publicité. L'ouvrage lucide de Laurent Davezies peut aider à y voir plus clair, à en poser les problèmes sans parti pris.

mardi 11 novembre 2014

Mondialisations anciennes et actuelles


Justin Jennings, Globalizations and the Ancient World, Cambridge University Press, 2011, 206 p., Bibliogr., Index, 20 €

La mondialisation est une vielle histoire. Colonisations, conquêtes, impérialismes religieux divers... Les réflexions courantes se basent surtout sur l'histoire occidentale récente (cf. "Empire et impérialismes"). Avec ce livre, pour mieux fonder le concept de mondialisation, l'auteur élargit le domaine de l'analyse à l'archéologie et à d'autres civilisations, à d'autres époques : Cahokia (Mississipi), Uruk (Mésopotamie), Wari (Andes).
Les notions mis à jour dans l'ouvrage peuvent-elles enrichir l'analyse de la mondialisation des médias dans leur forme numérique, au-delà des intuitions de Marshall McLuhan sur le village mondialisé ("global village") ?

Une grande partie de l'ouvrage est consacrée à l'histoire intellectuelle de la notion de mondialisation telle que l'ont développpée les historiens. L'auteur demande, préalablement, que soit mis fin à la séparation arbitraire entre monde moderne (le nôtre) et monde ancien (antique) afin que la mondialisation actuelle ne soit pas perçue comme le simple aboutissement d'une évolution d'une forme unique. Il existe, selon lui, différentes formes de mondialisation, indépendantes les unes des autres, qu'il faut étudier dans leur diversité plurielle afin de construire un concept fécond de globalisation.

L'établissement d'une culture mondiale se caractérise selon Justin Jennings par plusieurs tendances (trends) ; retenons : la compression de l'espace et de la durée (le monde semble plus petit), la déterritorialisation, la standardisation, l'homogénéisation culturelle, l'accroissement de la vulnérabilité (exemples : insécurité de l'emploi, propagation des crises...).
Ces tendances une fois établies, l'auteur confronte les observations provenant de l'expansion du Mississipi, d'Uruk et Wari avec les formes de mondialisation présentes dans les sociétés actuelles. Cette confrontation est d'autant plus délicate que, en réaction à la mondialisation, les sociétés mondialisées développent des résistances, provoquant l'indigénisation, le retour réactionnaire à la culture première, locale ("re-embedding of local culture") et la différenciation (unevenness).

Parmi les conclusions de son travail, Justin Jennings souligne que les cultures mondialisées sont mortelles. Celles qu'il a étudiées ont duré de 400 à 700 ans. Intégration et régionalisation se succèdent en cycles : si notre vague de mondialisation a commencé au XVIe siècle, elle touchera bientôt à sa fin. Peut-on se préparer au cycle suivant ? Comment, dans ces descriptions, situer la mondialisation numérique ? Constitue-t-elle des "économies-mondes" (Fernand Braudel) avec des centres en Californie et en Chine ? Est-elle inévitable, liée (comment ?) au modèle économique d'entreprises comme Google, Apple, Amazon, Microsoft, Facebook, Baidu, Alibaba, Tencent ? Toute mondialisation des technologies entraîne-t-elle la mondialisation des consommations culturelles, des goûts ? Le débat ne fait que commencer ; au moins, cet ouvrage nous épargne les dénonciations rituelles et étend quelque peu les territoires de l'analyse à d'autres espaces, à d'autres époques.

N.B. Flammarion vient de rééditer un texte classique de Fernand Braudel (1985) où se trouve abordée la notion d'économie-monde : La Dynamique du capitalisme, 2014, Champs Histoire, 109 p. 6 €.

jeudi 6 mars 2014

Le marché, un bien public


Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages d'une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, Index., Bibliogr. et sources Internet, 442 pages, 22,9 €.

L'ouvrage est dense et d'une richesse complexe, foisonnante tant il convoque de domaines pour rendre compte de l'histoire du marché (et non des marchés) : histoire religieuse, histoire sociale et politique, exemples et étude de cas issus de différentes périodes et de cultures éloignées. Au cœur de la réflexion de Laurence Fontaine, armant son argumentation, se trouve l'œuvre d'Adam Smith, décidément moderne. Au passage, elle égratigne la théorie braudélienne des "économies-monde" contre laquelle elle rétablit le rôle des réseaux marchands informels, avec les foires, les vendeurs de rue, les marchands ambulants, les colporteurs. Ces réseaux fluides sont des facteurs de mobilité sociale.

L'auteur s'applique à réhabiliter l'économie vivante, informelle, "à hauteur d'homme", qui représente une contestation tacite de l'économétrie théorique qui s'en tient aux anticipations rationnelles d'acteurs abstraits et aux grands agrégats.
Hors du plaisir intellectuel, que peut-on faire de ce travail ? A la lumière du travail de Laurence Fontaine, il serait certainement fécond d'analyser les transformations qu'Internet apporte à l'organisation du marché. Pensons aux marchés de seconde main, à la modernisation et à l'élargissement des vide-greniers, des garage sales, à la revente des cadeaux : que changent des entreprises comme eBay, leboncoin, Troc.com, Mercarietc ? Quel sens donner à l'automatisation de l'échange, de la fixation des prix aux enchères sur les places de marché ? Quel sens donner à l'économie des start-ups, au crowdfunding, au group buying ? Il faudrait revisiter ces techniques de marché avec les outils et la sensibilité de Laurence Fontaine. Le Web est-il bon pour le marché, contribue-t-il à en faire un bien public ?
Si le Web modernise le marché et les places de marché, améliorant apparemment la transparence et l'information (moteurs de recherche, publicité, comparateurs de prix), il ne protège pas, hélas, du lobbying et des monopoles, pour ne citer que les deux plus grands dangers qui menacent sans cesse le marché et l'économie du Web : il suffit de voir, pour s'inquièter, les moyens que les plus puissantes des entreprises du Web consacrent au lobbying, à Bruxelles et à Washington, notamment ?

Le marché est un bien public, rappelle l'auteur dans sa conclusion. Proposition qui prend tout son sens à être rapprochée des Droits de l'homme, associée à l'espace public et à la place centrale des consommateurs. La conquête du marché, c'est l'objet de la démonstration qui court dans ce livre, est une conquête sociale contre les "sociétés à statut" ; celles-ci font obstacle au développement du marché, empêchant les plus démunis d'y accéder, restreignant le droit d'accès au prêt à intérêt (accusation d'usure). Le marché suppose l'égalité (cf. le marchandage qui se fait sur un pied d'égalité entre vendeur et acheteur, méprisé par les aristocrates, absent du commerce éléectronique et presque toujours de la grande distribution) ; il favorise le développement de la ville, "marché permanent" des biens, des idées, des services.

Livre inattendu, subtile et agréable à lire et à relire, iconoclaste. Rafraichissement conceptuel assuré, l'économie revenant sur terre, avec le marketing quotidien et les techniques triviales du marché (politique des prix) et ses acteurs oubliés, femmes, pauvres... Cette historienne restaure le marché et l'échange dans leur diginité sociale : le commerce n'est-il pas un réseau social ? Lecture indispensable pour les économistes, indispensable aussi pour ceux qui veulent comprendre le Web.

N.B. De Laurence Fontaine avec Florence Weber (dir.), signalons un ouvrage collectif remarquable : Les paradoxes de l'économie informelle. A qui profitent les règles ?, Paris, Editions Karthala, 2011, 276 p.

dimanche 10 novembre 2013

Cartographies du mystère français

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Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Le Seuil, 2013, 322 p.

Peut-on comprendre, définir la France ? Pour les auteurs, il n'y a pas de "mystère français" mais un kaléidoscope, une complexité changeante à déconstruire rationnellement à l'aide d'outils démographiques, de sociologie politique, d'anthroplogie. Engagement méthodologique : "l'anthropologie est le contraire de la finance" (p. 302).
L'hypothèse centrale est que l'explication des changements sociaux intervenus entre 1980 et 2010 se trouve dans les sous-bassements anthropologiques et religieux du pays, dans les mentalités conçues comme une sorte d'infrastructure. Hypothèse géographique : la démonstration recourt à des analyses et une méthodologie cartographiques.

L'ouvrage s'inscrit dans la longue durée pour décrire les dynamiques de la société française. Les présentations cartographiques, lumineuses, provoquent des explications nouvelles, souvent inattendues, hors des typologies rebattues.
Les auteurs retiennent plusieurs axes d'analyse, mobilisés et convoqués en permanence, conjugués et croisés pour démystifier.
  • Le décollage éducatif. La force explicative donnée à l'éducation est quantifiée à partir de critères qui sont souvent simplificateurs, mais ce sont les seuls disponibles : ainsi du baccalauréat dont le nominal recouvre tant réalités inégales. Si sa pénétration est si élevée, c'est parce que l'on a reporté ailleurs les inégalités (mentions, options, sections, établissements, appréciation des enseignants, des chefs d'établissement, etc.). Tout le monde sait cela. De plus, inévitablement, comme dans toute sociologie historique, le niveau d'éducation met sur le même plan des formations touchant des générations éloignées ; comment confronter le baccalauréat de 1930 et celui de 2010 ?
  • L'émancipation des femmes. Quels critères ? Contraception, fécondité, emploi, certes. De là à en avoir fini avec "l'infini servage de la femme" (Rimbaud)... L'écart avec les hommes pour les formations scientifiques et techniques, l'accès aux postes de directions dans les entreprises, la durée du travail, l'exposition à la violence : cette libération n'est pas terminée. Peut-on l'escompter sans que ne soit affectée à son tour la "culture masculine" inculquée par la société française, partie prenante de ses mentalités ? Quid d'une émancipation masculine ?
  • La place du catholicisme. C'est sans doute l'aspect le plus convaincant de l'ouvrage. La religion des pratiquants a fait place à un catholicisme quelque peu laïcisé, invisible mais prégnant, implicite comme une sorte d'habitus culturel inscrit dans la sensibilité générale et qui s'avère "agent de structuration des comportements éducatifs ou politiques". Les "valeurs organisatrices du catholicisme" subsistent une fois la religion visible s'est effacée : le catholicisme est ainsi corrélé aux études longues, au travail à temps partiel, à la fécondité, à la famille nucléaire... La religion vaincue s'est emparée de ses vainqueurs ! Le catholicisme constitue une "couche protectrice", concept que les auteurs empruntent à Joseph Schumpeter ("protecting strata" / "protective frame").
  • La structure familiale : famille nucléaire / famille complexe / famille souche, en partie liées à l'habitat, définissent un "système anthropologique".
Ces variables fondamentales rendent compte de faits sociaux divers tels que la désindustrialisation, la gentrification (reconquête des quartiers populaires par les plus riches), la nouvelle pauvreté urbaine, la spacialisation intermédiaire des populations intermédiaires, l'immigration, le Parti communiste, le mariage... Au fil des pages émerge, complexe et multiple, une géographie de la France et des changements en cours. Ce livre met en oeuvre une méthodologie empirique, tissée de grandes hypothèses et de bricolages conceptuels. Les démonstrations sont parfois incertaines et limitées, mais toujours fécondes. L'ouvrage n'apporte pas un savoir catégorique et définitif que l'on pourrait importer tout prêt pour des travaux de marketing mais un mode de penser stimulant, des questions, des doutes. Et c'est tant mieux : l'analyse de données socio-culturelles (big data) requiert flexibilité et pragmatisme ; elle s'accomode mal des dogmatismes.

Insistons sur la méthode cartographique mise en œuvre. Alors que la géographie entre en force dans le marketing, il est indispensable de pouvoir combiner le micro-géographique de la localisation (adresse IP, code postal, aires urbaines, etc.) au macro-géographique tellement éloigné d'une géographie administrative si commode (départements, régions INSEE, etc.). De la même manière, il est indispensable de pouvoir raccorder des thèmes-cibles (mots clefs, clustersetc.) à des ensembles plus larges où ils peuvent trouver leur sens et leur cohérence. A leur analyse géographique, les auteurs ajoutent une dimension diachronique qui manque souvent aux analyses du marketing : pourtant, toute géographie a son histoire, une dynamique. Imaginons ce que cette méthodologie permettrait avec la richesse des données cartographiques maintenant disponibles grâce à la numérisation de la géographie humaine.
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vendredi 28 décembre 2012

La géographie, ça sert à faire du marketing

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Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (1976). Nouvelle édition augmentée, Préface inédite, Paris, La Découverte, 2012, 245 p. 20 €

La réédition de ce livre tombe à pic alors que la cartographie est mobilisée par des conflits géopolitiques (cf. Chine / Japon, Chine / Vietnam). En même temps, les applis de cartographie jouent un rôle de premier plan sur le marché des smartphones tandis que le ciblage géographique s'avère une dimension de plus en plus essentielle du marketing numérique.
"La carte dit l'essentiel", disait Fernand Braudel. L'essentiel, c'est la stratégie, qu'il s'agisse de politique ou de marketing, la guerre n'étant que leur "continuation avec d'autres moyens", pour paraphraser von Clausewitz (Vom Kriege). L'essentiel, c'est aussi de rendre la stratégie lisible dans la carte, de la faire parler (visual storytelling).
Le marketing numérique stimule le développement de la géographie et de ses applications. La mobilité (commerce, tourisme, géolocalisation, etc.) impose les plans, les cartes et le savoir géographique. Bientôt, les cartes conduiront des voitures automatiques qui liront des cartes : Google "driverless cars", Google Street View et Google Maps, même combat. Déjà des constructeurs intègrent Google Send-To-Car dans l'équipement de communication numérique de leurs véhicules (cf. par exemple, Kia Motors).

La géographie rationalise la gestion des populations (carte scolaire, urbanisme commercial, POS, zones de chalandise, cadastre, plan des réseaux de transports, etc.). Elle participe à l'organisation de la vie quotidienne, donnant toute son importance à la maxime de Yves Lacoste : "Il faut que les gens sachent le pourquoi des recherches dont ils sont l'objet" : déontologie rarement appliquée.
Le livre, autrefois fameux et provocateur de Yves Lacoste, a vielli, bien sûr ; certains débats entre géographes paraissent aujourd'hui obscurs. Pourtant, le chapitre sur les échelles, sur les données géographiques et "la différentiation des niveaux d'analyse" et donc de conceptualisation et de visualisation, reste central. Dans quelles conditions, la notion de diatope, qui articule différents ordres de grandeurs, est-elle toujours explicative. Pourrait-on s'en servir pour fonder une géopolitique des médias ?
Ce livre de géographe est aussi un livre d'histoire de la géographie. On y entrevoit le rôle des grands ancêtres, Hérodote (qui donne son nom à la revue de géographie fondée par Yves Lacoste), Vidal de Lablache, Elisée Reclus, etc. La critique de l'enseignement de la géographie en France est impitoyable et toujours actuelle :  comment a-t-on pu rendre tellement ennuyeuse une science si vivante ?

La géographie totalise, synthétise des savoirs et des données éparpillés (big data ?), élaborant des techniques propices à la domination et au contrôle (cartographie, sémiologie graphique, visualisation, etc.) mais aussi à la résistance à la domination (ainsi Google a publié une carte de la Corée du Nord où figurent les camps de concentration). Cette spacialisation, comme celle des organigrammes, institue et légitime une rationalisation apparente des décisions, des stratégies ("raison graphique", dit Jack Goody).
La géographie et ses cartes sont désormais des moyens d'information courants, banalisés par le Web (cf. le slogan de Google Earth : "Get the world’s geographic information at your fingertips") ; elles donnent lieu à nombre de numéros thématiques de la presse : atlas économiques (Nouvel Observateur), géopolitiques (religions, énergies, etc.), atlas des minorités, des religions, des migrations (Le Monde), atlas géostratégiques (Diplomatie magazine, ARTE), atlas de la Méditerranée (L'Histoire), de la Coupe du monde de rugby (Midi Olympique), des plus beaux fleuves, des déserts, de l'écotourisme (Ulysse Télérama), des entreprises (Enjeux Les Echos), atlas ferroviaire (Le Train), atlas du terrorisme (Courrier international), atlas Napoléon (Napoléon 1er), cartes marines (Voiles), cartes de l'état de l'Europe (Capital), etc. La carte est outil d'information : par exemple, 环球时报), revue chinoise officielle, publie une carte du risque chimique (cfTeaLeafNation).
Depuis juillet 2010, un magazine trimestriel est consacré à l'information sous forme cartographique : CARTO, Le monde en cartes, 10,95 €.
Pas d'histoire, pas d'information sans cartes, pas d'action politique sans cartes. Et, surtout, pas de média sans cartes.
Et, bien sûr, pas de marketing sans géographie.

Notes
Submarine Cable Map
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers de l'histoire, Paris, 1992, Albin Michel, 537 p., Bibliogr. Index
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