Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (1976). Nouvelle édition augmentée, Préface inédite, Paris, La Découverte, 2012, 245 p. 20 €
La réédition de ce livre tombe à pic alors que la cartographie est mobilisée par des conflits géopolitiques (cf. Chine / Japon, Chine / Vietnam). En même temps, les applis de cartographie jouent un rôle de premier plan sur le marché des smartphones tandis que le ciblage géographique s'avère une dimension de plus en plus essentielle du marketing numérique.
"La carte dit l'essentiel", disait Fernand Braudel. L'essentiel, c'est la stratégie, qu'il s'agisse de politique ou de marketing, la guerre n'étant que leur "continuation avec d'autres moyens", pour paraphraser von Clausewitz (Vom Kriege). L'essentiel, c'est aussi de rendre la stratégie lisible dans la carte, de la faire parler (visual storytelling).
Le marketing numérique stimule le développement de la géographie et de ses applications. La mobilité (commerce, tourisme, géolocalisation, etc.) impose les plans, les cartes et le savoir géographique. Bientôt, les cartes conduiront des voitures automatiques qui liront des cartes : Google "driverless cars", Google Street View et Google Maps, même combat. Déjà des constructeurs intègrent Google Send-To-Car dans l'équipement de communication numérique de leurs véhicules (cf. par exemple, Kia Motors).
Le livre, autrefois fameux et provocateur de Yves Lacoste, a vielli, bien sûr ; certains débats entre géographes paraissent aujourd'hui obscurs. Pourtant, le chapitre sur les échelles, sur les données géographiques et "la différentiation des niveaux d'analyse" et donc de conceptualisation et de visualisation, reste central. Dans quelles conditions, la notion de diatope, qui articule différents ordres de grandeurs, est-elle toujours explicative. Pourrait-on s'en servir pour fonder une géopolitique des médias ?
Ce livre de géographe est aussi un livre d'histoire de la géographie. On y entrevoit le rôle des grands ancêtres, Hérodote (qui donne son nom à la revue de géographie fondée par Yves Lacoste), Vidal de Lablache, Elisée Reclus, etc. La critique de l'enseignement de la géographie en France est impitoyable et toujours actuelle : comment a-t-on pu rendre tellement ennuyeuse une science si vivante ?
La géographie totalise, synthétise des savoirs et des données éparpillés (big data ?), élaborant des techniques propices à la domination et au contrôle (cartographie, sémiologie graphique, visualisation, etc.) mais aussi à la résistance à la domination (ainsi Google a publié une carte de la Corée du Nord où figurent les camps de concentration). Cette spacialisation, comme celle des organigrammes, institue et légitime une rationalisation apparente des décisions, des stratégies ("raison graphique", dit Jack Goody).
La géographie et ses cartes sont désormais des moyens d'information courants, banalisés par le Web (cf. le slogan de Google Earth : "Get the world’s geographic information at your fingertips") ; elles donnent lieu à nombre de numéros thématiques de la presse : atlas économiques (Nouvel Observateur), géopolitiques (religions, énergies, etc.), atlas des minorités, des religions, des migrations (Le Monde), atlas géostratégiques (Diplomatie magazine, ARTE), atlas de la Méditerranée (L'Histoire), de la Coupe du monde de rugby (Midi Olympique), des plus beaux fleuves, des déserts, de l'écotourisme (Ulysse Télérama), des entreprises (Enjeux Les Echos), atlas ferroviaire (Le Train), atlas du terrorisme (Courrier international), atlas Napoléon (Napoléon 1er), cartes marines (Voiles), cartes de l'état de l'Europe (Capital), etc. La carte est outil d'information : par exemple, 环球时报), revue chinoise officielle, publie une carte du risque chimique (cf. TeaLeafNation).
Depuis juillet 2010, un magazine trimestriel est consacré à l'information sous forme cartographique : CARTO, Le monde en cartes, 10,95 €.
Pas d'histoire, pas d'information sans cartes, pas d'action politique sans cartes. Et, surtout, pas de média sans cartes.
Et, bien sûr, pas de marketing sans géographie.
Notes
Submarine Cable Map
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers de l'histoire, Paris, 1992, Albin Michel, 537 p., Bibliogr. Index
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Qu'entendez-vous par "résistance à la domination"?
RépondreSupprimerLa géographie et la cartographie peuvent être utilisées pour dominer et contrôler mais aussi pour y résister ou s'en libérer. Cf. histoire de la colonisation, accès à la cartographie lors de certaines guerres civiles, analyse critique de décisions d'urbanisme, etc.
SupprimerLe principe de résistance à la domination est intéressant dans ce cadre et rappelle les théories sur la guérilla de Mao, incluant les tactiques de flou entre le statut de civil et de résistant. Ce flou apparaît de plus en plus dans le quotidien où l'invisibilité du traçage et la présence non visible des grands acteurs nous amène à un manque de prise de conscience de la présence des ces derniers.
RépondreSupprimerAu temps des situationnistes, l'affiche publicitaire était l'agresseur, aujourd'hui, la multitude d'informations floutent la présence des marques aussi bien que l'utilisation invisible de nos données.
Le modèle de Clausewitz de la guerre aussi bien que celui des autre théoriciens européens tel que Jomini reposent sur un modèle en jeu d'échec avec un Roi à abattre tandis que le modèle de la guerilla repose davantage sur le jeu de Go où chaque pièce est égale et où il s'agit d'entourer les pions adverses pour conquérir un espace. Au final il me semble que les acteurs du web et le marketing actuel est une variante du jeu de go. Il convient d'entourer les espaces privés et les différentes sphères afin d'optimiser les connaissances sur le consommateur, cibler, fidéliser etc...