Affichage des articles dont le libellé est Nietzsche (F). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Nietzsche (F). Afficher tous les articles

lundi 2 décembre 2024

Nietzsche philologue

 Friedrich Nietzsche, Traité appelé La joute d'Homère et Hésiode, Certamen quod dicitur Homeri et Hesiodi, E codice florentino, Les Belles Lettres, 2024, Bibliogr, Index des noms, Table des illustrations, 351 p.

Voici un texte peu connu des non spécialistes : il s'agit de l'édition et de la traduction en allemand par Nietzsche d'un traité sur la joute des deux grands aèdes, poètes épiques de l'antiquité grecque, Homère et Hésiode. L'ouvrage présente le texte grec et sa traduction en allemand, traduite en français par Anne Merker, Professeur des universités à Strasbourg. C'est le cinquième volume des écrits philologiques de Nietzsche publié par Les Belles Lettres.

ἀγών / agṓn est le terme grec qui est employé pour désigner la joute oratoire des deux poètes. On doit à Nietzsche d'avoir découvert l'auteur de ce traité, Alcidamas d'Elaea, un contemporain de Platon. Nietzsche a mis en oeuvre tout son métier de philologue pour identifier l'auteur du Certamen ; cette identification sera confirmée par les découvertes ultérieures de deux papyri. Nietzsche était alors au début de sa carrière d'enseignant et de chercheur, il était l'auteur de La Naissance de la tragédie, publiée en janvier 1872. La production du Certamen couvre les années1867-1873.

L'ouvrage donne toutes les dimensions du travail de Nietzsche. On y trouvera : les recensions de Nietzsche pour le Literarisches Centralblatt, le texte de La guerre des aèdes en Eubée, conférence de Nietzsche donnée en juillet 1867, Le traité florentin sur Homère et Hésiode, leur lignée et leur jouteparu en1870 dans le Rheinisches Museum für Philologie, et finalement le texte du Certamen quod dicitur Homeri et Hesiodi. Les textes sont traduits et richement annotés par Anne Merker. L'ensemble constitue une contribution remarquable à la connaissance de la formation de Nietzsche.

lundi 4 janvier 2021

Nietzsche, ramené enfin à l'essentiel


Marc de Launay, Nietzsche et la race, La librairie du XXIème siècle, Editions du Seuil, Paris, 2020, 178 p.

Ce livre ne passera pas inaperçu aux lecteurs déjà habitués de Friedrich Nietzsche. De ceux qui franchiront le titre, si peu avenant, et, à mon avis, plutôt maladroit, ou tellement adroit que beaucoup de lecteurs risquent de s'y perdre voire de ne pas commencer de lire ce livre pourtant indispensable à la compréhension de Nietzsche. 
Marc de Launay est l'un des meilleurs spécialistes français de Nietzsche, et il dirige l'édition des oeuvres de Nietzsche en Pléiade.

Tout d'abord, ce livre était indispensable pour mettre fin, clairement, et sans discussion, à l'idée d'un Nietzsche hitlérien et sympathisant des idées nazies. Cette idée d'origine antisémite et nazie, est née des initiatives de la soeur de Nietzsche, elle-même antisémite intéressée et épouse d'un antisémite notoire à l'époque. 

Dans cet ouvrage, Marc de Launay analyse quelques unes des idées nazies, celle de race (et de lutte des races) associées à Nietzsche, d'homme aussi et il recadre les principales idées de Nietzsche sur le surhomme. Mais, surtout, il démontre que le nazisme n'a en aucune manière affecté la philosophie de Nietzsche. 
Cette philosophie n'est pas facilement accessibles et l'auteur cite la phrase d'Ovide chère à Descartes :"Bene vixit qui bene latuit" ("Vivre caché c'est vivre heureux"). 
"Etre allemand comme il faut, c'est se dégermaniser" ("Gut deutsch sein, heisst sich entdeutschen") proclame Nietzsche. Cette proposition est à lier à celle qui voudrait "exclure du pays les braillards antisémites" et l'Europe est à penser comme le contraire du cosmopolitisme, mais comme "celle de l'affrontement aiguisé des esprits libres issus de chacune de ses composantes culturelles".
Nietzsche n'était pas antisémite, même s'il a connu quelques maladresses dans ses débuts : les Juifs sont "le peuple le plus fatal de l'humanité" ou encore "Ce que l'Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et surtout ceci qui appartient au meilleur et au pire : le grand style dans la morale, l'horreur et la majesté des exigences infinies, [...] tout le romantisme sublime des problèmes moraux". 
Nietzsche ne supportait pas la "bêtise antisémite" et ce livre formidablement intelligent, intéressant, le rappelle à chaque page. Pas toujours facile à lire mais passionnant. L'auteur est fin lecteur, il ramène Nietzsche à l'essentiel.

mardi 20 août 2019

Dictionnaire Montaigne, à lire méticuleusement, dans le désordre


Dictionnaire Montaigne, 2013 p.  Sous la direction de Philippe Desan, 2018, Classiques Garnier, Paris

Ce Dictionnaire Montaigne reprend et enrichit en 749 entrées un dictionnaire publié d'abord en 2007. Il est dirigé par Philippe Desan, professeur de littérature à Chicago et spécialiste reconnu de l'oeuvre de Montaigne.
Tout y est et l'on trouve (de) tout dans cet ouvrage : un texte sur Nietzsche, l'article "Mélancolie" ou l'article "Mémoire" (la mémoire est suspecte aux yeux de Montaigne), un article sur la "Femme" et un sur "l'Homme", un article sur le "Judaïsme" (Montaigne descendant de marranes ?)... Chaque article s'accompagne de références bibliographiques, le "Mexique - Pérou", le "Moi", le "Paratexte" des Essais, "Pindare" que Montaigne n'a sans doute pas lu, "Platon" par J-L Viellard-Baron, ou la "Rhétorique"..., sur Pascal" aussi, son ardent lecteur, etc.

A quoi sert un tel ouvrage ? A se retrouver dans l'oeuvre de Montaigne, ou, plutôt aussi, à s'y perdre mais à s'y perdre pour s'y retrouver, ailleurs. Le livre mêle des mots que l'on attend, ainsi la "Pédagogie" et des mots que l'on n'attend guère comme le "Phare de Cordouan" (à l'entrée de l'estuaire de la Gironde) dont Montaigne ne verra pas l'achèvement ou le "Repentir" qu'il dénonce ("la repentance n'apporte que du déplaisir") ou encore l'article sur "Rome" dont il reconnaît "qu'elle est la "seule ville commune et universelle", que la "Bulle de bourgeoisie romaine" (qu'il reçoit le 5 avril 1581) est "un titre vain" mais qu'il l'a reçu avec "beaucoup de plaisir". La "signature" de Montaigne fait aussi l'objet d'un article qui s'essaie à démêler le vrai du faux....

"Je ne peints pas l'estre, je peints le passage", affirmait Montaigne ; le livre évoque les "Revues montaignistes" (que l'auteur a reprises). Ronsard et Montaigne ? Peut-être, sans doute même. Shakespeare a-t-il lu Montaigne ? Les deux sont des culminations de la Renaissance, souligne l'auteur qui hésite à conclure. Terminons avec les "Cannibales" que Montaigne traite avec précaution et prudence. Montaigne est un auteur formidable que cet immense ouvrage tend à montrer par tous les côtés : il y parvient plutôt bien et l'on a bien du mal à refermer le livre dont chaque article ouvre un problème de la lecture de Montaigne au XXIème siècle, qui à son tour en suscite d'autres.

Le format de poche convient bien à cet ouvrage qui pourtant gagnerait à un second mode de présentation, complémentaire, autre, plus polémique et discutant les idées avancées par les auteurs. Un format batailleur donc. Numérique ?

vendredi 15 mars 2019

Karl Kraus, journaliste anti-journaliste. Cécité et lucidité, à tout prix


Jacques Le Rider, Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise, Paris, Seuil, 557 p., 26 € Bibliogr., Index. 8 pages d'illustration.

Jacques La Rider, germaniste, spécialiste universitaire de la culture autrichienne, propose une biographie minutieuse et fouillée de l'oeuvre immense de Karl Kraus : plus de 22 000 pages écrites entre 1899 et 1936 (que l'on peut consulter en ligne - références ci-dessous). A la différence de travaux partiels consacrés à Karl Kraus qui sélectionnent les textes et les idées les plus conformes à leur thèse, Jacques La Rider ne laisse rien de côté, évoquant aussi les incohérences et les contradictions de l'oeuvre.
Après avoir lu cette biographie, le personnage de Karl Kraus, tellement célébré, apparaît complexe et discutable ; du coup, certaines célébrations peuvent sembler suspectes ou, à tout le moins, maladroites et biaisées.

L'idée directrice de Karl Kraus, sa thèse primordiale est que la presse et le journalisme inculquent dans le public et l'opinion publique la soumission satisfaite au nationalisme, à la modernité, au progrès. Cette soumission s'avère riche en conséquences politiques et sociales dramatiques. Le symptôme premier de la nuisance de la presse, Karl Kraus l'observe minutieusement dans la détérioration de la langue. Déjà, Nietzsche avait perçu le danger que la presse et le journalisme faisaient courir à la culture et à l'éducation.
Après avoir collaboré à de nombreux titres de la presse autrichienne, Karl Kraus, qui dispose d'une rente confortable versée par sa famille, crée sa propre revue en 1899, Die Fackel, la torche ou le flambeau, sensé brûler et faire la lumière. A partir de 1912, il en sera l'unique rédacteur.

Karl Kraus (1874-1936) revendique un journalisme agressif, sans concession, un journalisme qui ne cessera de dénoncer les industriels de la presse et leurs journalistes fauteurs de guerre. Journaliste anti-journaliste, il n'aura toutefois, quant à lui, pratiqué qu'un journalisme assis, un journalisme "de la chaire", lisant et colligeant la presse et les livres de son temps, fréquentant assidument les cafés et les théâtres de Vienne, de Berlin. Aucune investigation : ce n'est pas un "journaliste d'enquête" ; son travail repose sur l'analyse du travail publié par d'autres journalistes, une sorte de journalisme secondaire (comme on parle d'analyse secondaire). Paradoxe que ce journalisme occupé à dénoncer le journalisme, au moyen d'une sorte de curation toute personnelle, armée de logique, certes, mais sans vérification factuelle. Ce qui permet de comprendre aussi le volume de sa très abondante production...
Dire que les médias font l'air du temps, sont responsables de tous les maux du siècle et les rendent acceptables s'avèrera d'un bon rendement intellectuel et mondain. Comme toute célébration, ce journalisme ne demande aucune démonstration : d'ailleurs, on peut renverser la proposition et dire que le journalisme ne fait que respirer l'air de son temps, suivre et raconter "l'actualité". Causalité circulaire !

Une telle pratique du journalisme, loin des faits, ne va pas sans danger. Elle a conduit Karl Kraus à prendre parti, de loin, dans l'Affaire. Selon lui, le capitaine Dreyfus est coupable ; les dreyfusards, ceux qui défendent Dreyfus (Zola, Clémenceau, Jaurès, etc.) ne le font pas parce qu'il est innocent, argument juridique, mais parce qu'il est juif. La lutte contre l'antisémitisme provoquerait, en retour, un surcroît d'antisémitisme ! Encore un paradoxe krausien dont les profits de notoriété et de mondanité ne sont peut-être pas absents à l'époque. Karl Kraus se rangera donc, comme le social démocrate Wilhem Liebknecht, du côté des anti-dreyfusards ; il ira même jusqu'à inviter des antisémites notoires comme Houston Stewart Chamberlain, futur admirateur de Hitler, à publier dans Die Fackel. Le même Houston Stewart Chamberlain qui inspirera bientôt Hitler, Goebbels, et bien d'autres ! Et Kraus semble avoir ignoré le rôle essentiel de la propagande antisémite diffusée par une partie de la presse française : La Libre Parole (d'Edouard Drumont, fondateur de la Ligue nationale antisémitique de France), La Croix, Le Petit Journal, etc. manquant une occasion de dénoncer la malfaisance de la presse.
Jacques La Rider documente clairement cette affaire peu reluisante et révélatrice (pp. 108-121), souvent omise par les admirateurs de Karl Kraus. L'obsession antisémite de Karl Kraus a souvent été ignorée : antidreyfusisme, hostilité compulsive à Heinrich Heine (Heine und die Folgen) témoignent d'un surprenant aveuglement. L'antisémitisme de Kraus a été traité le plus souvent, comme si cela n'était pas si grave. Et Pierre Bourdieu de trouver Karl Kraus sympathique voire héroïque et de saluer sa "réflexivité critique" (cfEsquisse pour une auto-analyse, Raisons d'agir, 2004).
Die Fackel en ligne (en allemand)
Ainsi le grand journaliste Karl Kraus, dénonce le journalisme tout en se laissant aller au pire de ce qu'il dénonce. Pour juger du procès Dreyfus, il s'est contenté des discours et textes publiés dans la presse la plus conforme à ses a priori. Opinion contre opinion ! Provocation ? Ou banal laisser-aller, d'autant plus troublant que Karl Kraus, qui vient d'une famille juive, tient souvent, par ailleurs, des discours antisémites. Haine de soi et narcissisme se compensent, dit-on ("jüdische Selbsthass", selon l'expression discutable de Theodor Lessing, 1930). Dans sa conclusion, manifestement mal à l'aise avec la dimension antisémite de Karl Kraus, Jacques Le Rider évoque, d'une part, une distinction entre un  "antisémitisme culturel", celui de Kraus, d'autre part un antisémitisme "vulgaire" (p. 506). Peine perdue pour tenter de sauver Karl Kraus. Tout antisémitisme est criminel, telle est la leçon d'Auschwitz.

Polémiste, pacifiste, Karl Kraus privilégie deux cibles essentielles qui lui semblent parfaitement collaborer à la misère de tous : l'industrie militaire et les politiques qui sont favorables aux guerres d'une part, et, d'autre part, la presse et les journalistes qui propagent l'acceptation de la guerre et le consentement au nationalisme. Cette dénonciation culminera dans la condamnation des guerres qui ravagent l'Europe (Les  derniers jours de l'humanité, 1929). Karl Kraus pointe systématiquement cette responsabilité en puisant, au jour le jour, dans la presse de l'époque, à coup de citations. La conclusion tombera en 1933 : "le national-socialisme n'a pas détruit la presse, [que] c'est au contraire la presse qui a créé le national-socialisme".

Au-delà de cette proposition majeure déclinée dans toute l'oeuvre, la biographie décapante de Jacques Le Rider est éclairante, mobilisant de nombreuses informations, toutes significatives, sur la vie de Karl Kraus. Nous en avons retenu celles-ci.
  • Sur le plan de la forme, Karl Kraus exploite minutieusement les citations de presse pour en faire une arme polémique. Il s'illustre aussi dans la rédaction d'aphorismes, forme courte, qui divulgue aisément ses idées. Die Fackel est une entreprise médiatique unique dans l'histoire de la presse.
  • Karl Kraus non seulement écrit et publie mais, à partir de 1910, monte également de véritables spectacles dont il est le seul acteur, où il lit ses textes mais aussi des extraits d'auteurs classiques (Goethe, Shakespeare, Gogol, Wedekind et aussi Offenbach et Brecht) ; il lui arrive même de chanter. Au total, il donnera 700 lectures publiques.
  • Karl Kraus se veut un militant intransigeant de la langue allemande, défigurée, corrompue par la grande presse et la politique ; langue d'ailleurs mal enseignée au lycée. Karl Kraus soulignera qu'il n'a appris l'allemand qu'avec ses professeurs de latin. Un enseignement médiocre de la langue maternelle joue le jeu du journalisme et prépare les élèves à subir les méfaits d'une langue saccagée, les rendant vulnérables à la propagande, aux mensonges. 
  • Karl Kraus prend la défense de la vie privée de célébrités traînées dans la boue par la presse, décidément sans principes. 
  • C'est un adversaire déclaré de la modernité et du progrès technique dont la presse est à la fois le résultat et le moteur quotidien : le progrès est au service de la barbarie, pas de la culture. A l'occasion, Karl Kraus, volontiers conservateur, fustige les droits de l'homme, le droit de vote, le téléphone, la liberté de la presse, les Lumières, la psychanalyse... Humour, exagération pour choquer, étonner ? On ne peut s'empêcher d'y constater des similitudes avec l'attitude de Martin Heidegger, qui lui aussi dénonce les médias et la technique, causes de tous les maux du monde moderne. 
  • Karl Kraus, finalement lucide, estime que tout vaut mieux que Hitler et, par conséquent, qu'il faut à tout prix éviter le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss qui aura lieu en 1938). Dès la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, il dénonce la violence des nazis, les premiers camps de concentration... Il épingle Heidegger, universitaire nazi de la première heure (Troisième nuit de Walpurgis) et le poète Godfried Benn, lui aussi rallié au nazisme. Les nazis ne se sont pas trompés sur le compte de Kraus ; à peine au pouvoir à Vienne, ils en ont saccagé les archives.
  • Karl Kraus était connu et apprécié en France. Il y donna de nombreuses lectures, en Sorbonne notamment (1925-26), et ce sont des intellectuels français qui ont proposé par trois fois, en vain, sa candidature pour le prix Nobel (André Lalande, Léon Brunschwicg, Charles Andler, Léon Robin, Paul Fauconnet, Abel Rey, Lucien Levy-Brühl, Ferdinand Brunot).
  • Le livre évoque aussi un Kraus écologiste : "La nature maltraitée gronde ; elle se révolte d'avoir dû fournir de l'électricité à la bêtise humaine".
Sur le plan des médias et des industries culturelles, le livre Jacques Le Rider montre que Karl Kraus reste une référence indispensable. Il a préparé le travail de l'école de Francfort. Quant à sa dénonciation de la presse et de sa "magie noire" (l'encre des journaux), elle semble anticiper notre époque de fake news.
Cette excellente biographie, impitoyable et claire, permet de mieux comprendre Karl Kraus, ses errements et son talent, sa complexité et les difficultés inhérentes à son entreprise critique. Livre indispensable aux historiens, aux germanistes et à tous ceux qui analysent les médias aujourd'hui. On y rencontre Freud, Wittgenstein, Thomas Mann, Gehrard Scholem, Arnold Schönberg, Elias Canetti, Franz Kafka (qui trouve Karl Kraus insupportable), Rilke, Adorno, Alban Berg, Bertolt Brecht et aussi Walter Benjamin qui s'agace de voir Kraus jouer avec des "stéréotypes antisémites". Car tout le monde intellectuel germanophone et notamment viennois du début du siècle a lu Die Fackel et est venu, un jour ou l'autre, écouter Kraus.
Viennois irréductible, Kraus est indissociable de sa ville, ses rues, ses cafés, ses théâtres. Cosmopolite, il reste néanmoins enraciné dans la langue allemande de Vienne ("la vieille maison de la langue"), ses textes fourmillant de jeux avec les mots (Wortspiel et Wortwitz). En conséquence, difficile à traduire.

La biographie de Jacques Le Rider est précieuse : si l'on s'intéresse aux médias, il faut se coltiner Karl Kraus. Trier dans l'oeuvre. La modernité de cet anti-moderne est incontestable, les médias électroniques, les réseaux sociaux, la presse française de la collaboration, pour s'en tenir à quelques exemples, tout illustre la pertinence des analyses de Karl Kraus concernant les médias. Sa fécondité intellectuelle est extraordinaire qui raboute les médias, l'industrie culturelle, l'écologie et les langues, composantes souvent inutilement autonomisées et séparées. Quant à son antisémitisme, il faut certainement pour l'analyser le rapporter à la sociologie de la culture de l'époque dont l'antisémitisme est un ingrédient de base.
Document de présentation du film en France
(mars 2019)
La lecture de la presse confirme chaque jour les pires appréhensions de Karl Kraus. Aujourd'hui, en Autriche, certains auteurs semblent travailler comme lui : les pièces d'Elfriede Jelinek, viennoise fan de Karl Kraus, à propos de la campagne de Kurt Waldheim pour la présidentielle autrichienne (Präsident Abenwind, 1987) ou de Donald Trump (Am Königsweg, 2017). On peut aussi penser à Thomas Bernhardt.

Laissons la conclusion à un expert des médias, Walter Benjamin, lecteur et ami de Karl Kraus : "Le rôle de l'opinion publique fabriquée par la presse est précisément de rendre le public inapte à juger, de lui suggérer une attitude d'irresponsable et d'ignorant".
Et encore :
"Incognito, Karl Kraus parcourt nuitamment les constructions grammaticales des journaux et, derrière la façade rigide du verbiage, découvre de l'intérieur, décelant dans les orgies de la magie noire l'outrage fait aux mots, le martyre qu'ils subissent" (Karl Kraus, mars 1931, Frankfurter Zeitung). Cité par Jacques Le Rider, o.c. p. 449.

Post-scriptum
On m'objecte que l'antisémitisme de Karl Kraus était... "compréhensible", qu'il ne faut pas le prendre au pied de la lettre, etc. A quoi j'objecte que tout énoncé antisémite contribue à l'acceptabilité de l'antisémitisme, dont nous savons désormais où il peut conduire. Tout énoncé antisémite est grave, il n'en est aucun d'innocent.
Certes, Karl Kraus est devenu anti-hitlérien, en 1933, mais, nolens volens, la vérité de l'antisémitisme en Autriche, pour évoquer une production cinématographique récente, on la trouve, par exemple dans le film de Amichai Greenberg, "Les témoins de Lensdorf" (2019, en anglais, "The testament"). C'est là que doit être jugée l'irresponsabilité de Karl Kraus : il ne faut pas jouer avec les mots...

Références
Jacques Bouveresse, "Karl Kraus & nous", Agone, Octobre 2005
Elias Canetti, Die Fackel im Ohr. Lebensgeschichte 1921-1931, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag
John Prizer, "Modern vs. Postmodern Satire. Karl Kraus and Elfriede Jelinek", Monatshefte, Vol. 86, N° 4. Winter 1994, pp. 500-513
Brigitte Stocker, Das Wien des Karl Kraus, Edition A.B. Fischer, Berlin, 2018, 64 p.
MediaMediorum, Kraus. Journalisme et liberté de la presse

lundi 19 mars 2018

Souvent cibliste, parfois sourcier, Martin Luther traducteur


Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Edition bilingue allemand / français, présentation et traduction par Catherine A. Bocquet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, 190 p. Bibliogr., Annexe sur les personnages évoqués par Martin Luther

Les spécialistes des médias ont de bonnes raisons de s'intéresser de près à Luther. D'abord, parce que son succès, considérable, est dû à sa traduction en allemand de textes bibliques (traduction du latin, de la Vulgate de Jérôme, confrontée au grec et à l'hébreu), traduction qui constitue un éminent travail de communication religieuse et d'institution de la langue allemande (dite à l'époque langue vulgaire). Friedrich Nietzsche, fils de pasteur, voyait dans la traduction de Martin Luther un "chef d'œuvre de la prose allemande" ("Meisterstück deutscher Prosa"). Ensuite, parce que la diffusion des idées de Martin Luther doit beaucoup à l'imprimerie et aux imprimeurs ("l'imprimerie, dernier et plus grand don de Dieu à l'humanité", dit-il).
Comme traducteur, Luther a été combattu par les "papistes", ainsi qu'il appelle la hiérarchie chrétienne hostile à la Réforme : on l'accuse d'erreurs voire même de falsifications. Ses principales réponses à ses objections se trouvent dans deux textes que réunit, traduit et présente Catherine A. Bocquet :
- une lettre à Wenczeslaus Linck du 12 septembre 1530, sur la traduction (vom Dolmetschen)
- une réflexion sur la traduction des Psaumes en allemand (Ursachen des Dolmetschens)

De ces deux textes, richement et clairement présentés, on retiendra le cœur de l'argumentation de Luther : la qualité d'une traduction se mesure à son adéquation à la langue de ses destinataires, de sa cible. Luther se veut cibliste d'abord, pour emprunter la terminologie de la traductologie. D'où l'importance de recourir à une langue allemande populaire, puisqu'il s'agit de parler au peuple germanophone de l'époque ; il faut germaniser (verdeutschen) les textes plutôt que de traduire mot à mot. "Ce n'est pas au texte en latin qu'il faut demander comment l'on doit parler allemand, ainsi que le font ces ânes (les papistes), mais au contraire, il faut demander aux mères dans leur foyer, aux enfants dans les rues, aux hommes du peuple au marché" ("man muss nicht die Buchstaben inn der lateinischen sprachen fragen, wie man soll Deutsch reden wie diese Esel thun, sondern man muss die mutter im hause, die kinder auff den gassen, den gemeinen mann auff dem marckt").
Théorème sociolinguistique implacable dont les conséquences en termes de communication et de traduction sont essentielles : il faut suivre exactement le texte d'origine, bien sûr (la source), mais épouser aussi les usages de la langue cible, traduire des idées plutôt que des mots (Jérôme). De cela découle qu'une traduction d'ouvrages anciens doit être remise à jour régulièrement puisque les usages linguistiques des lecteurs nouveaux diffèrent. Retraduire Homère ? Retraduire Virgile ? Traduire Montaigne en français moderne et Shakespeare en américain... En général, le texte source ne change pas, ou guère sauf précision apportée par le travail philologique, t esauf falsifications aussi (ainsi certains textes de Friedrich Nietzsche ont été falsifiés pour leur donner un air nazi !), en revanche, la cible change.
L'équilibre entre la cible et la source est délicat : c'est tout l'art et le métier de la traduction, et la traduction automatique (NLP, Neural Machine Translation - NMT) en est bien loin puisqu'elle ne connaît encore que le texte source.
Cible / source : question de dosage, sorte de fine tuning. N'est-ce pas là le  paradigme même de l'art de communiquer, qu'il s'agisse de traduction ou d'interprétation, de rhétorique, de pédagogie ou journalisme ? L'art de la communication doit se tenir à distance de la démagogie, limiter la vulgarisation (vulgus = peuple), la simplification sans rebuter, pour que le peuple, l'élève puisse atteindre le texte d'origine. La pédagogue doit effectuer un va-et-vient de la cible à la source. Pensons à Spinoza qui proposera comme règle "de parler en se mettant à la portée de la foule" ("Ad captum vulgi loqui", Traité de la réforme de l'entendement, 17, I) et qui précise, plus loin, "adde, quod tali modo amicas præbebunt aures ad veritatem audiendam" (et ainsi il se trouvera des oreilles amicales prêtes à entendre la vérité). Exotérique d'abord, ésotérique ensuite ?

Cet ouvrage, la présentation, les notes, son annexe font percevoir la remarquable lucidité, la remarquable actualité aussi de ces textes de Martin Luther. Textes servis de plus par l'humour féroce de notre traducteur qui était, rappelons le, Docteur en théologie et Profeseur d'université. On rit de bons coups lorsqu'il invective ses adversaires papistes de l'époque ; il mérite bien son pseudo, qu'il a tiré du mot grec pour dire libre, éleuthéros, ἐλεύθερος.
Beau travail d'édition.

Références

Martin Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible. Bilingue allemand - français, La naissance de l'allemand philosophique, traduction et commentaires par Philippe Büttgen, Paris, Seuil Points, 163 p.

Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index

Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès (dans MediaMediorum, ici)

Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 303 p. Bibliogr.

A titre d'exemple, sur l'histoire complexe de l'édition des œuvres de Friedrich Nietzsche, voir :
  • Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, de Gruyter Studienbuch, 1982, Berlin, 214 p., Index
  • Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat, 1996, 191p. Postface de par Paolo d'Iorio, traduit de l'italien et préfacé d'une note par Patricia Farazzi et Michel Valensi

mardi 28 novembre 2017

Le panthéon moderne des super-héros



Vincent Brunner, Les super-héros. Un panthéon moderne, Paris, 2017, Editions Robert Laffont, 156 p., glossaire, bibiogr., 10 €.

Chaque religion polythéiste a eu son panthéon, lieu commun à tous les dieux d'Athènes ou de Rome, un monument donc. Les religions nordiques célébraient aussi un ensemble de déesses et dieux, leur panthéon, la religion égyptienne et l'hindouiste aussi. Mythologies, récits. Mais alors, les héros n'étaient pas des dieux.

Vincent Bruner panthéonise les super-héros de nos médias.
Depuis près de quatre-vingts ans, les super-héros sont parmi nous : un Panthéon virtuel les accueille, de comics en séries, de séries en films. Vincent Brunner en a reconstitué la généalogie, inventoriant leurs super-pouvoirs, les filiations ;  il expose cette généalogie en un tableau synoptique de quatre pages, clair et précis (où manquent toutefois les éditeurs). Beaucoup de super-héros, telle Wonder Woman qui a grandi parmi les Amazones, sont issus de mythologies anciennes, grecques, viking (Thor), égyptiennes....
Dans son essai, l'auteur décrit également les rituels des fans (on pense aux personnages de la série  "The Big Bang Theory") avec les collectionneurs, ceux qui se déguisent (concours de cosplayers). Il rappelle le rôle dans la narration des contextes historiques militaires successifs (seconde guerre mondiale, guerre du Viet-Nam, en Irak, 11 septembre...). Intervient également le contexte socio-politique. Les super-héros sont de notre monde.

Les comics, c'est d'abord aux Etats-Unis une immense production, des librairies spécialisées et un public immense multiplié par le cinéma et la télévision.
Bien sûr, des démangeaisons moralisatrices, aux Etats-Unis comme en France (loi du 16 juillet 1949), ont voulu limiter la diffusion voire interdire les comics. Tant de ridicule incorrigible enveloppé de prétendues bonnes intentions : la protection de l'enfance (comme s'il n'y avait pas d'occasions plus sérieuses de se soucier du bien des enfants !). Des autodafés auront même lieu aux Etats-Unis, au nom de la répression de la délinquance juvénile (1948-49) et une Comics Code Authority sera mise en place en 1954 ! De plus, la conception populaire des comics qui sont publiés sur du papier bon marché, leur production industrialisée et standardisée attirent le mépris des milieux "intellectuels". Plus tard les comics seront publiés en albums, supports de meilleure qualité (graphic novel).
Malgré le succès de leurs créations, les auteurs de comics sont longtemps mal payés, mal connus tandis que les diffusions peuvent atteindre des sommets (7 millions pour le premier numéro de X-Men, par exemple). Le lectorat est mixte et les comics épousent les tendances du moment : arrivée de héros afro-américains, présence de l'homosexualité, etc. Le genre s'internationalise, on assiste à des cross-overs, un super-héros passant d'un univers à un autre. Le développement des effets spéciaux donne de l'ampleur et du réalisme aux super-héros. Les films se multiplient (cfcomics, télévision et cinéma, voir également le classement, aussi objectivé que possible, des meilleurs films de super-héros par The Ringer).

Vincent Brunner évoque la place du Zarathustra de Friedrich Nietzsche dans la culture des comics ("Je vous enseigne le surhomme" : des enseignants de philosophie ne veulent pas en entendre parler !) Il n'évoque par l'univers d'Homère non plus, dommage : Ulysse n'est-il pas, à sa manière, un super-héros ? Les super-héros étaient des personnages de la culture grecque ancienne ("la forme humaine que les Grecs leur prêtaient volontiers tient aussi à [cette] immanence du divin", rappellera Vinciane Pirenne-Delforge au Collège de France en 2018).
Les super-héros, malgré les apparences, semblent "humains, trop humains", ce sont des personnages doubles : dans la vie courante, Wonder Woman est infirmière, Superman est journaliste...
Ce panthéon constitue une approche sympathique et convaincante, concentrée des super-héros et de leur place dans la culture contemporaine, nul n'était besoin d'y accrocher des petits bouts de vulgarisation philosophique pour le légitimer. Ne boudons pas notre plaisir : ce livre donne envie de lire ou relire des comics (leur place est toujours importante chez les marchands de journaux). Et puis pourrait venir s'y greffer une réflexion sociologico-philosophique : pourquoi crée-t-on des super-héros ? Quel est le statut de Roland, de Jeanne d'Arc, d'Edmond Dantès, comte de Monte-Cristo, de Fantômette, de Mère Courage, des champions sportifs ?

Références
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p.

Dans une librairie spécialisée américaine, Harvard Square, Cambridge (Mass.) en octobre 2017

vendredi 8 septembre 2017

Au début était la première phrase


Laurent Nunez, L'énigme des premières phrases, Paris,  2017, Bernard Grasset, 198 p.

On entre dans les livres comme dans les œuvres musicales par la première phrase, après la couverture et divers paratextes qui précèdent et entourent le texte (effet de linéarité). On n'y entre pas comme dans un moulin. Et ces phrases premières ont de l'importance. Ce dont Laurent Nunez veut convaincre ses lecteurs.

L'énigme des premières phrases est consacré aux incipit, aux commencements. Ecrivain, journaliste, spécialiste de littérature, Laurent Nunez, décortique patiemment, mot après mot, les premières phrases de romans (Proust, Zola, Queneau, Perrochon, Flaubert), de poèmes (Aragon, Baudelaire, Apollinaire, Mallarmé), de pièces de théâtre (Racine, Molière). Le résultat est inattendu, brillant ; souvent même, le texte de Laurent Nunez ajoute à l'interprétation courante de l'œuvre avec des informations inattendues, des remarques irrespectueuses, malicieusement cuistres qui réveillent, révèlent le texte analysé.
Laurent Nunez décode, reconstruisant tout l'édifice de l'œuvre à partir des premières pierres. Parfois, on croit percevoir une ironie à peine retenue, comme s'il se moquait de ses lecteurs, de ses anciens professeurs peut-être, des commentateurs autorisés, de lui même, sans doute. "Comment (re)lire les classiques" proclame le bandeau. Pour mettre un peu d'ambiance, Laurent Nunez met en exergue des références plus ou moins subtiles à la chanson populaire : part exemple à propos des deux premiers vers d'Andromaque, "Requiem pour un con", dit l'épigraphe à la Gainsbourg. Francis Cabrel est évoqué par "Petite Marie" à propos de la servante évoquée par Baudelaire (l'épouse de Cabrel s'appelle Mariette, comme la fameuse servante) ; pour L'Etranger d'Albert Camus ("Aujourd'hui, maman est morte", Laurent Nunez cite "Allo maman Bobo" d'Alain Souchon ; puis Dalida ("Parole parole") pour Les faux-monnayeurs de Gide. A propos de Germinal de Zola, romancier naturaliste, on entend : "Y a le printemps qui chante", Claude François). "Besoin de personne" par Véronique Sanson) pour les Confessions de Rousseau, "Bienvenue sur mon boulevard" de Jean-Jacques Goldman (pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert)... A vous de jouer, de deviner, de fredonner ; les juxtapositions peuvent être fertiles et heureuses qui tranchent avec les développements savants de l'auteur. Contact sympathique entre la culture légitime et l'illégitime.

"On lit toujours trop vite", telle est la leçon première de ces exercices de style. Nietzsche, qui se voulait "professeur de la lecture lente", l'a dit et redit : il faut ruminer... Voici des petits textes à lire lentement, en savourant chacune des phrases, épicées exactement. Ne lisons donc pas trop vite le livre de Laurent Nunez.
D'autant que c'est un plaisir, et que c'est plus sérieux, plus profond qu'il n'y paraît. C'est un livre sur le commencement, tout commencement, l'entrée en matière, l'origine, le premier moteur. C'est un livre bourré d'allusions de toutes sortes, triviales ou savantes, on peut jouer à les démasquer, les approfondir, les suivre.
La première phrase fonctionnerait comme l'armature de clef (les altérations) dans une partition, pour déterminer la tonalité du morceau, d'un texte... Lisant un roman, un poème nous n'y sommes pas assez attentifs. Il faut penser au Faust de Goethe, qui, traduisant le grec en allemand, hésitait : "Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas" ("Bedenke wohl die erste Zeile, // Dass deine Feder sich nicht übereile !") ; il s'agissait de commencement, justement : Ἐν ἀρχῇ  ἦν  ὁ λόγος, "au début était... " (première phrase de l'Evangile de Jean). 

Parfois les premières phrases en disent long : voyons la première phrase du Manifeste, "Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus" ("Un fantôme rôde en Europe - le fantôme du communisme") ou encore Descartes qui commence son Discours de la méthode en posant : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".... Connaît-on les premières phrases ? Laurent Nunez donne envie d'aller en consulter d'autres : de Spinoza, L'Ethique : "Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam" ("Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence". Ou de Guy Debord, La société du spectacle qui renvoie à la première phrase du Capital: "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles". Ou encore celle du Tractatus de Wittgenstein, "Die Welt ist alles was der Fall ist" ("le monde est tout ce qui arrive", traduit Pierre Klossowski)... A vous de chercher vos premières phrases préférées... Et il y aurait beaucoup à faire avec les traductions...
Pourquoi pas les dernières phrases ? Car, enfin, on ne commence pas toujours par le commencement. Parfois, il n'y a pas de commencement : quelle serait la première phrase des Pensées de Pascal ? Et les premières phrases des films ?
A propos, rappelons la première phrase du livre de Laurent Nunez : "Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?"

Références
Louis Hay et al., Genèses du roman contemporain. Incipit en entrée en écriture, Paris, CNRS éditions, 2003.

lundi 17 juillet 2017

Le cas Nietzsche, philologue


Friedrich Nietzsche, Le cas Homère, Paris, éditions HESS, 2017, 151 p.

La connaissance commune de Nietzsche s'arrête souvent à quelques textes, Ainsi parlait Zarathoustra, La Naissance de la Tragédie, Aurores quand ce n'est pas une pseudo Volonté de puissance. Rarement sont pris en compte les premiers textes, ceux du Professeur Nietzsche, helléniste, sommité ("Wunderkind") de la philologie classique européenne. Lire ces textes premiers, dits philologiques, éclaire les textes ultérieurs, dits philosophiques. En effet, Nietzsche ne cessera de se revendiquer "philologue" ("Wir Philologen", écrira-t-il en 1874). Il se vantera d'être "professeur de la lecture lente" ("Man ist nicht umsonst Philologe gewesen, man ist es vielleicht noch, das will sagen, ein Lehrer des langsamen Lesens", Morgenröte, Vorrede, §5). Il dira détester "ceux qui lisent comme des badauds" ("die lesenden Müßiggänger", "Vom Lesen und schreiben", Also Sprach Zarathustra). Et il n'en manquera pas de ces badauds pour lire Nietzsche !

 Le cas Homère (paraphrase d'un titre de Nietzsche sur Le cas Wagner) réunit deux documents : le texte de deux conférences, "Homère et la philologie classique" (prononcée en mai 1869, à l'Université de Bâle où il est Professeur de langue et littérature grecque) et "Le combat des poètes en Eubée" (prononcée devant la société philologique de Leipzig, en juillet 1867).
Le livre comprend une introduction de Carlotta Santini : "Qui a peur d'Homère ? Pour une apologie du chanteur aveugle" et une postface de Pierre Judet de La Combe : "Futur d'une philologie nietzschéenne". L'introduction et la postface, savantes et claires, sont indispensables aux non spécialistes pour s'y retouver : elles replacent le contexte et les enjeux de l'intervention de Nietzsche dans la question homérique.

La question homérique peut être ramenée à une question-clé : y a-t-il un seul Homère (comme on le dit, à partir d'Aristote, Aristarque) ou bien Homère, tel que nous le connaissons, que nous l'avons appris, n'est-il qu'une construction par des médias successsifs : récitations d'aèdes, collages de rhapsodes, effet de la transmission orale d'avant l'écriture (mémorisation, versification) ; effet des dispositions des auditeurs, du public (attention), du spectacle ? En somme, Nietzsche veut reconstituer "l'histoire de l'idée d'Homère", observe Carlotta Santini. Prendre et traiter Homère comme un concept qui s'est personnifié. L'abondance diverse de textes de l'Iliade et de l'Odyssée pose problème : textes des grammairiens d'Alexandrie, de Pergame, manuscrits byzantins, papyrus égyptiens, etc. Quel est le bon texte ? Cette question n'a pas de sens. Homère, dira Pierre Judet de La Combe, est "à prendre comme un long processus", il n'est pas de texte originaire.
Aujourd'hui, la question homérique semble épuisée (cf. Jean Bollack, "Ulysse chez les philologues" in La Grèce de personne. Les mots sous le mythe, 1997), elle relève désormais des sciences sociales. On en a écarté la question de l'auteur, aporétique, on a dé-philosophé la lecture des œuvres pour les philologiser.
Résumons ce qu'apporte cet ouvrage pour la réflexion sur les médias : la remise en question de la notion d'auteur et de la notion de texte. Cette remise en question s'oppose aux notions, intuitives, installées dans les esprits, depuis des siècles, par l'enseignement de la littérature. Cette remise en question se propage vers le droit d'auteur, vers le droit collectif de l'entreprise média au titre de la création de valeur (cf. la notion de marque éditoriale pour le droit voisin des médias et notamment de la presse).

N° du 20 juillet 2017. Actualité...
Bien sûr, la remise en question du texte (originaire, canonique) peut être appliquée à l'œuvre de Nietzsche. Mise à mal par les falsifications antisémites de sa sœur, par les traductions, l'œuvre de Nietzsche est rendue difficile à délimiter par son histoire éditoriale, par l'importante correspondance, par les écrits posthumes ("nachlass") et les écrits de jeunesse (autobiographiques).


Références

Nietzsche mis en dictionnaire
Nietzsche (F), Wir Philologen, 1874
Nietzsche (F),  Der Fall Wagner, 1888
Jean-François Balaudé, Patrick Wotling, "L'art de  bien lire". Nietzsche et la philosophie, VRIN, 2012
Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat,1996
Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, 1982, Walter de Gruyter

Milman Perry, The Making of Homeric Verse, 1971, Oxford University Press
Gregory Nagy, Homeric Questions, 1996, University of Texas Press
Gregory Nagy, Homer's Text and Language, 2004, University of Illinois Press
Gregory Nagy, Homeric Responses, 2003, University of Texas Press
Gregory Nagy,  Homer the Preclassic, 2010, University of California Press
Alain Ballabriga, Les fictions d'Homère. L'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, 1998, PUF

Sur Mediamediorum
Homère, maître d'écoles et ciment culturel
Le texte original n'existe pas. L'écriture et ses technologies
Ecriture et lecture numériques

dimanche 2 juillet 2017

Baudelaire, poète de nos disruptions


Antoine Compagnon, Un été avec Baudelaire, 2015, Paris, Equateurs France Inter parallèles, 72 p. 13 €

André Guyaux, Le Paris de Baudelaire, Paris, 2017, Editions Alexandrines, 110 p., Index.

Antoine Compagnon,  Professeur de littérature au Collège de France, avait déjà proposé "un été avec Montaigne". Ce fut un succès inattendu. Il a récidivé avec Charles Baudelaire en 2015.
Travail de vulgarisation. Sans doute : rares ceux qui veulent lire un gros volume sur Charles Baudelaire. En revanche, tout le monde peut reprendre un peu de Baudelaire, oublié peut-être depuis la préparation du baccalauréat de français à la fin de la classe de Première. Et ce n'est pas si saugrenu. Antoine Compagnon parvient à nous donner envie de re/lire Baudelaire : pour cela, il puise dans Les Fleurs du Mal, bien sûr, mais à bien d'autres sources aussi, la correspondance, les articles publiés dans la presse, les critiques, les poèmes en prose, etc.

L'ouvrage se compose de 34 chapitres courts, quelques pages chacun, la ration quotidienne. Parfaite posologie. Quel est l'objectif de ce petit livre qui suit l'émission de radio de l'été 2014, que l'on peut encore écouter (ici) ? Inviter à fréquenter Baudelaire, à parcourir ses textes, "à sauts et à gambades", selon l'expression de Montaigne, pour le plaisir et pour réfléchir et le lire.

L'approche de l'auteur donne à penser un Baudelaire aux prises avec le changement de paradigme culturel : l'urbanisme, les styles de vie, l'éclairage, la photographie. Tout d'abord, on y perçoit que Baudelaire vit -mal - le début de la disruption de la société traditionnelle française, rurale, agricole, monarchiste. Le voici entrant dans une société industrielle, urbaine, qu'installent les grands travaux haussmanniens à Paris, avec ses "rues assourdissantes" qui hurlent, la foule qui s'y presse (cf. Edgar Allan Poe). "Baudelaire n'aimait pas son époque", résume Antoine Compagnon. En effet, Baudelaire refuse "la croyance naïve dans le progrès", ce "fanal obscur", "cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne" : nouvelles techniques, éclairage au gaz, électricité, machines à vapeur, photographie, suffrage universel (la vérité dans le nombre), colonialisme, militarisme n'annoncent rien de bon et ne constituent certainement pas toujours un progrès. Le peuple n'a-t-il pas élu Napoléon III ! Charles Baudelaire se plaint de la presse certes mais pas de toute presse : "Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable" mais, contre la presse de masse qui se développe, il loue "l'utilité du petit journal", celui qui harcèle.
Hors-Série du 29 Juin 2017, 8,5€
Mais, Charles Baudelaire est aussi un classique, qui écrit comme Racine selon le mot de Marcel Proust en 1921, un dandy qui dénonce "le spécialiste", lui préférant l'humaniste, "l'homme de Loisir et d'Education générale". Baudelaire, inclassable, paradoxal, ne cesse d'étonner. Il revendiquait "le droit de se contredire" : il en a usé ! Critique de la presse, il est journaliste à ses heures ; critique de Paris, il s'en éloigne rarement, et il en va ainsi pour lui de la photographie, de Victor Hugo... Homme de son temps, homme de notre temps ; de la révolution industrielle à la révolution numérique, il demeure une fertile fréquentation pour lire les changements. Poète de la disruption, ce qui le rend si proche de nous, qui sommes aux prises, à notre tour, avec une insaisissable disruption. Là où Baudelaire désespère de la modernité, Guillaume Appolinaire et les surréalistes s'en émerveilleront.

Antoine Compagnon a donc gagné son pari. Nous relirons Baudelaire en nous demandant, comme il le fit en son temps, quel sont aujourd'hui les "fanaux obscurs" qui aveuglent et "jettent des ténèbres" sur nos vies, sur notre monde. Notre représentation du progrès encore : numérisation, écrans, portable, réseaux sociaux, robots ? L'intelligence artificielle est-elle le progrès partout célébré ? A quelles conditions ? Quelles croyances nous font avaler le numérique tout rond, ses pompes et ses ouvrages, sans mâcher, sans ruminer ?

"Un été avec ..." devient un genre littéraire hybride, articulant l'oral de l'émission de radio et l'écrit d'un petit livre de synthèse, comme une brève anthologie. Un été avec Machiavel (Patrick Boucheron), avec Victor Hugo, avec Proust... avec Pavese un jour peut-être !
Allons ! Posons notre smartphone, et prenons notre été en main, avec Charles Baudelaire et Antoine Compagnon (cf. aussi son texte dans le Hors-Série du Monde "Baudelaire. Moderne et anti-moderne").

Le Paris de Baudelaire est consacré à la relation complexe de Baudelaire à la ville capitale ("Je t'aime ô capitale infâme"). Gros plan du "rôdeur parisien" visitant l'Exposition Universelle de 1855 où, sur les quais, l'on peut saisir le triomphe de la révolution industrielle, bateaux à vapeur et locomotives. Le Palais de l'industrie vient d'être construit avec sa galerie des machines. Charles Baudelaire dénoncera dans l'idée de progrès une "invention du philosophisme actuel" et même, lui, l'ami de Nadar, "l'industrie photographique".
André Guyaux montre le rôle de la peinture : Baudelaire perçoit Paris à travers le prisme des "Eaux-fortes sur Paris" de Charles Meryon et des dessins de Constantin Guys, "le peintre de la vie moderne". Des voyants, des phares comme Delacroix, Manet, Courbet.

Comme Un été avec BaudelaireLe Paris de Baudelaire apporte un peu de relativisme à la célébration présente de la modernité numérique et à ses manifestions triomphales et intéressées ("badauderie parisienne", aurait pu dire Baudelaire). La modernité n'est pas une idée neuve.

dimanche 30 avril 2017

Vialatte, journalisme et littérature


Alexandre Vialatte, Résumons-nous, Paris, Editions Robert Laffont, 1326 p. Préface de Pierre Jourde, 2017, 32 €

Contrairement à ce que laisse augurer le titre, il est presque impossible de résumer l'œuvre journalistique d'Alexandre Vialatte. A côté de ses romans et surtout de ses nombreuses traductions de l'allemand : Franz Kafka notamment, en commençant par La Métamorphose (1928), puis Friedrich Nietzsche (Ecce HomoLe Gai Savoir, 1950), Bertolt Brecht (Tambours dans la nuit, 1936), etc. Alexandre Vialatte a, sa vie durant, multiplié les collaborations dans la presse, notamment dans La Montagne (1952-1971), le quotidien régional de Clermont-Ferrand (près de 900 chroniques publiées en deux tomes dans Rubriques de La Montagne, chez Laffont en 2000) ; il collaborera aussi à Télé 7Jours, à la Revue du tiercé, Réalités, Elle, Arts Ménagers, au Courrier des Messageries maritimes, aux Nouvelles Littéraires, à la N.R.F., au Spectacle du Monde, aux Lettres françaises, au Crapouillot... étrange mélange de populaire et de littéraire, qui à lui seul dit tout le personnage attachant d'Alexandre Vialatte.

Résumons-nous est un très gros volume qui réunit des articles parus dans toutes sortes de revues, journaux et magazines. Les articles sont répartis en cinq grandes parties suivant l'ordre chronologique. Chacune est située en quelques pages.
  • D'abord, l'époque allemande, Mayence puis Berlin (1922-1949) : des articles écrits pour La Revue rhénane suivis de "cartes postales". Ecœuré, Alexandre Vialatte observe et énonce la montée du nazisme, en vain : on ne le croit pas ... en 1945, militaire, il assistera, sidéré, au procès des gestionnaires national-socialistes du camp de concentration de Bergen-Belsen. Tous ces textes sont regroupés sous le titre Bananes de Königsberg.
  •  Puis vient une partie intitulée "Journalismes", recueil d'articles parus dans Le Petit Dauphinois (1932-1944). Comme pour les chroniques de La Montagne, c'est la presse du quotidien réfléchi. Moments choisis d'histoire sociale, sculpture de l'éphémère, ironie et poésie. 
  • Ensuite, c'est "l'Almanach des quatre saisons" rédigé pour Marie-Claire (1960-1966), texte imitant les almanachs populaires de la France rurale, truffés de saillies surréalistes et de conseils fantaisistes. 
  • La partie intitulée "Lanterne magique" reprend des chroniques cinématographiques (1950) parues dans l'hebdomadaire familial Bel Amour du Foyer. 
  • Enfin, viennent, sous la rubrique "Promenade littéraire", des articles parus dans Le Spectacle du Monde (1962-1971), magazine mensuel.
Difficile de décrire le style d'Alexandre Vialatte, style fait d'humour, de mélancolie et de critique, de modernité et de tradition. Drôle et désopilant. En fait, ce que l'on retient de cette immense œuvre journalistique, c'est la féroce et désespérante actualité, sans concession, de la plupart de ses longs posts.
Le journalisme populaire est un genre littéraire à part entière, qui reste à caractériser notamment la chronique. On pense à Henri Calet, par exemple, dans un genre proche : Combat, Le Parisien Libéré, Elle, chroniques radiophoniques...
Belle préface, tendre et néanmoins iconoclaste, de Pierre Jourde. Ouvrage à parcourir, à picorer, pour le plaisir, l'inspiration... La presse, décidément, est de son temps et de tout temps. Quand elle est servie par un tel talent.

dimanche 23 avril 2017

Nietzsche mis en dictionnaire


Dictionnaire Nietzsche, sous la direction de Dorian Astor,
Editions Robert Laffont, collection Bouquins, 989 p, repères chronologiques, bibliographiques, 32 €.

Que peut un dictionnaire pour la connaissance de la philosophie ? Peut-on sans risque passer une philosophie à la moulinette d'un dictionnaire ?

Changer de mode de présentation, de porte d'entrée dans les pensées rédigées par Nietzsche. En multipliant les auteurs, en diversifiant les styles, en juxtaposant les approches, le dictionnaire, invite à lire autrement, à se dégager des manuels et des cours linéarisants, des interprétations canoniques - et il n'en manque pas dans le cas de Nietzsche. Tant de commentateurs se sont fait leur Nietzsche, sans respect, parfois aux dépens mêmes de l'œuvre de Nietzsche. Le dictionnaire ne force pas la cohérence, laisse intactes les contradictions, introduit des anecdotes, des paysages, des personnages révélateurs dans les textes. Met fin sans discussion à l'image d'un philosophe antisémite, précurseur du nazisme, lui qui se vantait d'avoir "supprimé Wilhelm Bismark et tous les antimsémites" de la culture allemande.

Les entrées sont parfaitement choisies, mises à part quelques concessions sans intérêt à l'actualité française. Plus de 500 entrées (avec parfois leur nom d'origine, en allemand). Bien sûr, des entrées classiques correspondant aux œuvres et aux concepts essentiels. Mais surtout de nombreuses entrées qui éclairent des aspects moins connus de Nietzsche.
Citons, à titre d'illustration : Emerson, Heine, Hitler, amor fati, Charles Andler (le biographe), Hölderlin, antisémitisme, bibliothèque de Nietzsche, Paul Bourget, Carmen, Ernst Jünger, Climat, Gabriele D'Annunzio, Pforta, Franz Overbeck, philologue, Pindare, Révolution française, Friedrich Wilhelm Ritschl, Karl Schlechta, Spinoza, Stendhal, Taine, traduction, Turin, journalisme, Voltaire, Enno Von Wilamowitz-Möllendorf, Histoire éditoriale de l'œuvre de Nietzsche, Heidegger, etc. Autant d'éclairages inattendus, aux croisements et proximités fertiles. La valeur du dictionnaire est largement supérieure à celle de ses entrées.


Signalons encore :

  • Dans le même genre, le très classique dictionnaire Kant de Rudolph Eisler, Kant Lexikon (Nachschlaggewerk zu Kants sämtlichen Schriften, Briefen und hanschriftlichen Nachlass), Berlin, repris de l'édition Weidmann de 1930,  642 p.
  • L'édition online des œuvres complètes de Friedrich Nietzsche, gratuite, qui apporte aux lecteurs germanophones un outil de référence complet.

mercredi 23 novembre 2016

Homère, maître d'écoles, ciment culturel


A l'école d'Homère. La culture des orateurs et des sophistes, sous la direction de Sandrine Drubel, Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot, Editions Rue d'Ulm, 2015, 298 p., Bibliogr, Index des auteurs et des textes. 19 €

Homère, matière première de la culture inculquée à l'école, "Homère maître de rhétorique", Homère et les médias...
L'ouvrage réunit des travaux d'une vingtaine d'auteurs universitaires qui "explorent la place du modèle homérique dans les pratiques scolaires et rhétoriques ainsi que "dans les rituels sociaux des élites". Donc dans les médias de ces époques.
La période couverte va de Socrate et Platon (5ème siècle avant notre ère à Athène) au 12ème siècle à Byzance. L'espace couvert inclut l'Afrique et l'Egypte.
Etre cultivé, c'est alors savoir citer Homère, mobiliser son autorité, suivre son modèle. L'ouvrage aurait pu aller plus loin dans le temps, jusqu'au 19 ème siècle, toucher l'Europe du Nord, l'Amérique... Que l'on pense à l'omni-présence de Homère dans l'œuvre de Henri-David Thoreau (à Walden, seule l'Iliade lui manque) ou, surtout, dans celle de Friedrich Nietzsche qui fit son cours inaugural sur Homère et la philologie classique à l'Université de Bâle, en 1869 : "Homer und die klassische Philologie".

"Le premier des sophistes" dit d'Homère Flore Kimmel-Clauzet ; "vivier de formules, d'histoires, de passages remarquables permettant de s'entraîner à développer une virtuosité oratoire", ajoute Fabrice Robert qui analyse un corpus de textes utilisés par les rhéteurs pour enseigner". Ciment de l'hellénisme", conclut-il, Homère est "l'origine des légendes et des mythes fondant l'identité grecque".

A l'école d'Homère n'est pas un ouvrage facile, il demande une lecture lente, beaucoup d'attention aux démonstrations savantes et subtiles, mais très diverses, des auteurs, une rumination en somme, comme le demandait Nietzsche. Mais ce travail apporte aux non spécialistes un peu de la distance nécessaire pour percevoir comment notre futur proche développe sa culture et ses références.
Le "regard éloigné" que revendique Florence Dupont pour l'hellénisme (cf. méthodologie des écarts) est fécond (y compris scolairement : cf. "Plus de latin, plus de grec : faut-il laisser l'enseignement décliner ?" à propos de Homère, Virgile, indignez-vous). Actualité d'Homère (cf. le numéro du Magazine Littéraire daté d'octobre 2017 : pourquoi a-t-on besoin d'Homère?). On connaît le paradoxe de Charles Péguy : "Homère est nouveau, ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que la journal d'aujourd'hui".
Septembre 2017

Qu'est-ce qui dans nos sociétés, depuis quelque temps livrées aux moteurs de recherche et aux publications socio-numériques, joue le rôle d'Homère pour les siècles passés, référence implicite ou explicite, contenus que l'on pille, sur lesquels on s'appuiera pour illustrer, enseigner, argumenter, frimer ? Shakespeare, Goethe, Cervantès autrefois ? Victor Hugo ? Mark Twain ? Confucius (孔子) ou la Pérégrination vers l'Ouest (西游记), Tolstoï, le Rāmāyana de Vālmīki ?

Qui aujourd'hui, quelles œuvres en Europe, en Asie, seraient des équivalents du ciment homérique (hors textes religieux) ? Peut-être ce ciment est-il à chercher dans des œuvres audio-visuelles, films, jeux vidéo ou séries "cultes" (Lord of the Rings, La Légende de Zelda) ou la "littérature chantée" de Bob Dylan (performed litterature), à moins que la parcellisation sociale et politique n'en ait terminé avec tout ciment culturel...


Voir aussi :

Pourquoi Bob Dylan est important : surprendre les airs du temps

jeudi 25 août 2016

Médias de pierre : oublier Palmyre ?


  • Annie et Maurice Sartre, Palmyre. Vérités et légendes, Paris, Perrin, 2016, 261 p., Bibliogr.
  • Dominique Fernandez, Ferrante Ferranti, Adieu Palmyre, Paris, 2016, éditions Philippe Rey, 128 p., 19 €
  • Paul Veyne, Palmyre. L'irrremplaçable trésor, Paris, Albin Michel, 2015, 144 p., 14,5 €
La destruction récente des ruines de Palmyre (Tadmor) est l'occasion de publications de célébrations du passé et de lamentations sur les temps présentmais aussi de réflexion sur l'environnement urbain et ce qui fit la ville intelligible à d'autres époques (smart city).
Palmyre, cité syrienne (grecque d'organisation) puis colonie romaine. On y parlait grec et araméen, c'était une oasis sur la route de la soie, au carrefour des civilisations grecques, romaines et perses ;  elle a été partiellement détruite, ravagée, pillée, son musée saccagé par les guerres en cours.
Que disent aujourd'hui, au-delà d'un tourisme friand d'exotisme, sa grande colonnade, ses temples, ses statues, ses nécropoles, ses sculptures funéraires, son agora, son théâtre (modèle romain), ses rues commerciales à colonnes, rues piétonnières où la circulations des véhicules et des cavaliers était interdite ?

Palmyre détruite, "irremplaçable trésor". Ce n'est pas la première fois que des monuments sont victimes de vindictes religieuses ou politiques. Des cathédrales, des palais, des villes entières parfois (Rome, Moscou, etc.), "forêts de symboles", ont connu le même sort au fil des révolutions, des guerres de religion, des conquêtes militaires, des modernisations urbanistiques et touristiques, cités victimes des "chacals de l'immobilier". Du sac du Palais d'été (Pékin) au bombardement des villes allemandes (Dresde, Berlin, etc.), l'histoire n'épargne aucun peuple, aucune religion.

Pour retrouver Palmyre, l'hebdomadaire anglais The Economist propose depuis 2015 une appli de réalité virtuelle : "RecoVR Mosul: a collective reconstruction" faisant appel au crowd sourcing (photos et vidéos de touristes, d'habitants de la région, etc.).

De ces trois ouvrages, le plus récent (Palmyre. Vérités et légendes) est d'abord une critique en règle de discours antérieurs, notamment celui de Paul Veyne ; les auteurs, spécialistes de la Syrie ancienne, y épinglent erreurs et imprécisions. Polémique de spécialistes qui montre la difficulté pour le non spécialiste de s'y retouver dans l'histoire politique ancienne notamment dans celle de Zenobie, pseudo reine, sans doute non judaïsante, dont on ne sait comment elle finit ses jours.
Jusqu'où la vulgarisation à fin d'audience, commerciale, politique, peut-elle simplifier, romancer la réalité lorsque cette dernière est d'accès difficile. Même l'histoire de la destruction récente de Palmyre et de son pillage sont malmenés : ils ne commencent pas en 2015 mais en 2012.

Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti rappellent dans un chapître de leur ouvrage les forfaits du vandalisme éternel auquel ont échappé peu de civilisations.
Leur livre est surtout un livre de photographies à la gloire de Palmyre tandis que celui de Paul Veyne tient un discours d'historien. Il explique l'économie caravanière, la défaite de Zenobie, "reine de Palmyre" ; il résume quelques siècles d'histoire militaire et politique qui s'achèvent avec la conquête musulmane. Sémiologie de l'espace urbain, géographique. L'importance des cultes, du commerce, inscrite dans un urbanisme ostentatoire et dans les déplacements des habitants, tout cela inspiré des cités grecques et romaines, des souks...
A Palmyre, on était polyculturel, tous les dieux de la région y cohabitaient paisiblement ; on était polyglotte, on parlait araméen, grec, latin, puis hébreu, arabe.
"Les civilisations n'ont pas de patrie", souligne Paul Veyne dans un paragraphe critique à propos de l'impérialisme culturel : "S'helléniser, c'était rester soi-même tout en devenant soi-même ; c'était se moderniser".
Aujourd'hui, la cité, qui est inscrite sur le liste du patrimoine mondial, est détruite, mais parions qu'elle sera reconstruite, fouillée plus profondément.
Que disaient ces colonnades, ces temples, ces rues aux voyageurs, aux habitants de la région ? Quels messages transmettait cette architecture urbaine, ces pierres quand elles étaient blanches ? Les inscriptions disent la romanisation, les familles, les clans, la tradition, le pouvoir et leur place dans ce dispositif. Les pierres traduisent et inculquent un habitus mental : Erwin Panofsky et les historiens décrivant l'architecture gothique comme une traduction en pierre de la scolastique ("eine steinerne Scholastik", cf. Postface par Pierre Bourdieu à Architecture gothique et pensée scolastique).
Notons que la culture urbaine a eu plus de chance que la culture nomade, arabe qui laissait peu de traces : nous n'avons de traces, de mémoire que de politique et de culture écrites, gravées dans la pierre, mais aucune trace de l'oral.
Les médias dictent ainsi l'histoire et plutôt l'histoire des dominants, des vainqueurs. Les pouvoirs organisent de leur vivant leur propre mémorisation : chaînes de télévision des Etats, des parlements, archivage, monuments, plaques, etc.
Friedrich Nietzsche valorisait d'avantage l'oubli que l'histoire ("De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie", Considérations intempestives) ; il dénonçait dans notre culture un excès de passé, qui fait obstacle à l'invention de l'avenir. Les musées sont des cimetières, diraient plus tard les futuristes (Marinetti). Les événements présents de Palmyre permettent de remettre en chantier de telles questions, jugées impertinentes.
Quel usage idéologique de l'histoire, concluent Annie et Maurice Sartre  évoquant les nationalismes qui tour à tour enrôlent Zénobie...


lundi 21 mars 2016

Etranges textes : les Cahiers de conversation de Beethoven


Cahiers de conversation de Beethoven 1819-1827, Paris, Buchet Chastel, 2015, Traduction et présentation par Jacques-Gabriel Prud'homme. Edition révisée par Nathalie Krafft, chronologie, index des œuvres par genre et numéro d'opus, index des noms cités, 446 p.

Pendant les neuf dernières années de sa vie Beethoven était atteint de surdité. Cette période est celle de la IXème symphonie, de la Missa Solemnis, des cinq derniers quatuors à cordes, des dernières sonates pour piano (opus109-111), des Variations Diabelli ... Pour la première exécution de la IXème symphonie (7 mai 1824), Beethoven n'entend rien : calé sur les archets des violons, il tourne les pages de sa partition un peu en retard ; il n'entendra pas les acclamation du public.

Ce handicap l'oblige à ruser. Pour discuter, Ludwig van Beethoven recourt à des cahiers (18 x 12 cm) où ses interlocuteurs écrivent leurs réponses, leurs questions, leurs remarques. L'intervention de Beethoven est orale, dans presque tous les cas : nous ne disposons donc que de la moitié des conversations. Lorsque, au lieu de ses cahiers, Beethoven recourt à une ardoise, nous n'avons évidemment aucune trace des conversations. Beethoven se servait aussi parfois de ces cahiers pour prendre des notes, comme pense-bête ou lorsque, en public, il craignait de parler trop fort.

Etrange textes. Ces Cahiers constituent des documents rares, exceptionnels, d'une grande valeur historique mais aussi philosophique. Ils en disent beaucoup de la vie et des soucis quotidiens intimes de Beethoven, qu'il faut confronter - ou mêler - au travail et à la création artistiques. De plus, les Cahiers présentent un indéniable intérêt linguistique : quelle est la langue orale de cette époque, l'oral relâché que l'on peut comparer à l'écrit des mêmes locuteurs. Hélas, il n'y a pas, à ma connaissance, d'analyse linguistique et communicationnelle de cet oral-écrit, semi-dialogue qui est une formation langagière à part, un écrit différent de l'oral rapporté des biographies et de la correspondance de l'époque (Goethe, Schiller...). Des analyses recourant au NLP (Natural Language Processing) seraient sans doute éclairantes.
Les 139 cahiers ont été publiés en allemand (Konversationshefte, Deutscher Verlag für Musik) en dix volumes, entre 1968 et 2001. Ces cahiers furent caviardés par Anton Schindler, secrétaire de Beethoven et premier éditeur, sans doute pour en faire monter le prix de vente des Cahiers et se mettre en avant (comme fut caviardée une partie de l'œuvre de Friedrich Nietzsche par sa sœur).

Les conversations de Beethoven ont lieu principalement avec sa famille proche (frère, neveu), avec ses amis et collaborateurs : musiciens, chanteuses, des journalistes, etc. On y croise le jeune Franz Liszt âgé de douze ans qui a rendu visite au Maître. Il y est beaucoup question de santé et de diététique, de bon vin, de musique...

jeudi 28 janvier 2016

Une autre manière de philosopher Nietzsche


Paolo d'Iorio, Le voyage de Nietzsche à Sorrente. Genèse de la philosophie de l'esprit libre, Paris, CNRS éditions, 2012, 2015 pour Biblis en édition de poche, 244 p. Bibliogr.

En 1876, Nietzsche, malade, est invité par son amie Malwida von Meysenburg à passer quelque temps avec des amis dans le Sud de l'Italie. C'est ce séjour qui est conté par Paolo d'Iorio. L'auteur tisse habilement éléments biographiques, anecdotes du voyage et mûrissement des idées de Nietzsche. Passeport d'apatride, train de nuit, Gêne, Pise et ses chameaux, Capri, Naples... La philosophie s'épanouit au Sud, proclame Nietzsche : théorie des climats appliquée à la pensée ?

L'auteur saisit la philosophie en train de se tisser tout en montrant un Nietzsche vivant, sympathique. Excursions, lectures, discussions, musique, au-delà des distractions cultivées, le voyage à Sorrente constitue un tournant dans la vie de Nietzsche.
A Sorrente, Nietzsche se dé-wagnerise. Il n'a pas apprécié le premier festival de Bayreuth. Il remet en question son ouvrage sur La naissance de la tragédie dédié à Wagner, il doute même de sa vocation de professeur de philologie, prêt à abandonner le chaire prestigieuse qu'il occupe à Bâle. Il se rapproche d'une philosophie matérialiste (Démocrite) sous l'influence positiviste de son ami Paul Ree. Wagner et Cosima, qui ont pris pension dans le voisinage, détestent cette évolution ; leur antisémitisme s'épanouit à cette occasion. De leur côté, Nietzsche et ses amis imaginent les plans d'une école des éducateurs (en 1872, Nietzsche avait donné à Bâle, quelques années auparavant, une série de conférences sur l'avenir des établissements de formation - "Bildungsanstalten").

Ce livre constitue une rupture dans la manière de lire et comprendre Nietzsche. Il représente un tournant en matière d'analyse et d'histoire de la philosophie. Un éclairage bien construit.
La qualité et la valeur démonstrative du mode d'exposition surprennent heureusement. L'ouvrage commence comme un modeste guide touristique où sont inclues des photographies des lieux évoqués, des portraits des personnages. Puis viennent des reproductions de documents de toutes sortes, mobilisés à l'appui des raisonnements : correspondance, dédicaces, carnets, annotations de livres, manuscrits, épreuves corrigées. Les lecteurs peuvent voir se mettre en place "la philosophie de l'esprit libre", sa "genèse". L'auteur a soin d'apporter la preuve de la réalité et de la validité des arguments qu'il avance. Beau travail que cette analyse philosophique argumentée et illustrée - mise en lumière - à l'aide de documents. On échappe aux élucubrations, aux divagations fumeuses qui encombrent la lecture de Nietzsche, au profit d'une démonstration, preuves à l'appui. Erudition calculée, démystifiante. L'auteur corrige au passage quelques lourdes erreurs de traduction. Finalement, on y voit plus clair. La philosophie comme "science rigoureuse" commence par les textes dans leur matérialité. Nietzsche a tout à gagner à cette approche "selon l'ordre des raisons" (selon l'expresson de Martial Guéroult, lecteur de Descartes).

Et l'on se prend à rêver de ce qu'une édition d'un tel ouvrage pourrait donner, si elle exploitait tous les ressorts du numérique (ebook). Paolo d'Iorio dirige l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) : il ne peut pas ne pas en avoir rêvé. Cet ouvrage est l'ultime étape, pour l'histoire de la philosophie, du livre de papier.

mardi 8 septembre 2015

Plus de latin, plus de grec : faut-il laisser l'enseignement décliner ?


Thierry Grillet, Homère, Virgile, indignez-vous !, Editions First, 2015,  100 p.


Faut-il enseigner aujourd'hui le grec et le latin, langues anciennes, mortes mais dimensions indiscutables des cultures européennes et de leurs racines (N.B. le pape tweet en latin) ?
Un débat a lieu en France à ce sujet dont se sont emparés les médias. Bizarrement, cette réflexion sur les programmes est mêlée à une réflexion sur les inégalités. Quel rapport ? Les langues anciennes ne propagent pas plus les inégalités que les mathématiques, le français, la physique ou l'anglais. Moins sans doute que d'autres disciplines car les élèves qui font du grec partent tous de zéro tandis que l'anglais hérite des inégalités entre familles, inégalités dûes au tourisme et aux séjours linguistiques, notamment ; quant au français, l'héritage familial joue beaucoup dans la formation du capital linguistique : il y va de l'amour de la langue comme de "l'amour de l'art".
Le débat va bon train d'autant qu'il n'est servi par aucune étude, aucune certitude scientifique, et qu'il traverse toutes les positions de l'échiquier politique. On peut donc tout dire et son contraire, et l'on ne s'en prive pas.

Voici un pamphlet contre des années de politique scolaire qui ont organisé le déclin continu des langues anciennes. L'auteur, Thierry Grillet, est directeur de la Diffusion culturelle à la Bibliothèque Nationale de France. Ce n'est pas un "héritier" : il a passé son enfance dans des cités en province, sa mère était caissière au supermarché. "N'étant pas héritier, il m'a fallu constituer un héritage" : c'est un héritier de l'école républicaine devenu latiniste puis helléniste. Avec ce texte, il renvoie l'ascenseur social dont il a bénéficié.

Bref, cinglant parfois, tendre souvent, son petit livre ne manque pas d'arguments. A sa rescousse, il cite Steve Jobs ("J'échangerais toute ma technologie pour une après-midi avec Socrate", dit le fondateur d'Apple) ; il évoque Arthur Rimbaud, premier en composition de vers latins... Il aurait pu aussi, au choix, convoquer Mark Zuckerberg (Facebook) qui revendique sa formation en grec et latin et son amour d'Homère et Virgile, ou encore David H. Thoreau qui a publié des traductions du grec, voire même Karl Marx, conservateur bien connu, qui écrivit sa thèse de doctorat sur Démocrite et Epicure et ne manquait jamais de citer en latin et en grec pour argumenter ses discours politiques et ses raisonnements économiques (cf. infra).
Thierry Grillet signale surtout un texte de Henri Poincaré, "Les sciences et les humanités", publié en 1911 afin d'illustrer la valeur intellectuelle des langues anciennes pour l'entraînement à l'observation et à l'analyse, le développement de l'esprit de finesse et d'invention. Henri Poincaré fut un mathématicien formidable, doublé d'un philosophe et d'un physicien. Admettons qu'il savait de quoi il parlait, ce polytechnicien féru d'humanités classiques dont il vantait l'utile gymnastique intellectuelle.
Nous pourrions ajouter que, dans une société en proie à l'automatisation et à l'intelligence artificielle, les humanités - cela peut être aussi bien le chinois, la musique, la danse, le dessin, etc. - constituent un contrepoids capable de féconder et dynamiser les cultures techniques et scientifiques qui nous baignent. De plus les langues anciennes apportent un peu du décentrement et de respiration culturelle nécessaires aux formations contemporaines (cf. Florence Dupont et la méthodologie des écarts). Steve Jobs ne voulait-il pas situer Apple au carrefour des arts libéraux et de la technologie ?

Selon Thierry Grillet, nous assistons à "une casse culturelle réalisée sous couvert d'une aspiration, légitime, à plus d'égalité". Il s'agit, dit-il, d'une Renaissance à l'envers. "Contre la barbarie", c'est son slogan en guise de conclusion, et il n'hésite pas à rapprocher ce mouvement de la destruction des œuvres culturelles anciennes au Moyen-Orient ou en Afrique.
En passant, il rappelle utilement combien le déclassement de l'enseignement public profite aux officines privées, aux universités payantes (souvent anglophones) : l'inégalité fleurit ainsi aux portes de l'école laïque et gratuite. Nos politiques se tromperaient-ils de combat ?

On a écrit ici ou là que l'hostilité au latin était un héritage de la sociologie de Pierre Bourdieu et des Héritiers. Contre-sens ridicule : Pierre Bourdieu ne manquait pas une occasion, dans ses travaux et séminaires de recherche, de mobiliser sa maîtrise des langues anciennes. Avec les chercheurs du Centre de Sociologie Européene, il a mis en évidence la logique inégalitaire, reproductrice, des héritages culturels ; cela n'a rien à voir avec l'enseignement des langues anciennes, au contraire. C'est confondre symptôme et étiologie. Ce qui se déduit des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu, ce serait plutôt qu'il faut égaliser les chances scolaires en enseignant à tous des langues anciennes (que l'on se reporte, entre autres, à Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton & Co / CSE, 1968, 125 p., par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Monique de Saint-Martin).

Terminons donc en citant Marx qui concluait avec humour, en latin, sa "critique du programme de Gotha", critique de la cécité politique : “Dixi et salvavi animam meam ("ce disant, j'ai sauvé mon âme", Kritik des Gothaer Programms, 1875). Mais l'enseignement de l'allemand en France est en mauvaise posture aussi ; d'ici qu'on l'accuse d'être facteur d'inégalités !

Karl Marx (Das Kapital, Erster Band, Berlin, 1965, Dietz Verlag, p. 73) citant Aristote, en grec.

Eléments de bibliographie
  • Wilfried Stroh, Latein is tot, es lebe Latein! Kleine Geschischte einer grosses Sprache, 2008, Berlin, List Taschenbuch, 415 p., Index (Personenregister, Sachregister).
  • Cécilia Suzzoni, Hubert Aupetit (dir.), Sans le latin..., Paris, 2008,  Editions Mille et une nuits, / Fayard, 420 p. (Association le Latin dans les littératures européennes, ALLE).
  • Andrea Marcolongo, La lingua geniale. 9 ragioni peramare il greco, 2016, Laterza. Publié en français en 2018 par Les Belles Lettres (cf. supra), La langue géniale. 9 raisons d'aimer le grec, 197 p.