dimanche 15 septembre 2013

Karl Kraus, journalisme et liberté de la presse

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Jacques Bouveresse, Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, éditions AGONE, 2007, 214 p., Index.

Karl Kraus (1880-1936) vécut dans la Vienne de Freud, de Musil, de Canetti, de Wittgenstein, de Gustav Mahler, de Schönberg... Die Fackel, La torche (1899-1936), revue dont Karl Kraus finit par être le seul auteur, est une publication tout à fait originale, plus ou moins irrégulière, de pagination variable et de tonalité satirique.
Dans ce volume, Jacques Bouveresse a réuni quatre textes qu'il a consacrés à Karl Kraus entre 2005 et 2007 et qui ont pour fil conducteur la critique du journalisme : Karl Kraus se voulait "anti-journaliste". Ce sont des textes de circonstance et l'on ne sera pas surpris que l'auteur soit tenté d'appliquer les analyses et les satires de Karl Kraus à des situations journalistiques contemporaines.

Une du N°1 de Die Fackel, copie
d'écran sur Austrian Academy Corpus
La critique du journalisme par Karl Kraus est tellement virulente qu'il va jusqu'à demander de libérer le monde de la presse. Analysant la manière dont la presse a préparé et incité la population à la guerre de 1914-1918 (journalistes va-t-en-guerre), puis dont elle a rendu compte du conflit, Karl Kraus stigmatise les journalistes et regrette qu'ils n'aient pas été condamnés, une fois la paix rétablie, comme criminels de guerre. Karl Kraus demande que la presse, responsable à sa manière de la guerre, rende des comptes. Lui qui voit se profiler, dans le traitement du premier conflit mondial, les horreurs criminelles du second, finit par contester la valeur - et le dogme - de la liberté d'une presse qui "inflige au peuple un mensonge de mort".

La matière première des journalistes, c'est la langue. Ce sont les mots et les clichés qu'ils charrient : Karl Kraus dénonce la "catastrophe des expressions toutes faites", des clichés ("Katastrophe der Phrasen", "der klischierten Phrase"). La presse déréalise le monde et fait "vivre la mort des autres comme une nouvelle journalistique" : effet des médias de masse livrés chaque jour à domicile par l'imprimerie, que Karl Kraus compare à une mitrailleuse rotative ("Rotationsmachinengeweher"). Avec la presse, les lecteurs vivent une vie irréelle, une vie de papier ("papierenes Leben").
Karl Kraus défend la langue allemande contre le totalitarisme, comme plus tard le feront Victor Klemperer ou Paul Celan. Aux yeux de Karl Kraus, la presse et le journalisme corrompent la langue, facilitant la circulation et l'acceptation des idées les plus douteuses (les fake news, un siècle avant Facebook)@.
Notons que cette critique implacable de la presse, de son économie doit être malgré tout tempérée par l'existence-même de Die Fackel... jusqu'à l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, du moins.

Exagérations de Karl Kraus ? Peut-être, mais qu'il faut mettre en rapport avec sa lucidité, ses prémonitions : dès 1915, il voit l'Allemagne comme un camp de concentration, il entrevoit des usines fonctionnant grâce au travail forcé, etc. Et l'on pense aussi à cette répartie d'un personnage de sa tragédie, "Les Derniers jours de l'humanité" : "Statut juridique ? On a le gaz". Son biographe, Edward Trimms, parle de Karl Kraus comme d'un "apocalyptic satirist" (2005).

Lire Kraus ravigote et débarasse  notre vision des médias de sa gangue d'habitudes et de clichés. Il faut savoir gré à Jacques Bouveresse de nous amener à lire Karl Kraus, pour bousculer nos certitudes sur les médias et le journalisme. Il faut lire Jacques Bouveresse et néanmoins contester ses propos surtout lorsqu'il généralise (dernier chapitre) hors de son territoire de compétence (la philosophie des sciences). Par exemple, d'où tient-on que les médias peuvent imposer des idées et des manières de penser sinon du journalisme même ? Qui a donc la capacité de résister, d'où vient cette capacité ? D'où vient la rupture avec l'ordre établi par les médias ? Bonne question pour un épistémologue !
  • Du même auteur, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Editions du Seuil, 2001, 231 p. Bibliogr.
  • Voir aussi, de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque, Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index.

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