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vendredi 14 février 2020

Vive l'indifférence aux différences


Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, 2019, Gallimard, 125 p., 14,5 €

C'est un petit livre, écrit par un universitaire français, normalien, qui fait carrière depuis 2005 aux Etats-Unis : il est Professeur à l'université de Cornell (New York) dans le département de littérature comparée. Il n'y va pas par quatre chemins : "La politique d'identité conforte l'avènement d'un despotisme démocratisé, où le pouvoir autoritaire n'est plus entre les seules mains du tyran, du parti ou de l'Etat, mais à la portée d'individus manufacturés que traversent des types de désirs totalitaires". Ainsi naissent et s'épanouissent les dictatures moralisatrices.

Le livre multiplie les exemples de cette dictature en voie de mondialisation. L'auteur y défend ardemment "les principes de moindre censure et de moindre contrôle". Et de réclamer le dialogue, qu'il prend soin de bien distinguer de tous les pseudos genres littéraires que sont les conversations, palabres, débats, interviews, entretiens et autres questions / réponses... Ce dialogue seul, et il renvoie à l'expérience grecque du théâtre, de la philosophie et de la politique, peut permettre de vivre "hors des remparts". Laurent Dubreuil termine et conclut son pamphlet en en appelant au secours des arts.

Des "despotismes" (chapitre 1) aux "censures" diverses (chapitre 4), on suit les raisonnements de l'auteur qui dresse une sorte de liste des occasions de se tromper, et elles sont nombreuses : on en vient à penser aux "sensitivity readers" qui visent à expurger des manuscrits tout contenu capable de heurter le point de vue de lecteurs issus de minorités - mais, en est-il d'autres ? Chacun n'appartient-il pas à de multiples minorités ? Faut-il s'inventer des identités de toutes sortes : d'hétérosexuel et blanc, d'asthmatique, de démocrate ou républicain, de lecteur de livres, et d'autres ?
Le livre n'est pas d'accès aisé aussi peut-on écouter l'interview très clair que donne Perrine Simon-Nahum de Laurent Dubreuil sur la radio RCJ ; il y reconnaît l'urgence qui l'a conduit à entreprendre cet ouvrage, dont le glissement progressif mais indéniable, vers la France, des idées que l'on observe depuis des années aux Etats-Unis. En effet, aujourd'hui, grâce à Internet, ce qui se passe aux Etats-Unis touche tout le monde et notamment l'Europe, où cela est reçu sans précaution. On peut aussi commencer par l'interview, plus simple, de Laurent Dubreuil par TV5Monde.


jeudi 16 juin 2016

Soft Power, euphémiser la domination et l'influence


Mingiang Li (edited by), Soft Power. China's Emerging Strategy in International Politics,  2009.  $13,05 (articles de Mingjiang Li, Gang Chen, Jianfeng Chen, Xiaohe Cheng Xiaogang Deng, Yong Deng, Joshua Kurlantzick, Zhongying Pang, Ignatius Wibowo, Lening Zhang, Yongjin Zhang, Suisheng Zhao, Zhiqun Zhu)

Cet ouvrage reprend, en l'appliquant à la politique culturelle chinoise, la notion de "soft power" (软实力). La notion a été élaborée par Joseph F. Nye dans son ouvrage Bound to Lead. The changing nature of American Power, publié en 1990.

Cette notion de science politique (international affairs) est confuse, voisinant avec un fourre-tout conceptuel mêlant des notions qui empruntent à l'idéologie (appareils idéologiques d'Etat, superstructure, légitimation), à l'impérialisme culturel, au colonialisme. En réalité, le soft power est une idée ancienne, classique, ânonnée depuis longtemps par des générations de jeunes latinistes : Horace déjà avait perçu le rôle de la culture dans les relations internationales quand il évoquait la Grèce, qui, vaincue militairement, brutalement, a finalement vaincu Rome par la culture et les armes, douces, de la langue, de l'éducation... ("Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti latio"Epitres, Livre 2). Par certains de ses aspects, la doctrine du soft power évoque celle du général russe Valery Gerasimov : “nonmilitary means of achieving military and strategic goals has grown and, in many cases, exceeded the power of weapons in their effectiveness".

Le soft power s'apparente à une sorte de "violence symbolique", peu perceptible voire invisible, tandis que le hard power est une violence brute, armée, évidente. A l'un, la séduction, le charme, la persuasion, l'attraction, l'admiration même ; à l'autre, la menace, l'intimidation, la force. Toutefois, la séparation des deux formes de pouvoir reste délicate. Un pouvoir doux peut se retourner : la puissance de certaines marques américaines et de leur marketing (branding) a déjà été dénoncée comme symptôme de domination économique (McDonald's, Coca Cola, Disney, Barbie, etc.).
L'esthétique chinoise (architecture, parfums, mode, cuisine, gastronomie, luxe. Cf. l'ouvrage dirigé par Danielle Elisseeff, Esthétiques du quotidien en Chine, IFM, 2016 ) peut s'apparenter au soft power...

En général, le soft power succède au hard power de l'économie. C'est une arme diplomatique. De ce fait, la participation aux organisations internationales relève aussi du soft power.

Quelles sont les armes du soft power chinois ?
La langue chinoise appartient aussi au soft power, tout comme l'éducation : mise en place du système de romanisation pinyin (拼音), implantation d'Instituts Confucius dans les universités, échanges internationaux d'étudiants. Les technologies linguistiques et les industries de la langue : la traduction automatique est essentielle dans cette perspective (le travail de Baidu, etc.), le but étant d'effacer les barrières linguistiques et d'étendre son marché.

L'ouvrage dirigé par Mingiang Li compte 13 chapitres. Les premiers étudient les discours et les documents officiels chinois sur le soft power et la stratégie qui s'en déduit (c'est aussi un outil de politique intérieure : voir le "Chinese dream", de Xi Jinping ). Dix chapitres traitent des forces et faiblesses du soft power chinois sous l'angle de la politique étrangère (notamment en Asie et en Afrique), de l'économie, de la culture et de l'éducation.
Rappelons que Xi Jinping, Président de la République chinoise, dans son livre The Governance of China (2015) consacre une partie intitulée "Enhance China's Cultural Soft Power" (Discours du 30 décembe 2013 devant le Bureau politique du PCC) ; il y évoque "le charme unique et éternel de la culture chinoise" et invite à réveiller l'héritage culturel de la Chine.

Trois questions ne sont pas abordées, et c'est dommage :
  • Le statut du discours multiculturel, tellement omni-présent : nous pensons notamment aux réflexions de François Jullien sur ce thème. Le discours sur le multiculturalisme (interculturel), et l'humanisme universaliste dont il se revendique, pourraient-ils n'être qu'un paravent du "soft power", une douce illusion ?
  • Où placer les pouvoirs du numérique qui semblent relever à la fois du pouvoir doux et du pouvoir dur, de même que la culture scientifique. Du point de vue chinois actuel, la culture traditionnelle, classique (confucianisme, taoïsme, etc.), relève également du soft power, ainsi que le sport et le divertissement (cinéma, jeux vidéo). La Chine met l'accent sur ces domaines (cfCinéma américain : Wanda, bras droit du Soft Power chinois) et sur les médias ainsi que sur le sport (en juin 2016, le distributeur chinois Suning prend une participation de 70% dans l'Inter de Milan, club de football professionnel). Les gouvernants chinois déclarent que la Chine est encore faible face à l'hégémonie culturelle américaine, qu'il s'agisse de programmes de télévision, de cinéma ou d'information (le rachat du South China Morning Post par Alibaba s'inscrit-il dans cette optique). Xi Jinping, dans l'un de ses discours (27 février 2014), déclare qu'il est nécessaire de faire de la Chine un pouvoir numérique (cyberpower, cyber innovation). C'est sans doute dans cette perspective qu'il faut comprendre la résistance aux armes nouvelles du soft power américain que sont Apple, Facebook ou Google (Netflix ?). L'Europe, en revanche, semble avoir choisi de ne pas résister...
  • Les réflexions théoriques chinoises questionnant la relation entre hard power et soft power ne concernent pas que les Etats-Unis et la Chine (on se souviendra des accords Blum-Byrnes de 1948, ouvrant le marché français au cinéma américain en paiement des dettes de guerre françaises). Le soft power apparaît comme une euphémisation des pouvoirs économique et militaire. La conversion de la domination militaire en domination économique puis en domination culturelle pourrait être analysée comme une conversion de formes de capital (cf. Pierre Bourdieu, sur la conversion de capital économique en capital culturel). La domination culturelle est meilleur marché que la domination militaire, plus acceptable, plus présentable aussi. Revoir à cette lumière l'histoire coloniale et, par exemple, l'histoire des relations américano-japonaises après 1945 (cf. Ruth Benedict, The Chrisanthemum and the Sword, 1946). Revoir aussi le rôle joué par l'ethnologie dans ces politiques.

samedi 25 juillet 2015

Gouvernance par les données ?



Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012-2014), Paris, édition Fayard, 2015, 520 pages, Index, 22 €

L'auteur est juriste. Professeur au Collège de France, ce sont les cours qu'il y a donnés pendant les deux dernières années qui font l'objet de cette publication.
L'enseignement traite de l'hégémonie de la quantification et de son rôle politique et économique comme alternative au droit pour organiser la société. Il n'y est pas directement question de l''utilisation de données massives, données de toutes sortes, collectées à toutes occasions se présente désormais comme principe de gouvernance des entreprises privées et publiques. Le plus souvent exploitées en temps réel (cloud computing, etc.), à une échelle mondiale, les données et les nombres sont les matières premières à partir desquelles sont prises et justifiées les décisions. Le droit seul peut encadrer et limiter la collecte de ces données et leur exploitation en vue de l'intérêt général et des libertés : droit de la vie privée, droit d'auteur, droit fiscal, droit de propriété, sûreté des personnes, droit du travail, etc.
Ce qui se joue dans cet ouvrage est donc strictement contemporain, aux confins du droit et du calcul. S'il ne s'agit pas encore de l'économie numérique, à peine évoquée avec la mondialisation qui se met en place, les idées directrices sont mises en place pour une approche rigoureuse par le droit. Quid de l'adaptation au droit de l'économie illustrée par Google, Facebook, Amazon, Uber, Yodlee, AirBnB ("two-sided markets"*) ?

L'ouvrage commence par des rappels historiques essentiels, partant du "règne de la loi" pour arriver au "rêve de l'harmonie par le calcul". Un chapitre est consacré au "calcul de l'incalculable" et à l'instauration progressive d'un marché total où tout a un prix, même la dignité : ce qu'illustre l'extension du benchmarking au droit du travail (cf. L'Etat sous pression statistique). Notons que ceci, qui ne désigne rien d'autre que "les eaux glacées du calcul égoïste", était décrit dans le Manifeste de Marx et Engels, dès 1848 : "[la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce" ("Sie hat die persönliche Würde in den Tauschwerth aufgelöst, und an die Stelle der zahllosen verbrieften und wohlerworbenen Freiheiten die Eine gewissenlose Handelsfreiheit gesetzt"). La dignité (die Würde) est un terme clé de la morale kantienne ; elle s'oppose au prix (der Preis).
Les derniers chapitres de La Gouvernance par les nombres sont consacrés aux évolutions récentes de l'Etat. Le gouvernement par les hommes se substitue petit à petit au gouvernement par les lois selon l'intérêt général. Alain Supiot épingle au passage le retour en force, inattendu et discret, des théories juridiques de Carl Schmitt (qui s'est voulu le juriste de Hitler). L'auteur évoque aussi les effets de la globalisation des marchés et le retour des liens d'allégeance (reféodalisation du droit). Ensuite, l'ouvrage traite du travail et de la "mobilisation totale" ("totale Mobilmachung", expression de Ernst Jünger !) pour établir un marché total, et de la "déconstruction du droit du travail" qu'accélère la révolution numérique ("programmation de tous"). Après avoir dégagé les dangers multiples que promet la gouvernance par les nombres, la conclusion des cours reste modeste : pour en sortir, il faut "repenser les fonctions de l'Etat [... pour qu'il soit] capable de faire prévaloir l'intérêt général et la démocratie sur les intérêts particulier et les puissances financières ou religieuses."

L'actualité de cet ouvrage est impressionnante. Alain Supiot met en perspective de nombreux travaux et les place sous un éclairage fécond, et iconoclaste : il n'hésite pas, d'ailleurs, à reclasser certains auteurs célébrés par les médias, débusquant du réactionnaire derrière des discours à la mode moderne (ni Pierre Bourdieu, ni Gilles Deleuze ou Michel Foucault n'en ressortent indemnes, entraînés loin de leur base qu'ils ont été par des surenchères à fins journalistiques).
Ce livre est à la fois un manuel, didactique, et un support de réflexion intellectuelle approfondie. Il faut y confronter nos outils de gestion : description statistique, analyse de données, analyse multivariée, panels, modélisation… A la lumière des critiques et mises en garde énoncées par Alain Supiot, il faut aussi regarder, et imaginer, ce que développe et promet actuellement l'intelligence artificielle (machine learning, NLP, deep learning...) en matière de calcul et de gouvernance. Sans se laisser embarquer dans son eschatologie (singularity, etc.). Quant aux sciences de gestion, elles paraissent compromises, complices actives de cette nouvelle gouvernance.
Enfin, la gouvernance par les nombres, c'est aussi l'économie de la régulation. On attend ce que dira Alain Supiot des travaux de Jean Tirole : "To what extent should the government intervene in the marketplace?"**). Prochains cours ?

Parce qu'il est juriste, spécialiste de droit du travail, Alain Supiot ne se laisse pas emberlificoter par les rhétoriques pompeuses ; il en revient méticuleusement au rôle du droit dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques, dans les entreprises. Le monde du travail le / nous rappelle à l'ordre.

La logique d'exposition inhérente au cours magistral confère un rythme commode à l'ouvrage. Une table des matières détaillée, des index (des noms, des matières), ainsi que des notes précises et nombreuses rendent agréable le travail et la réflexion à l'aide de cet ouvrage. Lecture vivifiante, décapante, indispensable à qui s'intéresse à l'évolution de l'économie des médias.


Références

Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, June 2003 1(4):990 –1029.

** Economic Sciences Prize Committee of the Royal Swedish Academy of Sciences, "Jean Tirole. Market Power and Regulation", 13 October 2014, 52 p., Bibliogr.

lundi 29 juin 2015

Heidegger : l'interview en différé (Der Spiegel)


Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS, Propyläen, Berlin, 2014, 368 p. Bibliogr., Index.

Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle (1889-1976). Professeur de philosophie influent aux disciples nombreux et célèbres : Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Leo Strauss, entre autres. Il fut lui-même élève de Edmund Husserl qui dirigea sa thèse de doctorat.
Son œuvre compte plus d'une centaine de volumes, dont le plus important est Sein und Zeit (L'Être et le temps, 1927).

Le 23 septembre 1966, Martin Heidegger donna une longue interview pour l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous réserve que cette interview ne soit publiée qu'après sa mort. L'interview, longuement préparée, fut donc publiée dans le numéro suivant le décès du philosophe, en mai 1976, soit presque dix ans après avoir eu lieu. Heidegger, en repoussant la publication de l'entretien au-delà de sa mort, voulait pouvoir travailler tranquillement. Pour Der Spiegel, une telle interview constitue un trophée journalistique !

Le livre de Lutz Hachmeiter, directeur de l'Institut für Medien- und Kommunikationspolitik à Berlin, décortique et expose l'histoire de cette interview. Il en traite d'abord la construction, en évoque la mise en scène médiatique, qui comporte aussi de nombreuses photos posées. Il en documente méticuleusement les constituants, les acteurs (famille, étudiants, collègues), le contexte intellectuel et politique, l'époque. Le texte de l'interview est publié dans le tome 16 des œuvres complètes (cf. infra). On le trouve en anglais ici.

Rappelons les faits qui se trouvent au cœur de cette interview et la motivent. En 1933, quelques mois après que le parti nazi (NSDAP) et Hitler aient pris le pouvoir, Martin Heidegger est élu recteur de l'Université de Fribourg en Brisgau ; il y  manifeste d'abord son allégeance au pouvoir nazi, puis, déçu, prend petit à petit ses distances et démissionne, un an après. Depuis lors, la question revient sans cesse dans le débat philosophique : Martin Heidegger, le "grand philosophe", a-t-il été nazi, antisémite ? A-t-il jamais cessé de l'être ?
En 1945, Heidegger sera interdit d'enseignement pour trois ans ; ensuite, il ne sera plus inquiété et mènera à Fribourg et dans sa petite maison en Forêt-Noire (die Hütte), la carrière universitaire d'un intellectuel mondialement célèbre et célébré.
L'interview donne l'occasion à Heidegger de s'expliquer et de se disculper, bien qu'il ne plaide pas coupable... La première partie de l'interview du Spiegel est consacrée aux relations de Martin Heidegger avec l'Etat nazi (NS-Staat): "Der Philosoph und das dritte Reich". Ensuite, Heidegger évoque sa philosophie, à propos de l'éducation, du rôle de l'université et surtout de la place de la technique. Celle-ci est à ses yeux devenue incontrôlable et toute-puissante sous la forme de cybernétique (c'est le "Gestell") : selon Heidegger, l'erreur fondamentale de nos sociétés est-elle de se soumettre à la domination de la technique, aux médias, à la mondialisation ? Question d'importance, légitime, mais faut-il mixer ces questions philosophiques et politiques légitimes avec l'acquiescement actif au nazisme ? Stratégie rhétorique de détournement, voie d'évitement ?
D'ailleurs, comment ne pas s'étonner de la persistance dans la philosophie contemporaine de références à des œuvres qui n'ont jamais clairement rompu avec le nazisme comme celles de Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt (tous trois interviewés par Der Spiegel) ? D'où vient cette fascination ? Pourquoi le poète Paul Celan a-t-il voulu rencontrer Martin Heidegger ?
La Une du Spiegel,
31 mai 1976 (N° 23)

L'interview pour Der Spiegel est conduite par deux journalistes, Rudolf Augstein et Georg Wolff. Ce dernier est issu de l'administration nazie où il travaillait au service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD - de Reinhard Heydrich). Belle reconversion ! Un développement est d'ailleurs consacré par Lutz Hachmeister à la place qu'occupaient au Spiegel d'anciens cadres de l'Etat nazi, collaborateurs de Himmler. Chapitre éclairant de l'histoire de la presse allemande après-guerre et du fameux magazine, de réputation progressiste, à l'époque de Konrad Adenauer.
En fait, dans cette interview, Martin Heidegger ne répond directement à aucune question concernant son engagement nazi. Il ne philosophe pas sur le nazisme, ne dit rien sur la destruction de l'Europe juive, sur les camps d'extermination. D'ailleurs, on ne lui demande rien. Heidegger réfute la plupart des accusations dont il est l'objet. Pour toutes réponses, nous n'avons que quelques élucubrations plus ou moins ésotériques que les interviewers semblent écouter respectueusement ; la plus fameuse, la plus obscure, "Seul un dieu peut encore nous sauver" "Nur noch ein Gott kann uns retten") donnera son titre à un documentaire sur Heidegger.

Depuis cette interview, les tomes 94, 95 et 96, dits "Schwarze Hefte" (Cahiers noirs), des œuvres complètes de Heidegger ont été publiés, finalement. Ces écrits des années 1930 confirment l'antisémitisme têtu et constant du professeur de philosophie. Le quotidien Frankfurter Allgemeine (FAZ) parlera à ce propos de "débâcle intellectuelle".
La lecture de l'ouvrage de Lutz Hachmeister laisse une impression d'ambiguïté, de malaise. Heidegger noie le poisson dans son jargon philosophique. Notons qu'il déclarait détester les journalistes qu'il traitait de "Journaille", reprenant une expression péjorative de Karl Kraus (Die Fackel, 1902) dont usaient les nazis. Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS témoigne pourtant que Martin Heidegger ne dédaignait pas d'exploiter les pouvoirs de la presse (de nombreuses photos ont été prises à l'occasion de cette interview, publiées en un volume par FEY vendu à Todnauberg pour les touristes, cf. infra).

Emmanuel Lévinas était embarrassé quand on l'interrogeait sur le nazisme de Martin Heidegger. En 1968, dans Quatre lectures talmudiques, il écrira finalement : "Il est difficile de pardonner à Heidegger" (in "Traité du Yoma"), mais, néanmoins, il ne cessa de s'y référer dans ses cours (cf. ses derniers cours, année universitaire 1975-76 : Dieu, la mort et le temps). Près d'un demi-siècle plus tard, il semble impossible de pardonner. Pourtant la philosophie heideggerienne est florissante et hégémonique. Impardonnable.


Quelques références bibliographiques

  • Cohen-Halimi, Michèle, Cohen Francis, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Paris, 2015, Sens&tonka, 42 p.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Jahre 1931-1941), Band 94, 95, 96, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2014.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges 1910-1976), Band 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000.
  • Lescourret, Marie-Anne (sous la direction de ), La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris, Editions de l'éclat, 1994.
  • Lévinas, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, 1993, Editions Grasset & Fasquelle (Livre de Poche)
  • Lévinas, Emmanuel, Quatre lectures talmudiques, 1968, Editions de Minuit
  • Trawny, Peter, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les cahiers noirs, Paris, Seuil, 2014 (Heidegger und der Mythos der jüdischen Verschwörung, 2014, Vittorio Klostermann)
  • Trawny, Peter, (herausgegeben von), Heidegger, die Juden, noch einmal, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2015, 256 p.
  • Trawny, Peter, Irrnisfuge- Heideggers An-archie, 2014, Berlin, Mathes & Seitz, 92 p.
  • Weill Nicolas, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, CNRS Editions, 2018, 208 p. 

dimanche 7 juin 2015

Destruction créatrice, production, calcul et techniques : pour quel humanisme ?



Pierre Caye, Critique de la destruction créatrice. Production et humanisme, Paris, 2015, Les Belles Lettres, 332 p., Index.

L'économiste Joseph A. Schumpeter mentionne brièvement la notion de destruction créatrice dans son ouvrage classique, Capitalism, Socialism and Democracy (1942), au chapitre VII, "The Process of Creative Destruction".
Pierre Caye s'attaque à la critique de cette notion en philosophe des sciences et des techniques et, pour cela, mobilise des travaux classiques : ceux de Platon et Proclus, de Plotin (Ennéades, 253-270) dont la modernité des analyses surprend, ceux de Martin Heidegger (das Gestell) et de Jürgen Habermas aussi.
Pour étayer ces réflexions, les sources de l'auteur sont multiples. En plus de l'économie (praxéologie, catallaxie de Ludwig von Mises), il puise également dans l'écologie, la biopolitique, l'histoire de l'architecture et le droit patrimonial.

Après une première partie pour poser le problème, la deuxième partie est consacrée à l'examen des "principes métaphysiques de sauvegarde et de résistance de l'être". La troisième reprend "la question de la technique à l'épreuve du développement durable" et de la rationalité (dissociation de la production et de la technique.) L'auteur dénonce sans ambages "la doxa des économistes, qui réduisent la question de la technique et de son impact sur la croissance à sa dimension exclusivement productive". Cette partie comporte des développements convaincants à propos de la notion - dévalorisée - de soin et sollicitude (care) comme réparation et protection d'un monde détérioré par la production et ses techniques. Critique aussi de la pseudo-ubiquité spatiale ou temporelle qu'apporteraient les techniques. Critique encore, radicale, de la notion de dématérialisation et du fourre-tout notionel qui accompagne souvent celle de "société post-industrielle", "post-moderne" et autre "capitalisme cognitif". Les développements sur la place de l'architecture s'avèrent féconds pour la compréhension de la place des techniques et du calcul ; l'auteur est un éminent spécialiste de l'architecture de la Renaissance, de Vitruve et de Leon Battista Alberti. La démonstration est inattendue et brillante.

Enfin, l'auteur confronte les notions juridiques de patrimoine et de capital. L'absurdité comptable qui ignore la patrimonalisation autorise comptablement le pillage du patrimoine naturel et symbolique ; l'auteur recourt à l'anthropolgie et aux travaux de Maurice Godelier pour stigmatiser cette erreur, une faute qui coûte très cher. La mobilisation de la notion d'externalités positives (l'éducation de la population, les biens collectifs issus de l'action publique et de l'impôt) peut-elle corriger le tir ? L'ouvrage s'achève par une critique en règle du droit de l'environnement.

Cet ouvrage nous paraît formidablement novateur en raison de l'originalité et de la fécondité des argumentations développées, des sources conceptuelles mobilisées de manière toujours rigoureuse. Chaque proposition surprend, rompant heureusement avec les gesticulations répétées, de communiqués de presse en "livres blancs", sur l'économie numérique, le changement social qu'elle promet et favorise, l'avenir radieux auquel elle conduit. Un vrai livre, rafraichissant, parfois aride, excitant et exigeant, sans concession.
Quel plaisir !

jeudi 4 juin 2015

L'aménagement international et le démembrement des territoires


Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme international. Le grand malaise des nations, Paris, Seuil, 1995, 106 P.

La réflexion mise en œuvre dans cet essai est servie par l'actualité récente des nationalismes en Europe : Catalogne, Ecosse, Wallonie, Chypre, Italie du Nord, Kurdistan, décomposition de l'empire sovitétique, etc.). La réflexion sur la fragmentation territoriale et politique apparait indissociable de celle portant sur la mondialisation. Et ce postulat constitue déjà un important recadrage conceptuel, qui n'en reste pas là : que valent les notions, admises sans examen, d'auto-détermination (référendum), de nation, d'indépendance nationale, de décentralisation, d'identité (cf. L'identité de la France, de Ferdinand Braudel), de fédération ?
Comment un territoire, une aire géographique deviennent-ils une nation, à quelles conditions ? Quel rôle jouent la taille, l'histoire, la langue, l'école, le marketing, le folklore (cf. Médias et constructions nationales) ? Les petits pays sont-ils avantagés dans l'économie mondiale ? Existe-t-il un optimum, des limites, de taille ou de diversité ? Que valent, que coûtent les séparatismes ?
Quel rôle jouent les médias et, désormais, l'économie numérique dans l'aménagement et le déménagement des territoires ? Internet semble doté d'un statut mixte, à la fois "bien commun" mais aussi enjeu de marché et des politiques publiques.

En France, le débat est constant et l'évolution des découpages territoriaux (inter-communalité, départements, régions...) sans cesse questionnée, votée. Les médias ont épousé souvent des découpages territoriaux et commerciaux : presse nationale, régionale et départementale ; la télévision nationale domine dans la plupart des pays européens (dont la France). Que se passera-t-il avec le déploiement des cultures numériques et des identités mobiles ? Les notions courantes de zone de chalandise et de géo-marketing sont à reconsidérer avec le e-commerce qui s'affranchit des frontières, y compris fiscales. Jusqu'où doit s'étendre l'indépendance nationale alors que des très grands groupes exploitent la richesse des pays ? Le Web et le numérique relèvent-ils du régalien ?

Pour Laurent Davezies, la "cohésion territoriale" doit être garante de l'intérêt général (égalité, fraternité, liberté, sûreté), à l'opposé de "l'égoïsme territorial". Elle lui semble une composante fondamentale dans l'intérêt de la paix et ses composantes politiques primordiales ; elle émerge des analyses de l'auteur qui, malgré tout ne cesse de stigmatiser la panne théorique et le déficit d'outils de la science politique, de l'économie et du droit pour penser le nouveau monde des organisations territoriales enchevétrées.
La nation définit "un espace de solidarité socio-économique" : solidarité que traduisent des mouvements redistributifs et des transferts observables notamment dans les médias ("Plan France Très Haut Débit", télévision numérique terrestre, aides à la distribution de la presse). L'égalité des chances des territoires, plus que l'autonomie, constitue-t-elle un objectif prioritaire, national et républicain ? Jusqu'à quel point faut-il tolérer, encourager la mondialisation qui démantibule les économies nationales, rarement pour le bénéfice des consommateurs ?

Comment ces divers territoires, dont la marqueterie évolue continûment, peuvent-ils s'accorder avec les cultures de mobilité qui émergent depuis quelques années ? La notion de foyer comme lieu de consommation de média (télévision surtout) est bousculée, mais celle d'adresse IP et de localisation reste utile pour le ciblage , éditorial ou publicitaire ; la dissociation lieu de vie et médias consommés est fréquente (naître ici, étudier là-bas, travailler ailleurs)... Toute mobilité géographique s'accompagne-t-elle de mobilité culturelle, linguistique ? Pas si sûr. Elle s'accompagne de nostalgie des racines aussi, certainement, sol favorable aux conservatismes. L'idée macluhanienne d'un village planétaire suscite beaucoup de réticence voire d'hostilité, qu'il s'agisse de migrations, de tourisme, de liens avec les cultures d'origine...

La géographie des territoires est indiscutablement l'une des dimensions fondamentales des médias et de la publicité. L'ouvrage lucide de Laurent Davezies peut aider à y voir plus clair, à en poser les problèmes sans parti pris.

mardi 11 novembre 2014

Mondialisations anciennes et actuelles


Justin Jennings, Globalizations and the Ancient World, Cambridge University Press, 2011, 206 p., Bibliogr., Index, 20 €

La mondialisation est une vielle histoire. Colonisations, conquêtes, impérialismes religieux divers... Les réflexions courantes se basent surtout sur l'histoire occidentale récente (cf. "Empire et impérialismes"). Avec ce livre, pour mieux fonder le concept de mondialisation, l'auteur élargit le domaine de l'analyse à l'archéologie et à d'autres civilisations, à d'autres époques : Cahokia (Mississipi), Uruk (Mésopotamie), Wari (Andes).
Les notions mis à jour dans l'ouvrage peuvent-elles enrichir l'analyse de la mondialisation des médias dans leur forme numérique, au-delà des intuitions de Marshall McLuhan sur le village mondialisé ("global village") ?

Une grande partie de l'ouvrage est consacrée à l'histoire intellectuelle de la notion de mondialisation telle que l'ont développpée les historiens. L'auteur demande, préalablement, que soit mis fin à la séparation arbitraire entre monde moderne (le nôtre) et monde ancien (antique) afin que la mondialisation actuelle ne soit pas perçue comme le simple aboutissement d'une évolution d'une forme unique. Il existe, selon lui, différentes formes de mondialisation, indépendantes les unes des autres, qu'il faut étudier dans leur diversité plurielle afin de construire un concept fécond de globalisation.

L'établissement d'une culture mondiale se caractérise selon Justin Jennings par plusieurs tendances (trends) ; retenons : la compression de l'espace et de la durée (le monde semble plus petit), la déterritorialisation, la standardisation, l'homogénéisation culturelle, l'accroissement de la vulnérabilité (exemples : insécurité de l'emploi, propagation des crises...).
Ces tendances une fois établies, l'auteur confronte les observations provenant de l'expansion du Mississipi, d'Uruk et Wari avec les formes de mondialisation présentes dans les sociétés actuelles. Cette confrontation est d'autant plus délicate que, en réaction à la mondialisation, les sociétés mondialisées développent des résistances, provoquant l'indigénisation, le retour réactionnaire à la culture première, locale ("re-embedding of local culture") et la différenciation (unevenness).

Parmi les conclusions de son travail, Justin Jennings souligne que les cultures mondialisées sont mortelles. Celles qu'il a étudiées ont duré de 400 à 700 ans. Intégration et régionalisation se succèdent en cycles : si notre vague de mondialisation a commencé au XVIe siècle, elle touchera bientôt à sa fin. Peut-on se préparer au cycle suivant ? Comment, dans ces descriptions, situer la mondialisation numérique ? Constitue-t-elle des "économies-mondes" (Fernand Braudel) avec des centres en Californie et en Chine ? Est-elle inévitable, liée (comment ?) au modèle économique d'entreprises comme Google, Apple, Amazon, Microsoft, Facebook, Baidu, Alibaba, Tencent ? Toute mondialisation des technologies entraîne-t-elle la mondialisation des consommations culturelles, des goûts ? Le débat ne fait que commencer ; au moins, cet ouvrage nous épargne les dénonciations rituelles et étend quelque peu les territoires de l'analyse à d'autres espaces, à d'autres époques.

N.B. Flammarion vient de rééditer un texte classique de Fernand Braudel (1985) où se trouve abordée la notion d'économie-monde : La Dynamique du capitalisme, 2014, Champs Histoire, 109 p. 6 €.

lundi 28 juillet 2014

Empires et impérialismes : règles, force et consensus


Harold James, The Roman Predicament. How the Rules of International Order Create the Politics of Empire, Princeton University Press, 176 p. , 2008, Index, $ 21,05

La réflexion sur les médias et l'économie numérique mobilise fréquemment les notions de globalisation et de mondialisation pour rendre compte de l'interconnection au niveau mondial et de la domination des grandes entreprises américaines. Déjà Marshall McLuhan avec l'idée d'un "global village" ("War and Peace in the Global Village", 1968) montrait un lien entre médias et mondialisation. Depuis la publication de cet ouvrage, le développement d'entreprises à portée et à ambition mondiales comme Apple, Google, Facebook, Microsoft, Netflix ou Amazon renforce le besoin de penser leur relation à "l'empire américain", à la globalisation et à la déglobalisation. Impérialisme combinant la force (menace), les règles (lois, traités) et consensus (aides, financements) : ces sociétés jouent sur les trois.
Bientôt, peut-être, se posera la même question pour un empire chinois avec des entreprises puissantes, en voie de mondialisation telles que Baidu, Alibaba, Tencent, etc.

Harold James analyse la constitution de l'empire américain, sa nécessité et ses limites (N.B. les Etats-Unis naissent de la protestation contre une multinationale, l'East India Company, 1773). Empire commercial, empire militaire : puissance et fragilité sont indissociables, c'est le "Roman predicament", une situation inconfortable, paradoxale. La prospérité des Etats-Unis comme empire, par exemple, repose sur la liberté du commerce et la paix ; celles-ci, pour être maintenues et respectées, demandent l'établissement d'un système de règles mondiales et la mise en œuvre de moyens de rétorsion et de forces militaires pour les faire respecter. De là sourd une contradiction essentielle qui menace sans cesse la paix dans l'empire.

Empires, impérialisme : que peut-on apprendre de l'histoire romaine, de la pax romana ? Pour commencer, l'auteur revient à l'analyse de Edward Gibbon qui écrivit une histoire "du déclin et de la chute de l'empire romain" (1776) et à celle d'Adam Smith ("La richesse des nations", 1776 aussi). Passant à l'histoire contemporaine, l'ouvrage fourmille d'exemples historiques (Grande-Bretagne, Etats-Unis, colonisations, commerce international, etc.), anciens et récents. Sans thèse bonne à tout expliquer, l'auteur mobilise les faits pour provoquer une réflexion.

Qu'apporte la notion d'empire à la réflexion sur les médias ? Depuis Herbert Schiller (Mass Communication and the American Empire, 1969) et Marshall McLuhan, la réflexion n'a guère avancé. Les médias sont à peine évoqués par Harold James, pourtant leur rôle est sans doute central dans la constitution et l'extension des empires, au moins dans le maintien d'un consensus (cf. N. Chomsky, E. S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) et dans la propagation de leur contestation. L'auteur, en cela iconoclaste, s'en tient plus à l'énoncé des faits qu'à leur dénonciation : l'accumulation y suffit.

Auguste, Catalogue de l'exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2014, 320 p., Bibliogr.  

Les notions d'empire et de politique culturelle étaient au cœur de l'exposition "Moi, Auguste, empereur de Rome..." Dans la catalogue, qui cite d'ailleurs Harold James (Andrea Giardina, "Auguste entre deux bimillénaires", Daniel Roger évoque "l'entreprise de communication" qui s'adresse aux cités hors de Rome, mobilisant statues et monuments, architecture et urbanisme mais aussi instructions officielles ("La prise du pouvoir, les arts, les armes et les mots"). Le monnayage aussi contribue à la diffusion de l'image d'Auguste et à sa mise en scène. La mission des Romains, écrivait Virgile, est de dominer le monde, "de bien régler la paix, d'épargner les soumis, de dompter les superbes" (Enéide) : expansion territoriale, colonisation certes mais en respectant l'essentiel des coutumes politiques et cultures locales (Harold James y verrait l'équivalent de l'actuel multiculturalisme). Assimilation, octroi du statut de citoyen, tandis que monuments et urbanisme indiquent des "lieux du consensus". Pour un exemple de la gestion romaine d'une province, se reporter au texte de Cécile Giroire sur "La province de Gaule narbonnaise créée par Auguste".

Ramsay MacMullen, Romanization in the Time of Augustus, Yale University Press, 2008, 240 p., Bibliogr., Index.

L'auteur, qui fut professeur d'histoire à Yale University, analyse les modalités de le romanisation qui se développe à l'époque d'Auguste : impérialisme culturel ou séduction du "Roman way of life", "push" ou "pull" ?
Examinant les formes prises par la romanisation en Gaule, en Espagne et en Afrique, il évoque la progression du bilinguisme puis l'uniformisation linguistique avec le latin, la généralisation de la nomenclature romaine, de l'art de vivre (vêtement : la toge, techniques du corps, nourriture : de la bière au vin), l'urbanisation avec forum et marché (macellum), aqueducs, bains, murs d'enceinte... Bientôt, les formes des statues sont standardisées (modèles de plâtre), créant une culture de masse.
L'esthétique romaine est diffusée et adoptée, devenant manière de voir le monde. Comme aujourd'hui le supermarché, les multiplexes, les parkings, les autoroutes forment la perception de la ville et son acceptabilité (cf. les travaux de Bruce Bégout).
L'ouvrage contribue à percevoir le rôle des médias dans la vie quotidienne, au service des pouvoirs en place. Longtemps avant la presse et l'affichage, avant la radio et la télévision, comment s'imposait le respect des vainqueurs, comment s'inculquait un consensus culturel et social pour dominer et maintenir la paix civile.

Non seulement la langue, mais aussi la mode, les monnaies, les monuments, les statues, l'architecture et tout l'urbanisme s'avèrent à Rome autant de médias du pouvoir central. Plus que passer ses messages, leur fonction est la légitimation. Les médias légitiment les règles de l'empire, les font acceptables.
Notons que dans ces trois ouvrages courent aussi des réflexions sur le luxe et la consommation ostentatoire liés à l'expansion coloniale des empires et à leurs entreprises commerciales (étoffes, mets, bijoux, etc.). Non invitation aux voyages !

samedi 25 août 2012

La Chine au téléphone portable

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Liu Zhenyun, Cell Phone, A Novel, Portland, Merwin Asia, 2011, 249 p. (première édition en chinois, 2003)

Ce roman chinois contemporain s'intitule 手机 (téléphone portable). Il articule, par delà des intrigues amoureuses et professionnelles (télévision, édition), trois idées principales.
  • Le téléphone portable est un miroir grossissant des changements sociaux intervenant en Chine dans les années 2000.
  • Le téléphone portable joue un rôle démoniaque jusque dans les relations interpersonnelles les plus intimes.
  • Les gens parlent trop, tout le temps, sans réfléchir. 
La vie en Chine est racontée, à travers les péripéties téléphoniques de quelques personnages, épouses, maris, amantes, amis... Description de l'usage invasif du portable, dans les cours, les réunions, dans les relations intimes (sextext, etc.), familiales.
En quelques années, le téléphone portable s'est emparé de la Chine ; ce roman s'inspire du changement social que l'appareil a engagé ou, plutôt, qu'il a précipité et dont il illustre et surdétermine les caractéristiques (individualisme, immédiateté, atomisation). Dans le roman se laisse esquisser l'évolution moderne de la Chine, celle des campagnes et des villes, fameuse "contradiction principale", chère à la Révolution culturelle.

Le héro du roman est issu de la campagne (province du Shanxi) ; il est devenu, à la ville, Beijing le présentateur d'un talk show télévisé dont tout le monde parle, "Straight talk". Est-il genre culturel plus exemplaire de l'hégémonie culturelle du bavardage ? Sans illusion, malgré sa visibilité, malgré les fans, notre présentateur sait qu'il n'est qu'un "acteur" exprimant ce qu'un autre a pensé, écrit : "Tu es Confucius, moi, je suis un acteur" confie-t-il à son collaborateur. Lucidité qu'ont peu de présentateurs !
L'auteur évoque la dimension sociale des émissions populaires, touchant le très grand public, les masses : "Votre bouche n'est pas seulement à vous, elle appartient à tous les Chinois", dit-on au présentateur : définition du porte-parole, allusion aussi, sans doute, quelque peu biaisée et ironique, à ce qui fut la "ligne de masse" dans la politique maoiste...
Liu Zhenyun (刘震云) stigmatise l'étrange et irrépressible besoin des habitants de la société chinoise moderne de "parler pour ne rien dire". Belle expression, à prendre littéralement : vies encombrées de ce que l'on ne cesse de taire (tacitus), que l'on retient, refoule. Hypocrisie sociale et politique, censure implacable et explosive du socialement correct. Vies muettes à propos de l'essentiel, bavardes quant au secondaire : la téléphonie portable bouscule et change tout, car, avec elle, si les paroles volent, elles ne s'envolent plus et restent comme des écrits : répondeurs, textes, photos, traces qui menacent et trahissent les "misérables petits tas de secrets" de vies autrefois privées.

Cette irruption de la téléphonie, perçue comme sale, diabolique, dans la vie de générations qui n'y sont pas entraînées, est sans doute vécue différemment par les générations nées récemment (qualifiées un peu vites de "digital natives"), générations pour lesquelles le téléphone portable est un élément courant, banalisé de la vie quotidienne.
"Pourquoi nos vies sont-elles de plus en plus compliquées ? Parce que nous sommes de plus en plus habiles avec les mots". Habileté, légéreté à laquelle le téléphone contribue en sautant par dessus rituels et mises à distance qui encadraient la communication dans la Chine traditionnelle. Il y a du Confucius ("J'aimerais mieux ne pas avoir à parler (...) Est-ce que le ciel parle ?") et du ZhuangZi (Tchouang Tseu, 住子) dans cette philosophie.

Difficile pour le lecteur d'une traduction de juger de la subtilité du style, des allusions, difficile pour un lecteur occidental d'imaginer tout ce que des Chinois perçoivent, comprennent, ressentent en lisant ce roman qui a connu un grand succès en Chine. Des annotations pointant des allusions, des références historiques ou politiques seraient utiles aux lecteurs occidentaux. Mais, au-delà des exotismes quotidiens, on comprend vite que ce roman s'applique aux sociétés occidentales, européennes notamment. En fait, c'est l'ethnologie d'un appareil qu'il esquisse et, peut-être, celle de la mondialisation.
Adapté avec succès au cinéma par Feng Xiaogang fin 2003, puis au théâtre.


N.B. Liu Zhenyun a publié en 1991 deux nouvelles rassemblées en français sous le titre de Peaux d'ail et plumes de poulet (2006, éditions Bleu de Chine), moins littéralement traduite par Tracas à perte de vue. L'ouvrage évoque la vie dans la Chine post-maoïste, après 1989, avec des personnages coincés entre la bureaucratie et de modestes ambitions de mobilité sociale. L'auteur montre la politisation de la langue recourant à des notions maoïstes inefficaces pour penser et conduire la vie quotidienne dans une Chine qui se modernise. Voir aussi du même auteur, chez le même éditeur, Les mandarins (2004) qui explore des thèmes voisins.
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samedi 9 juin 2012

Lire Lévi-Strauss en Pléiade

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Claude Lévi-Strauss est entré en Pléiade (Gallimard). Les moins techniques de ses textes y sont réunis dans un volume de 2 063 pages, avec ilustrations, notes et index (ces textes sont également accessibles séparément au format de poche).
Ethnologue, anthropologue, philosophe, Claude Lévi-Strauss est aussi, comme Buffon, Freud ou Marx, de ces savants qui furent des écrivains. Mais nous avons bien d'autres raisons de lire Lévi-Strauss. Surtout si l’on est au métier des médias, du marketing et de la publicité. 

Méditation métaphysique et politique
Elle prend la forme de notations tendres et sceptiques, d'avertissements résignés mais radicaux. A propos de l'uniformisation, par exemple, vers laquelle converge aveuglément la gestion triomphale des médias, méditer la fin pessimiste de Tristes tropiques : « Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur» ... (p. 444), qui rappelle "l'humanité réduite au monologue" que fustigea Aimé Césaire. Ou encore, l'intuition de la communication écrite que l'on voudrait tant croire libératrice et qui semble aussi au service "des dominations" (p. 293). Cette lumière désenchantée, jetée, comme en passant, sur les fondements des médias, comment éclaire-t-elle Internet, l'information mondialisée, la numérisation des produits culturels ?

Hygiène méthodologique
Alors que fleurissent des études média se réclamant de l’ethnologie, il faut revenir aux textes fondateurs, et professionnels. Bien sûr, on en rêve tous d’une ethnographie du portable chez les adolescents, de la télévision en famille, des comportements dans les points de vente… A (re)lire Lévis-Strauss, on percevra toutefois ce qu’il faudrait de patience, de temps, de sens de l’observation et de connivence pour étudier de telles situations sans les altérer. A quelles conditions serait possible une ethnographie des médias ? Reprenons ces trois exemples.
  • Pour le premier cas, il faudrait d'abord un ethnographe adolescent. Un adulte observant les ados ? Absurde. Il ne saisira, au mieux, que le comportement d’adolescents observant un chargé d’études prétendant les observer.
  • S’installer dans une famille pour l’observer regardant une émission de prime time ? Certains prétendent le faire. Il faudrait le talent de Coluche pour l'évoquer sérieusement : « C’est un mec, y vient chez toi. Bonsoir tout le monde. Faîtes comme chez vous, continuez ... Le petit carnet ? C'est pour prendre des notes. J'peux prendre des photos ? Me regardez pas, faîtes comme d’habitude, comme si j’étais pas là… ». On oubliera.
  • Publié dans Les Unes (Ed. de La Martinière, 2010)
  • L’ethnographie du point de vente ? Travailler comme employé, restocker les linéaires, tenir une caisse… Ecouter, noter, apprendre… Sans doute, mais il y faudrait des mois et des mois. "S’établir", comme, en 1968, le prônaient Robert Linhart et ses copains (cf. L'établi). Encore manquerait-il la discussion avec le chaland informateur : pour quoi achetez-vous cette boîte de céréales et pas celle-ci, en admettant qu'il/elle le sache ?
Règle première : l’ethnographe doit être invisible à ceux qu'il observe, paradoxe de l’observation participante. Restent l'introspection sociologisante, les histoires de vie (cf. The Uses of Literacy, de Richard Hoggart), l'infiltration à la Günter Wallraff.
Avant de prétendre au métier d’ethnographe, lire Lévi-Strauss.

Des angles de lecture technique pour aiguilllonner l'étude des médias et de la publicité
Par exemple. La réflexion sur les mécanismes classificatoires et les termes dont usent les langues dans leurs taxonomies : nous voici au cœur des moteurs de recherche. Le totémisme aujourd’hui, et surtout La pensée sauvage devraient être des manuels lorsque l’on classe et organise pour les vendre, qui des objets (catalogues), qui des comportements et des mots à fin de médiaplanning. Suivre l’ethnologue travaillant sur les noms communs, les noms propres, les syntagmes, évaluant les "quanta de signification". Dans Regarder Ecouter Lire, suivre l’analyse du montage et de la logique d’agrégation qui opèrent dans les œuvres d’art …qui aideront à comprendre la structuration des contenus média. Dans La Potière jalouse, les réflexions sur la définition des mots où s'applique l'analyse de la pensée mythique. Dans La Pensée sauvage, la fameuse apologie du bricolage et du mythe comme morceaux de code assemblés.
Et partout, à chaque page, l’invitation en acte à la modestie, à la prise en compte scrupuleuse de tous les faits. Bricolage et braconnage théoriques au seuil de la philosophie, de la poésie, sans jamais s'y laisser aller. Une œuvre où il fait bon se perdre pour se retrouver.
A sa mort, Libération lui accorda une pleine page, à juste titre : "Le siècle Lévi-Strauss" (4 novembre 2009).
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lundi 26 décembre 2011

Espace public et publicité au Moyen-Age. Débats

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Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt et al., L'espace public au Moyen-Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 1991, 370 p., 28 €

Rappel à propos de L'espace public. Il s'agit du titre d'un ouvrage de Jürgen Habermas qui jouera un rôle important dans l'élaboration d'une théorie des médias, ouvrage traitant de l'histoire de la communication et de la sphère du public (publicité / öffentlichkeit) au travers de l'exploration "d'une catégorie de la société bourgeoise" (itre en allemand) :
  • Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchung zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, suhrkampf taschenbuch, 1962, (Mit einem Vorwort zu Neuauflage 1990), 391 p.
  • L'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1992, traduction de Marc B. de Launay, 324 p.
"L'espace public", "die Öffentlichkeit" selon l'expression allemande, difficile à rendre en français. L'expression désigne en allemand le fait d'être public (öffentlich = adjectif, public ; die Öffentlichkeit = substantif formé sur "public"). Le fait de rendre public, la publicité, la "sphère publique" ?  Comme souvent les mots nous égarent ou nous éclairent. L'allemand comme le français disposent de plusieurs termes pour désigner la "publicité" : réclame - annonce / Werbung renvoyant à la publicité commerciale, celle qui fait vendre (laquelle en français a une connotation péjorative !) ; publicité / Veröffentlichung - Publizität désignant le fait d'être ou de devenir public. Pierre Bourdieu dira que "l'espace public" est un "concept détestable qui nous vient d'Allemagne", tout en l'utilisant...

Jürgen Habermas voit dans la publicité perçue comme sphère publique la capacité conquise par un public de critiquer, contester et contrebalancer les pouvoirs en place au nom de la raison. Rompant avec la féodalité, cette capacité se développe d'abord en Angleterre puis en Europe occidentale au XVIIIe siècle (elle fonde Les Lumières, l'Aufklärung). Elle se développe à partir des discussions dans les coffee-houses, les loges maçonniques, les clubs, les salons littéraires, pour atteindre le politico-économique (rôle des journaux londoniens, des affiches).
La publicité, "catégorie de la société bourgeoise" selon le sous-titre de Jürgen Habermas, établit la légitimité et la rationalité croissante des décisions politiques. L'auteur estime que cette forme de publicité perd de son importance dans la société industrielle, la publicité devenant l'instrument de développement des marques commerciales. Jürgen Habermas décrit cette situation où les médias de masse sont dévoyés comme "reféodalisation", retour en arrière. Dommage que ne soit pas examiné le rôle de la publicité commerciale dans la démocratisation de l'idée de bien-être, et sa définition.

L'ouvrage collectif d'histoire que coordonnent et dirigent Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt reprend la notion d'espace public (publicité) élaborée par Habermas et en dégage la signification pour des époques antérieures au XVIIIe siècle, le Moyen-Âge, prinicpalement.
D'autres exemples sont mobilisés, ainsi celui de la cité grecque : Vincent Azoulay met en évidence "des lieux informels du politique" (marché, échoppes des barbiers, foulons, cordonniers, par exemple) ; il souligne aussi le rôle des pratiques (culte, chasse, guerre, etc.) sous-estimé par Jürgen Habermas qui s'en tient presque exclusivement au discours.
A propos de Venise, Claire Judde de Larivière évoque des lieux de l'espace public que seraient les gondoles publiques, les ponts (Rialto), tous lieux de passage et de discussion, de "cris et chuchotements".
Bénédicte Sère examine le problème sous l'angle de la disputatio, discussion universitaire : s'il y a "usage public du raisonnement", il n'y a pas toutefois d'objectif d'émancipation.
Au total, 18 exemples sont approfondis, comme autant de cas, apportant unité et variété à ce travail, tant au plan géographique que politique, concernant les lieux, la ville et la Cour ainsi que diverses modalités de l'échange (délibération, controverse, conflit).Variété indispensable à l'établissement critique du concept et à sa vérification empirique.

Au terme de l'ouvrage, la notion d'espace public / publicité s'est enrichie de cette remarquable variation que valorisent, pour le bonheur de la lecture, les différences de raisonnements, d'écritures, de références. La thèse d'Habermas sort de ces multiples confrontations éclairée, aiguillonnée, décapée. L'histoire a bien fourni les "ressources d'intelligibilité" que promettaient Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt en introduction, ressources que nous pouvons avec profit importer dans la science des médias et de la publicité. Ouvrage brillant, stimulant, exigeant, dont la rigueur et la méticulosité n'ennuient jamais. Pour des spécialistes de la publicité, praticiens, chercheurs, étudiants, cet ouvrage est capital.
  • Il remet en chantier les notions de média, de publicité et de communication, invitant à leur extension, à leur unification : on en est encore à de telles bizarreries taxonomiques lorsqu'il s'agit de classer les médias ! La notion d'espace public est plus pertinente, plus systématique que celle de média. Sans doute travaillons-nous avec des définitions restreintes et arbitraires des médias, de la communication et de la publicité (définitions intéressées, imposées par les "grands médias") ; cf. par exemple, l'opposition média / hors média (below / above the line).
  • Allant dans cette direction, nous serons mieux préparés pour comprendre les transformations induites récemment dans la communication par les réseaux sociaux mais aussi par les médias numériques hors du foyer (DOOH), par les supports mobiles qui définissent de nouveaux espaces publics, peut-être en voie d'être mondialisés. La prise en compte de la conversation, de la rumeur, de la viralité, de l'influence, de la réputation, du mimétisme traduisent ce besoin d'extension, de rationalisation du champ de l'étude des médias et de la publicité. Sans compter l'omniprésence, dans la pratique du commerce publicitaire, de la place de marché. Pour une science des médias, de la communication et de la publicité, qu'est-ce que l'espace public aujourd'hui ? N'est-il qu'abrutissement et reféodalisation, comme semblait le penser Jürgen Habermas ? Comment le différencier du lieu public (voir la contribution de Patrick Boucheron, "Espace public et lieux publics : approche en histoire urbaine") ?
  • Ce qui est rendu public par la publicité est principalement le débat commercial (réglementations de la concurrence, associations de défense des consommateurs, comparaisons des produits, etc.). Les médias y interviennent mais aussi les points de vente, physiques ou en ligne, et les réseaux sociaux. Rôle de "publicateur" (latin publicare : mettre à la disposition du public), vieux mot qui était moins ambigu que publicité (c'est encore le titre d'un hebdomadaire régional, lancé en 1850).

samedi 14 mai 2011

Sociologie des sociétés des spectacles

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"Société des spectacles", c'est le titre aguicheur du numéro double, 186-187 (mars 2011) de la revue ACTES de la recherche en sciences sociales (Paris, Seuil, 20 €), coordonné par Christophe Charle.

Christophe Charle, dans l'introduction, situe l'angle qui préside à la sélection des articles publiés : les effets de la théâtralisation étudiés dans diverses situations, différentes époques, différentes cultures. Quelle est la fonction sociale du spectacle dans les époques de crise politique ? Christophe Charle évoque le rôle des représentations théâtrales dans la confection de références communes, la résistance populaire au polissage des publics : il y a un habitus de spectateur qui énonce, à toute époque, en même temps qu'une norme, la distance à laquelle on tient le public populaire du spectacle cultivé (cf. l'ambiance compassée des concerts classiques, les attitudes au musée, etc.).
Sommaire de la revue : http://www.arss.fr/.

La revue des interventions du public dans les spectacles inclut un genre télévisuel, le talk show dont les animateurs reprennent des techniques traditionnelles de gestion des publics (chauffeurs de salle / festaiolo, rires en boîte, etc.). L'article d'Eric Darras, "Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums" (pp. 95-111), compare ces émissions aux Etats-Unis et en France. Difficile, méthodologiquement, de confronter la logique d'une émission de FR3 ("C'est mon choix" distribuée par FR3, chaîne d'Etat à financement partiellement publicitaire) avec "Oprah", émission de la syndication nationale américaine, qui n'est pas une chaîne et est financée à 100% par le troc publicitaire (barter syndication).
De cette comparaison émergent de nombreuses notions fécondes, novatrices : l'opposition journaliste / animateur,  les modalités de sélection des publics, l'analyse de l'exploitation du "culot social", le rôle de l'émotionnel dans le discours revendicatif, l'enrichissement de l'expression politique par les émissions, mais aussi la dépolitisation des thèmes abordés par le genre "talk show". Et, au travers de toutes ces notions, court celle plus générale, de "cens social".
Les outils d'analyse du sociologue restent toutefois limités surtout pour les talk-shows de la télévision américaine et, notamment, le plus populaire d'entre eux, animé par Oprah Winfrey. La publicité n'est pas prise au sérieux, trop brièvement évoquée, alors que l'étude de son volume, de la répartition des écrans, des secteurs et des anonceurs présents (pige) apporterait à l'analyse une information riche sur l'économie générale des talk shows. Il en va de même pour les effets de la syndication, que met en évidence le passage à une autre logique économique avec la création d'une chaîne thématique par Oprah, (OWN), ou encore pour l'importance du rôle des émissions dans la programmation globale (lead-in / lead-out). 
L'analyse d'Eric Darras, convaincante à propos de la logique sociale des talk shows, doit s'ancrer dans la logique commerciale de ces émissions pour aller plus loin. Ce travail et ses limites illustrent les difficultés de la sociologie, y compris celle de Pierre Bourdieu, à rendre compte des médias audiovisuels de masse. Plus généralement, ce travail pose une question épistémologique, rarement abordée, sans doute gênante : à quel point le sociologue comme l'épistémologue doivent-ils disposer de la maîtrise opérationnelle (professionnelle) du domaine et des pratiques qu'ils analysent ? 

Par son approche multiple, dans l'espace et le temps, de la société des spectacles, ce numéro d'ACTES invite à repenser la situation contemporaine des spectacles et notamment de la télévision qui les orchestre et les met en scène, secondée et multipliée au mieux par Internet (cf. le mariage de Kate et William fin avril 2011). Lire ce numéro pour penser la télévision ? Oui, à condition de ne pas perdre de vue ce que la télévision ajoute au spectacle théâtral : une "reproductibilité" numérique ("Reproduzierbarkeit", cf. infra) qui en étend les effets à des centaines de millions de personnes, sur de multiples supports. La caisse de résonance des spectacles, comme l'avaient perçu Walter Benjamin ("technische[n] Reprudizierbarkeit", 1936) puis Marshall McLuhan (War and Peace in the Global Village, 1968) est désormais plus ou moins mondialisée. Il faudra aussi à cette occasion, comme le demande l'oeuvre de Guy Debord, soumettre à la  critique sociologique sa notion de "société du spectacle" (1967) et revenir à l'un de ses énoncés liminaires : "Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation" (o.c. §1).



dimanche 4 octobre 2009

Inside Larry and Sergey's Brain. Sur Google



Inside Larry and Sergey's Brain est un ouvrage de  Richard L. Brandt (Penguin Group, New York, 244 p., Index).
 Un livre de plus pour conter Google. Comme la plupart de ces ouvrages, il combine des éléments biographiques et des anecdotes rapportées par des collaborateurs à différents moments de l'histoire de Google. Rien de neuf dans ce livre pour ceux qui suivent les développements de Google. Pour les autres, une sorte de roman, un conte de fées, de facture agréable. Sans révélation, souvent édulcoré, déjà un peu dépassé (par exemple, sur les relations avec Apple, la téléphonie, Google wave, etc.). Méthode journalistique, intuitive, à base d'interviews (pas celles des fondateurs, que l'auteur n'a pas rencontrés), comme si d'une accumulation d'opinions et de faits dont on ne sait comment ils sont "faits" émergeait nécessairement quelque vérité. Au bout du conte, on ne sait donc ni ce que l'on sait, ni ce que l'on ignore... Mais l'on passe de bons moments tel celui de la préparation de documents pour l'entrée en bourse, par exemple, avec son canular eulerien : la valeur totale anticipée des actions vendues est estimée à 2,717 281 828 $, soit les 9 premières décimales de !



Difficile de tenir la promesse du titre : le cerveau de Google nous échappe ! On ne sait pas, en refermant le livre, comment pensent les fondateurs de Google. A coup sûr, ils pensent, et ils pensent (encore ?) autrement. De plus, ils pensent ensemble, et tout seuls. Chemin faisant, d'anecdotes en opinions, on comprend mieux leur originalité première, leur différence : culture de rigueur, obsession des faits, de l'analyse, de l'utilisateur. On perçoit surtout ce qu'il leur aura fallu de détermination pour résister, partiellement, à la machinerie financière qui accompagne la métamorphose parfois kafkaienne des entreprises naissantes en sociétés cotées, machinerie propre à décerveler des startups. On entrevoit aussi la puissance tentaculaire des forces de conservation : par exemple, les opérateurs de téléphonie avec leurs troupes de lobbyistes campant dans les couloirs de l'administration à Washington D.C., prêts à tous les coups (coûts) pour que rien ne change. L'idéalisme de Larry Page et Sergey Brin, et leurs erreurs - selon l'auteur - n'en paraissent que plus sympathiques et le succès de Google plus miraculeux. Et, du coup, on perd de vue des questions éludées, les fameux "blancs" de ce "discours lacunaire". D'abord, ls questions des effets à long terme, sur les cultures et sur les langues, de l'uniformisante googlisation des outils de travail intellectuel (par exemple, on n'a pas élucidé la résistance à Google des moteurs de recherche comme Yandex en Russie et Baidu en Chine. Résistance culturelle, langagière ? Cf. notre post sur Baidu et l'exception culturelle). Puis la question du pilotage d'une entreprise ayant une telle importance mondiale : la politique de Google doit-elle se faire "à la corbeille" (NASDAQ), peut-elle ne dépendre que d'actionnaires qui sont, par construction sinon par culture, insoucieux de l'intérêt général et du long terme ? La mondialisation que propagent les technologies numériques soulève des problèmes de politique internationale.

A la dernière page, en tant que consommateur d'information, on se dit que Google est ce qui est arrivé de mieux aux médias américains, depuis longtemps. Mais le Google dont on rêve alors est une entreprise de rêveurs, d'inventeurs, entreprise généreuse et enthousiaste. Depuis notre Europe périphérique - c'est si loin Stanford - douze ans après, on risque de ne retenir de cette histoire, une fois désenchantée, que l'habituel "calcul égoïste", l'habituelle langue de bois, les habituelles RP, les licenciements, les abdications, comme ailleurs... Et l'on s'éveille de son rêve. Rêve, le mot clef de notre lien à Google. Ce rêve de Google qui se manifeste "comme une réalisation de notre souhait (ou désir)" d'entreprise ("als eine Wunscherfüllung", Freud).
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dimanche 20 septembre 2009

Les langues comme destins


Dans The Writer as a Migrant, l'auteur traite en trois brefs essais de l'abandon de leur langue maternelle par quelques grands romanciers. Sont évoqués ceux qui ont délaissé leur langue maternelle pour écrire de la fiction en anglais : Joseph Conrad, dont la langue maternelle était le polonais, Vladimir Nabokov (le russe), Lin Yutang (le chinois). Il s'agit seulement d'illustrations, sans volonté de démonstration socio-linguistique, stylistique ou autre ; d'ailleurs, l'échantillon et les combinaisons linguistiques traitées sont restreints.
Mise à jour 7 octobre 2012

L'auteur, Ha Jin, lui-même sinophone émigré aux Etats-Unis, écrit en anglais. Il évoque la difficulté radicale, même chez de tels romanciers, à maîtriser l'anglais. Cette difficulté se traduit par l'expression impossible de l'humour et un sentiment constant d'insécurité linguistique, entre autres. Cf. Nabokov : "My complete switch from Russian to English was extremely painful - like learning anew to handle things after losing seven or eight fingers in an explosion" (cité p. 48 par Ha Jin).
Ha Jin relève aussi les contreparties positives de cette situation linguistique sur le style des romans écrits en anglais par ces auteurs non-anglophones : paradoxalement, les contraintes qu'impose le handicap linguistique contribuent à forger un style original qui peut séduire les lecteurs anglophones.
Ainsi, même pour de grands romanciers, la langue seconde reste, malgré tout, langue étrangère, obstinément, définitivement. Et leur anglais est original, une sorte de maximisation narrative sous contraintes comme l'impose tout genre littéraire.

Un autre exemple, riche, plus complexe, serait celui d'Emmanuel Levinas dont le français, si précis, si élégant, semble une résultante du russe, de l'hébreu, de l'allemand (cf. la Préface générale de Jean-Luc Marion aux Oeuvres complètes, tome 1, p. 11). Mais il manque une étude stylistique qui démonterait, montrerait ce "français d'écrivain". Un même travail pourrait être effectué pour Elsa Triolet qui écrivit d'abord dans sa langue maternelle, le russe, puis en français.
Ces situations linguistiques présentent quelque analogie avec ce qu'a vécu Hannah Arendt qui a publié en allemand et en anglais des ouvrages de philosophie et de science politique. Germanophone qui émigra d'Allemagne en France puis aux Etats-Unis pour échapper aux nazis, elle répondit à un journaliste qui lui demandait ce qui lui était resté après toutes ces péripéties : "Ce qui est resté ? Est restée la langue maternelle" ("Was ist geblieben? Geblieben ist die Muttersprache" - Hannah Arendt im Gespräch mit Günter Gaus, 28 octobre 1964). Et d'avouer, elle qui travailla en français, écrivit et vécut en américain, que le sentiment de la distance à l'égard du français et même de l'anglais ne l'a jamais quitté. Conclusion : "Es gibt keinen Ersatz für die Muttersprache" ("il n'y a pas de remplacement [Ersatz] à la langue maternelle"). Traductions "mot à mot", délibérément (FM). Notre langue maternelle est notre destin, elle nous entraîne et nous nous y livrons en "aveugle".
Alors que le bavardage, souvent irénique, sur la mondialisation de la communication va bon train, ces essais invitent à percevoir des limites invisibles à cette internationalisation et les inégalités, les dyssymétries qu'elle engendre dans la communication. Dissymétries que l'on (se) dissimule. Illusions aussi, sans doute indispensables.

La question de la langue est omniprésente dans les médias. Le numérique la généralise
  • Tout média mobilise une ou plusieurs langues ; la langue serait le média ultime, média du "média des médias" (sorte de double génitif, en cascade). 
  • Les produits multilingues se multiplient, sites Web et applis, téléphonie, magazines, chaînes de télévision, cinéma, DVD (doublage, sous-titrage), jeux vidéo... modifiant l'économie des consommations et le fonctionnement du marché culturel. 
  • Le Web livre à profusion des outils de traduction réducteurs, plus ou moins trompeurs, générateurs d'illusions rassurantes quant aux barrières linguistiques. Le numérique révolutionne les outils langagiers et donne de nouvelles assises au débat sur la langue et les politiques linguistiques (donc éducatives). 
  • Dans le travail publicitaire, européen ou mondial, les compétences langagières avantagent outrageusement les anglophones (native speakers). Jusqu'au C.V. inclus, presque tout le monde fait semblant d'être à l'aise avec l'anglais : qui oserait déclarer ne pas l'être ! Mais après... La publicité, comme l'école, se laissent aller sans vergogne à l'anglais, mais elles ont peut-être déjà une langue de retard. L'allemand est la première langue maternelle de l'Europe, l'arabe celle de la Méditerranée, et le chinois est la première langue des internautes. Tout cela promet bien des suprises.
  • Une partie croissante de la population mondiale, clientèle potentielle des médias, vit dans une seconde langue, celle de son "pays d'accueil". Cette situation affecte les médias et tout particulièrement les études médias. Dans quelle langue doit-on conduire les enquêtes ? Aux Etats-Unis, de nombreuses enquêtes laissent le choix à l'enquêté : espagnol ou américain ? C'est le cas des enquêtes nationale et locales sur l'audience de la télévision, de radio conduites par Nielsen et Arbitron. 
  • La langue est souvent une variable de ciblage (celle correspondant à l'adresse IP, à la configuration de l'appareil), mais ce n'est pas si simple. Le choix de la langue est un comportement média.
  • Médias bilingues qui laissent le choix de la langue, comme ARTE (allemand ou français), ou de la V.O. avec sous-titrage. Il existe en France plus de 400 titres de presse plus ou moins bilingues, avec l'anglais, en majorité, mais aussi l'arabe, le chinois, des langues "régionales" (alsacien, basque, breton, corse), etc. Source : Base MM (octobre 2012).
N.B. 
  • Voir : les networks hispanophones aux Etats-Unis
  • Paul Valéry note le mauvais anglais de Joseph Conrad : "Etre un grand écrivain dans une langue que l'on parle si mal est chose rare et éminemment originale", Souvenirs et réflexions, Edition établie par Michel Jarrety, Paris, Bartillat, 2010 
  • Sur la place et le statut de la langue maternelle comme destin, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") dont le titre évoque Hannah Arendt : Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p. Index
  • Signalons aux germanophones, un article drôle de Yoko Tawada, japonaise écrivant en allemand, publié dans le Neuen Züricher Zeitung Folio (février 2009) : "Von der Muttersprache zur Sprachmutter".