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mercredi 13 décembre 2017

Aux origines de l'école laïque française : le Dictionnaire de Ferdinand Buisson



Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Robert Laffont, 2017, 969 p., 32 € avec des notices relatives aux auteurs et des notes relatives aux articles (contexte historique, biographique)

Cet ouvrage fut aux origines de l'école laïque française, obligatoire, gratuite et proche (une école dans chaque commune). Alors que cette école va mal, mal traitée depuis des décennies, que ses principes se délitent (quid de la gratuité, de l'obligation, de la laïcité et de la proximité ?), il est bon de retourner à cet ouvrage fondateur. On y retrouvera les intentions des législateurs et des théoriciens de l'éducation d'il y a un siècle et demi. Ce dictionnaire qui fut un ouvrage politique est devenu un témoin historique, un document. A l'époque, il fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Heureuse initiative que de le republier. Bien sûr, malgré son petit millier de pages, il s'agit d'une version très abrégée de l'édition originale qui comptait quatre gros volumes (cf. infra) et s'intitulait Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire. Tous les mots comptaient : pédagogie pour instruire dès le commencement. Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, dreyfusard, sera directeur de l'enseignement primaire pendant dix-sept ans après en avoir dirigé le service de la statistique. Ce fut un fervent partisan de l'école unique et de l'égalité des chances sociales.
La forme dictionnaire (articles classés par ordre alphabétique) a été choisie pour donner aux personnes chargées de l'institution scolaire un outil commun de références. Dans la société du livre, le dictionnaire connote à la fois la somme et la dignité culturelle : l'époque est aux Larousse, au Littré, à La Grande encyclopédie. L'ambition encyclopédiste de Ferdinand Buisson est manifeste ; d'ailleurs, l'article "encyclopédistes", très fouillé, est rédigé par Gabriel Compayré, historien des doctrines éducatives. Ce dictionnaire se trouve donc à mi-chemin entre L'Encyclopédie de Diderot et Wikipedia. Ouverture internationale systématique, européenne surtout, pédagogie des Lumières : beaucoup d'articles sont consacrés aux sciences, aux techniques, à l'histoire, à la géographie. L'influence de Diderot et d'Alembert est flagrante.
Que trouvait-on dans ce Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire ? Tout ce qu'il fallait, à l'époque, pour être instituteur ou institutrice :
  • des thèmes essentiels de la didactique des disciplines : calcul mental, dictée, écriture-lecture, géographie, géométrie, histoire naturelle, langue maternelle, chant, orthographe, leçon de choses, exercices cartographiques, géologie, travail manuel, météorologie, vocabulaire, instruction civique...
  • des articles sur les outils quotidiens du travail scolaire : encrier, mobilier, boulier, projections lumineuses, tableaux muraux d'enseignement, plume, ardoise (son crayon et son effaçoir) utilisée comme cahier de brouillon, bons points, copies, globes
  • des préoccupations toujours actuelles : architecture scolaire, écoles d'aveugles, hygiène scolaire, vestiaires, la maison d'école, le voyage scolaire, récréation, absence, politesse
  • des articles sur les références philosophiques en matière d'éducation : Montaigne, Froebel, Pestalozzi, Comenius, Kant, Luther, Horace Mann, Rousseau, Marie Pape-Carpentier
  • Les 4 gros volumes de mon exemplaire de l'édition originale
    (Librairie Hachette, 1880, 1888)
  • des thèmes classiques de la psycho-pédagogie et de la philosophie morale (leur importance n'a pas changé et le débat est toujours ouvert) : ennui, curiosité, étourderie, créativité, observation, précocité, volonté, mémoire, le jeu, propreté, égoïsme, obéissance. Et j'en passe... mais il n'y a rien sur l'école coloniale qui fut si importante. Omission significative... 
Le Dictionnaire, c'est le monde vu depuis l'école et le métier d'instituer la République (Jean Jaurès, ancien professeur, dans son discours de 1903, pour la distribution des prix au lycée d'Albi, répétera : "instituer la république").
Et cette "maison d'école", quelle belle idée ! Aujourd'hui, nous avons des "groupes scolaires" !

Etre instituteur de la Troisième République, ce n'était pas une mince affaire. Ces hussards de la République, comme les appellera Charles Péguy, devaient tout savoir, et savoir tout enseigner... Ils ont défriché, laïcisant ce qu'ils ont hérité de siècles d'enseignement religieux privé, très longuement cité, détaillé et critiqué, laïcité oblige. Les instituteurs instituaient la République après des siècles de monarchie et d'empire. La Cinquième République les a rebaptisés "professeurs des écoles" ; les enfants n'y ont rien gagné. La République non plus. Démagogie !
Piliers locaux de la République nouvelle, polyvalents, les instituteurs d'alors devaient tout savoir de l'environnement qu'ils partageaient avec leurs élèves, du village et de l'économie agricole, de la faune et la flore, tout sur l'habitat, les saisons, les métiers... Forts en calcul, en géométrie et en français : de solides généralistes. L'article "Instituteurs, institutrices", signé par Ferdinand Buisson lui-même, rappelle que le terme d'instituteur (ni Lehrer, ni teacher) vient de la Révolution française, et qu'on le doit notamment à Condorcet (1792) ;  mais, c'est Jules Ferry (textes de 1880-1881) qui lui donne ses lettres de noblesse. Article à mettre au programme des "professeurs des écoles" et des ministres d'aujourd'hui.
Les collaborations sont nombreuses pour une telle somme : parmi les 358 auteurs du dictionnaire, beaucoup d'enseignants de tous ordres, instituteurs et inspecteurs, professeurs, recteurs, membres de l'institut, français et étrangers. Quelques grands noms : Camille Flammarion (astronomie), Emile Durkheim (articles "enfance", "éducation", "pédagogie"), Eugène Viollet-le-Duc (architecture), Pauline Kergomard (éducation enfantine), Ernest Lavisse (historien, auteur de manuels scolaires), Michel Bréal (linguistique), Théodule Ribot (psychologie), Charles Angot (météorologie), Marcellin Berthelot (chimie)...

Conclusion de l'article "plume" dans l'édition originale
Les médias sont évidemment absents ; avant les mass médias. Les médias ne constituent pas une préoccupation de l'éducation : dans l'édition originale, on trouve un article sur le télégraphe qui réclamait la collaboration de l'instituteur (comme le secrétariat de mairie) et un article, très long, recensant les périodiques professionnels traitant de l'éducation en France et à l'étranger, notons encore un article sur le papier et sa fabrication. Le média c'est l'école et l'école de Jules Ferry n'avait pas de "parallèle", hormis peut-être les églises, les synagogues.
La pédagogie scolaire, conservatrice par construction, résiste au changement technologique. Prête à l'exploiter, elle est prudente dans ses innovations, attentive au classique (ce que l'on enseigne dans la classe !). Comment ne pas sourire en lisant la conclusion assertive de l'article "plume" : "les plumes d'acier[...] sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée", "il n'est pas d'instituteur..." (cf. illustration ci-contre). Plus tard, l'école entrera en conflit avec le stylo à bille, la calculette...

L'aspect encyclopédique du Dictionnaire de pédagogie [et d'instruction primaire] s'estompe dans cette édition nouvelle, réduite, élaguée. D'où l'intérêt d'éditions numériques comme celle du Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) par l'institut Français d'Education ou celle de Gallica en mode image (première édition, 1880).
On perçoit confusément derrière la diversité des auteurs et des thèmes traités, la langue et les valeurs communes de la Troisième République : seule une analyse lexicale associant les mots en clusters et en mesurant les distances (NLP), pourrait en évaluer l'originalité et le vieillissement.
Le texte de l'historien Pierre Nora placé en préface n'a pas été écrit pour cette édition nouvelle du dictionnaire mais pour son ouvrage sur Les lieux de mémoire (1984) ; c'est une présentation historique du dictionnaire comme patrimoine de la France.

On comprendra mieux, en parcourant ce dictionnaire, les ambitions scolaires de la Troisième République et leur actualité politique ; on comprendra aussi le souci qu'Albert Camus manifestait dans le manuscrit de son auto-biographie : “allonger et faire exaltation de l’école laïque” (Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1960).

lundi 9 octobre 2017

Révolution de papier pour la révolution russe : affiches et magazines

Affiche de l'exposition à Bruxelles (couverture
 du poème de Maïakovski, Sur ceci (Про это)
 avec Lili Brik, par Rodchenko (1923)

Une exposition modeste et discrète, sobre, dans un contexte un peu terne, se termine à Bruxelles. Son thème était l'utilisation du papier pour la communication politique et sociale, servie par une formidable diversité graphique : "The Paper Revolution. Soviet graphic design & constructivism [1920 - 1930's], au musée ADAM, Art & Design Atomium Museum avec la collaboration du Musée du Design de Moscou. Magnifique sujet que cette révolution du papier et ses innombrables explosions créatives.

On a pu y voir des affiches de propagande ainsi que des couvertures de magazines et de livres où s'exprime la créativité graphique au service de la révolution bolchévique. L'esthétique mise en œuvre tient beaucoup au constructivisme (Aleksei Gan, 1922) et au futurisme (la revue LEV) ; elle emprunte au mouvement de culture prolétarienne ("proletcult", Пролетку́льт). Travail de recherche typographique sur les caractères d'imprimerie, les compositions et sur les photomontages (Valentina Kulagina, El Lissitzsky, Aleksandr Rodchenko). L'exposition présente des œuvres graphiques inspirées par l'avant-garde suprématiste (l'école de Kazimir Malevich à Vitebsk) avec ses formes géométriques, son "monde sans objet" ("die Gegenstandlose Welt").

La période révolutionnaire verra de nombreuses innovations artistiques (musique, poésie, peinture, cinéma, théâtre, danse), effervescence créative qui touchera également la publicité (cf. Maïakoski, poète de la publicité russe). "L'armée des arts", disait Maïakovski.
Journée des travailleuses
Les thèmes principaux des affiches et magazines vantent la modernité : les avions, une usine hydro-électrique (Lénine dira, en 1919, que "le communisme, c'est les soviets plus l'électricité"), l'entrée des femmes dans les forces de production, l'armée populaire (des fusils pour les ouvriers), la diffusion de livres, la presse (L'URSS en construction, Journal des femmes)... Technologie et production de masse doivent accompagner et entraîner la transformation sociale.
Lénine attendait de la presse comme mass-média qu'elle serve la propagande, qu'elle joue "un rôle d'agitation politique et d'organisateur des masses" (1901). Les premières années de la révolution verront paraître des dizaines de nouveaux journaux et magazines, de revues artistiques.
L'enjeu la lutte idéologique n'était-il pas de substituer à l'imagerie russe orthodoxe, toute de soumission, une imagerie nouvelle, célébrant l'enthousiasme, le combat social et l'effort économique pour la libération ? Révolution culturelle ?

L'exposition rend compte de l'importance du papier et de l'imprimerie comme pourvoyeurs de médias pour la propagande, l'exhaltation de la révolution, de la production industrielle, de la culture, de la place des femmes dans la société et l'économie soviétiques. On doit au papier, grâce à sa flexibilité, à sa versatilité, grâce à sa grande accesssibilité (on le sait depuis Luther !), des médias populaires, très grand public.
L'armée rouge, armée populaire des ouvriers
et paysans. Le privilège de porter des ames
pour la classe ouvière (1928)...
Des livres (книги) pour tous les domaines du savoir... 
Affiche pour le film "Octobre" d'Eisenstein
(1927, Jakov Guminer)
C'est d'abord une exposition à la gloire de la révolution du papier. On peut bien sûr y observer, comme en un miroir, les témoignages de la liberté créative de la révolution russe, en ses premières années, avant la prise du pouvoir par Staline et la dictature, mais ce peut être aussi et surtout l'occasion d'une sociologie des médias de papier, séparant le message du média. Quel est le message du papier ? Universalité d'un média pour tous, partout ? Démocratie et autogestion culturelles (self-média) ? Occasion encore de rappeler combien la diffusion du cinéma aura été dépendante des affiches et des techniques graphiques.

La lisibilité de l'exposition aurait pu être améliorée ; s'y orienter était compliqué, malgré l'édition d'un guide pour les visiteurs et la réalisation d'un montage vidéo.

Un catalogue, un livre plurilingue (avec le russe) concernant l'exposition auraient été bienvenus ; il n'est pas trop tard. Le "Visitor's guide", utile, était par trop rudimentaire. Souhaitons que cette exposition donne lieu à d'autres éditions, plus riches...

Références

Voices of Revolution, Cambridge, Cambridge, The MIT Press, 2000, bibliogr., Index.

dans MediaMediorum, sur  l'économie et l'histoire du média papier :

- Histoire du papier. Technologie et média

- Les affiches, médias des révolutions chinoises

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).