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lundi 28 juillet 2014

Empires et impérialismes : règles, force et consensus


Harold James, The Roman Predicament. How the Rules of International Order Create the Politics of Empire, Princeton University Press, 176 p. , 2008, Index, $ 21,05

La réflexion sur les médias et l'économie numérique mobilise fréquemment les notions de globalisation et de mondialisation pour rendre compte de l'interconnection au niveau mondial et de la domination des grandes entreprises américaines. Déjà Marshall McLuhan avec l'idée d'un "global village" ("War and Peace in the Global Village", 1968) montrait un lien entre médias et mondialisation. Depuis la publication de cet ouvrage, le développement d'entreprises à portée et à ambition mondiales comme Apple, Google, Facebook, Microsoft, Netflix ou Amazon renforce le besoin de penser leur relation à "l'empire américain", à la globalisation et à la déglobalisation. Impérialisme combinant la force (menace), les règles (lois, traités) et consensus (aides, financements) : ces sociétés jouent sur les trois.
Bientôt, peut-être, se posera la même question pour un empire chinois avec des entreprises puissantes, en voie de mondialisation telles que Baidu, Alibaba, Tencent, etc.

Harold James analyse la constitution de l'empire américain, sa nécessité et ses limites (N.B. les Etats-Unis naissent de la protestation contre une multinationale, l'East India Company, 1773). Empire commercial, empire militaire : puissance et fragilité sont indissociables, c'est le "Roman predicament", une situation inconfortable, paradoxale. La prospérité des Etats-Unis comme empire, par exemple, repose sur la liberté du commerce et la paix ; celles-ci, pour être maintenues et respectées, demandent l'établissement d'un système de règles mondiales et la mise en œuvre de moyens de rétorsion et de forces militaires pour les faire respecter. De là sourd une contradiction essentielle qui menace sans cesse la paix dans l'empire.

Empires, impérialisme : que peut-on apprendre de l'histoire romaine, de la pax romana ? Pour commencer, l'auteur revient à l'analyse de Edward Gibbon qui écrivit une histoire "du déclin et de la chute de l'empire romain" (1776) et à celle d'Adam Smith ("La richesse des nations", 1776 aussi). Passant à l'histoire contemporaine, l'ouvrage fourmille d'exemples historiques (Grande-Bretagne, Etats-Unis, colonisations, commerce international, etc.), anciens et récents. Sans thèse bonne à tout expliquer, l'auteur mobilise les faits pour provoquer une réflexion.

Qu'apporte la notion d'empire à la réflexion sur les médias ? Depuis Herbert Schiller (Mass Communication and the American Empire, 1969) et Marshall McLuhan, la réflexion n'a guère avancé. Les médias sont à peine évoqués par Harold James, pourtant leur rôle est sans doute central dans la constitution et l'extension des empires, au moins dans le maintien d'un consensus (cf. N. Chomsky, E. S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) et dans la propagation de leur contestation. L'auteur, en cela iconoclaste, s'en tient plus à l'énoncé des faits qu'à leur dénonciation : l'accumulation y suffit.

Auguste, Catalogue de l'exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2014, 320 p., Bibliogr.  

Les notions d'empire et de politique culturelle étaient au cœur de l'exposition "Moi, Auguste, empereur de Rome..." Dans la catalogue, qui cite d'ailleurs Harold James (Andrea Giardina, "Auguste entre deux bimillénaires", Daniel Roger évoque "l'entreprise de communication" qui s'adresse aux cités hors de Rome, mobilisant statues et monuments, architecture et urbanisme mais aussi instructions officielles ("La prise du pouvoir, les arts, les armes et les mots"). Le monnayage aussi contribue à la diffusion de l'image d'Auguste et à sa mise en scène. La mission des Romains, écrivait Virgile, est de dominer le monde, "de bien régler la paix, d'épargner les soumis, de dompter les superbes" (Enéide) : expansion territoriale, colonisation certes mais en respectant l'essentiel des coutumes politiques et cultures locales (Harold James y verrait l'équivalent de l'actuel multiculturalisme). Assimilation, octroi du statut de citoyen, tandis que monuments et urbanisme indiquent des "lieux du consensus". Pour un exemple de la gestion romaine d'une province, se reporter au texte de Cécile Giroire sur "La province de Gaule narbonnaise créée par Auguste".

Ramsay MacMullen, Romanization in the Time of Augustus, Yale University Press, 2008, 240 p., Bibliogr., Index.

L'auteur, qui fut professeur d'histoire à Yale University, analyse les modalités de le romanisation qui se développe à l'époque d'Auguste : impérialisme culturel ou séduction du "Roman way of life", "push" ou "pull" ?
Examinant les formes prises par la romanisation en Gaule, en Espagne et en Afrique, il évoque la progression du bilinguisme puis l'uniformisation linguistique avec le latin, la généralisation de la nomenclature romaine, de l'art de vivre (vêtement : la toge, techniques du corps, nourriture : de la bière au vin), l'urbanisation avec forum et marché (macellum), aqueducs, bains, murs d'enceinte... Bientôt, les formes des statues sont standardisées (modèles de plâtre), créant une culture de masse.
L'esthétique romaine est diffusée et adoptée, devenant manière de voir le monde. Comme aujourd'hui le supermarché, les multiplexes, les parkings, les autoroutes forment la perception de la ville et son acceptabilité (cf. les travaux de Bruce Bégout).
L'ouvrage contribue à percevoir le rôle des médias dans la vie quotidienne, au service des pouvoirs en place. Longtemps avant la presse et l'affichage, avant la radio et la télévision, comment s'imposait le respect des vainqueurs, comment s'inculquait un consensus culturel et social pour dominer et maintenir la paix civile.

Non seulement la langue, mais aussi la mode, les monnaies, les monuments, les statues, l'architecture et tout l'urbanisme s'avèrent à Rome autant de médias du pouvoir central. Plus que passer ses messages, leur fonction est la légitimation. Les médias légitiment les règles de l'empire, les font acceptables.
Notons que dans ces trois ouvrages courent aussi des réflexions sur le luxe et la consommation ostentatoire liés à l'expansion coloniale des empires et à leurs entreprises commerciales (étoffes, mets, bijoux, etc.). Non invitation aux voyages !

mardi 20 août 2013

La ville comme mass-medium. Philosophie du conditionnement urbain

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Bruce Bégout, Suburbia. Autour des villes, Paris, éditions inculte, 357 p.

Ouvrage sur la ville par un philosophe de la vie dans les villes. Bruce Bégout, spécialiste de Edmund Husserl, décrit la société urbaine en phénoménologue. Il fait de la ville un problème philosophique : "celui de l'institution sociale du sens à partir de la configuration de la vie quotidienne".

La banlieue, ce qui dans l'espace d'une lieue autour de la ville vivait sous sa juridiction, a débordé la ville. Bruce Bégout y lit le négatif de la ville, là où malgré tout, s'inventent d'autres manières de vivre, de penser, pour le pire et le meilleur. Suburbia, territoire de l'innovation : consommation, commerce, loisirs... Que l'on pense aux hypermarchés, aux multiplexes, aux centres commerciaux (villes miniatures), aux grands ensembles, aux quartiers pavillonaires, tout cela organisé et quadrillé pour un univers automobile de stations service, parkings, autoroutes, affichage grand formats, panneaux de signalisation. Non loin, la ville-centre est mise en scène pour le pouvoir (les administrations) et pour l'économie touristique, musées, commerces de gadgets souvenirs, bus et bateau-mouche...

La population suburbaine est motorisée : "l'errant suburbain se retrouve dans sa voiture dans la position même du spectateur face à l'écran, avec ce minime avantage que c'est lui qui décide du contenu du film et de sa vitesse de déroulement". Bruce Bégout s'essaie par maximes juxtaposées à une définition originale de la suburbia. Exemples : "Nous sommes dans la suburbia si un centre commercial représente un pôle d'attraction hebdomadaire, voire quotidien", "Nous sommes dans la suburbia lorsque le temps passé devant la télévision excède celui passé au travail et dans les transports", etc. (p. 24). La suburbia est au coeur du marketing et des médias.

Après avoir relevé les apports des travaux de Walter Benjamin : Paris à déchiffrer comme la salle de lecture d'une grande bibliothèque, avec son alphabet de rues, de passages, d'affiches, Bruce Bégout évoque les situationnistes et Guy Debord, qui aimaient la ville où l'on peut dériver et détestait l'urbanisme fascisant à la Le Corbusier (sympatisant nazi).
Ensuite, l'auteur évoque plusieurs villes : Bordeaux, Paris, Las Végas, et surtout Los Angeles, extrême occident. Los Angeles est perçue et étudiée davantage comme un laboratoire social que comme une ville particulière, "comme la ville en soi, l'archetypus suburbain", "l'exemple d'une exploitation totale des possibilités quasi infinies de la technique et du spectacle, du travail et de l'entertainment". Helldorado !

La ville et l'architecture conditionnent la perception et la conception des habitants, ce qui les apparente aux médias ; aussi, la construction des bâtiments exprime-t-elle "une sorte de condensation concrète des multiples habitus visuels nés de la fréquentation urbaine". Le livre fourmille de notations originales sur le mode de vie américain, sur Emerson et Thoreau, sur le spectacle urbain, l'affichage, l'automobile, le mall, la signalisation. Le livre fait penser les médias.