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dimanche 29 septembre 2024

Kafka, selon les dix premières traductions. Excellent !

Maïa Hruska, Dix versions de Kafka, Paris, 2024, Grasset, 239 p. bibliogr.

Ce sont dix lectures de Kafka, lectures de toutes sortes mais lectures de traducteurs et traductrices auxquelles nous confronte ce livre passionnant. Et quelles traductions ! Ce sont les premières d'abord : ce sont donc aussi des traductions de découvreurs. Ces traductions, celles auxquelles on est rarement confronté puisque l'on ne lit un auteur, généralement, que dans une seule langue, la nôtre et parfois la sienne, en l'occurence l'allemand pour Kafka. Aussi, à part celle en français, ne connaît-on que rarement les autres traductions.

Mais volà, Maïa Hruska nous met en relation avec une dizaine de traductions de Kafka : en italien (Primo Levi), en espagnol (Jorge Luis Borges), en yiddish (Melech Ravitch), en roumain (Paul Celan), en anglais (Eugene Jolas), en français (Alexandre Vialatte), en polonais (Bruno Schulz et Josephina Szelinska), en hébreu (Yitzhak Schenhar), en tchèque (Milena Jesenská). Dans chacun des cas, l'auteur raconte à propos du traducteur ou de la traductrice, des anecdotes, des petites histoires et des grandes, toujours liées à ses traductions et souvent biographiques. Cette diversité est généralement dramatique, car ces histoires se terminent souvent fort mal ; mais cette diversité donne au livre sa vigueur et, d'une certaine manière aussi, son unité et son discret humour. L'ensemble constitue un livre très agréable. Pourtant c'est un livre de juriste, comme l'était d'ailleurs Kafka. Le thème de ces dix versions est remarquablement bien exploité, on perçoit petit à petit le pokoï où se réfugie Kafka, sa chambre où il peut écrire en paix, et Kafka en devient encore plus séduisant. Le livre est érudit, bien conçu. Il donne aussi envie de lire, ou relire Kafka. Et c'est bien.  

Pour en savoir plus, et mieux, on pourra écouter l'interview de Maïa Hruska par Sylvain Attal sur RCJ  "Maïa Hruska, l'invitée de Patronymes"

lundi 17 août 2020

Celan, repassé par le présent de Heidegger

Hans-Peter Kunisch, Todtnauberg. Die Geschichte von Paul Celan, Martin Heidegger und ihrer unmöglichen Begegnung, dtv Verlagsgesellschaft, München, 2020, 350 p. 

L'ouvrage comprend une bibliographie classée (Literaturverzeichnis) et un Index nominum (Register).

L'auteur est un journaliste suisse, né en 1962 ; Docteur en philosophie, il décrit l'évolution et le parcours de Paul Celan qui chercha à rencontrer Martin Heidegger. Rencontre pourtant difficile que celle que tente Paul Celan, dont les parents, parce que juifs, ont été assassinés par les nazis dans un camp de concentration. Paul Celan veut rencontrer Martin Heidegger, qui a participé dès 1933 au pouvoir des nazis en Allemagne. Martin Heidegger, lui, n'a d'ailleurs jamais remis en question sa propre participation au pouvoir nazi alors que, Professeur, il fut nommé, par les nazis, Recteur de l'Université de Freiburg, et ce, dès la prise du pouvoir par les nazis, en 1933. Martin Heidegger fut également membre du parti nazi (NDSAP) de 1933 à 1945. Son directeur de thèse, Edmund Husserl, était juif et sera donc exclu de l'université allemande par l'administration nazie et sera "oublié" alors par Martin Heidegger qui lui avait pourtant quelques années auparavant, en 1927, dédicacé sa thèse. On peut raconter l'histoire bien plus longuement et interpréter plus finement telle ou telle déclaration fumeuse et emberlificotée du philosophe : les faits sont faits, et têtus. Et ils sont a priori impardonnables. Emmanuel Lévinas qui fut, très jeune, un lecteur et un  auditeur attentif du Heidegger de Sein und Zeit, n'a jamais pardonné, quand tant d'autres, et non des moindres, ont tenté de comprendre, entre autres Hannah Arendt, amante de Martin Heidegger, Karl Jaspers, Karl Löwith, Herbert Marcuse, Hans-Georg Gadamer, et ont, diversement, contribué à la gloire posthume de Martin Heidegger.

Qu'allait donc faire Paul Celan, le poète, dans cette histoire ? Tel est l'objet de cet ouvrage qui reprend la question depuis les débuts qui mènent à la rencontre de Paul Celan et Martin Heidegger. Paul Celan espérait que Martin Heidegger dirait quelques phrases de regrets sur l'extermination des juifs, par les nazis et leurs collaborateurs. Phrases qu'il n'aura, semble-t-il, pas obtenues. 

Le lecteur suit la vie de Paul Celan, et un peu aussi celle de Heidegger. On les suit entre autres dans le voyage à Todnauberg, village en Forêt Noire, où Heidegger possède une petite maison en bois ("eine Hütte", une sorte de chalet) que lui fit construire pour lui son épouse, en 1922. Paul Celan donnera une soirée de lectures à l'Université de Freiburg où il lira "Die Todesfuge"... Dans le livre des visiteurs ("das Hüttenbuch"), Paul Celan écrivit, au terme de sa visite : "Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung auf ein kommendes Wort im Herzen. Am 25. Juli 1967" (mot à mot : "dans le livre du chalet, avec un regard sur l'étoile de la fontaine, avec l'espoir d'une parole à venir dans le coeur". Parole de regret qui ne viendra jamais...

Cette histoire s'achève par le suicide Paul Celan qui se jette dans la Seine, du pont Mirabeau. Mais auparavant, l'auteur conduit ses lecteurs par les amours de Paul Celan, Ingeborg Bachman d'abord qui rédigea une dissertation sur Heidegger (1949), et pour finir, par son séjour à Tel Aviv avec Liane Schindler. Ainsi va l'ouvrage, mêlant à des moments de vie de Paul Celan, des vers extraits de ses poèmes, comme des preuves, des témoignages. En refermant le livre, le lecteur est mal à l'aise...

Pour celles et ceux qui veulent approfondir la question, la bibliographie donnée par l'auteur est importante. J'y ajouterai néanmoins trois ouvrages. L'un, fondamental, sur les Cahiers noirs de Heidegger, l'autre, sociologique, de Pierre Bourdieu qui dénonçait déjà les supercheries heideggeriennes, il y a plus de quarante années, et finalement celui, méticuleux, de Hadrien France-Lanord.

- Nicolas Weill, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, 2018, CNRS Editions, 208 p, Index.

- Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de martin heidegger, Paris, Editions de Minuit, 1988, Index. 125 p.  Cet ouvrage reprend et développe les éléments d'une publication de 1975 dans Actes de la recherche en sciences sociales.

- Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d'un dialogue, Paris, Fayard, 313 p., 2004, Index des noms, Documents.

lundi 11 février 2019

Apollinaire, citadin et piéton de Paris


Franck Balandier, Le Paris d'Apollinaire, Editions Alexandrines, 2018,  124 p. Bibliogr., Index. 12 €

Apollinaire débarque à Paris quand il a 18 ans. Il prend son premier job dans la publicité (au service courrier), puis dans une agence de placements boursiers dont il démissionne en janvier 1901. Il obtient un diplôme de sténographie. Puis le voilà pigiste pour divers médias (revues, hebdomadaires), le Guide du Rentier, Paris-Journal, etc. En 1908, il signe des textes sous un pseudo féminin, Louise Lalanne, avec la complicité de Marie Laurencin, son amie. Canular certes, mais les poèmes seront mis en musique par Francis Poulenc.
Comme le feront plus tard les poètes surréalistes (André Breton, Louis Aragon, Robert Desnos) et plus tard encore Guy Debord qui en fera un mode de vie, Guillaume Apollinaire "erre à travers [son] beau Paris" (Alcools), de bars en bistrots : Montmartre, Montparnasse, les Halles, Grands Boulevards, la gare Saint-Lazare, Place Clichy puis finalement s'installe à l'Ouest, rue Raynouard, à Auteuil "quartier des jardins" qui est encore un village alors,  ("lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses"). On suit l'inventeur du surréalisme vers la Tour Eiffel, par "le Pont Mirabeau", d'où un soir se jettera Paul Celan.

Le livre montre, sans s'y attarder, le rôle que jouaient les médias de l'époque pour les intermittents de la littérature et de la poésie, le rôle des bistrots aussi, noeuds de la vie sociale et intellectuelle, points de rencontre qui tissent un réseau dans la ville. Espaces publics. Le livre fait entrevoir un peu de la vie quotidienne d'Apollinaire et de sa bande, l'invention d'un style de vie d'artistes, une sorte de bohème, qui sera longtemps imitée. Beaucoup d'alcool et de drogues de toutes sortes (opium,  etc.). La bande, avec Picasso (qui habite avec Fernande à Montmartre, rue Ravignan), Paul Fort, Alfred Jarry, Max Jacob notamment. Une passion avec Marie Laurencin qui échoue, une rencontre avec André Gide qui réussit... On croise aussi le Douanier Rousseau, André Breton, Paul Eluard, Francis Picabia, Blaise Cendrars ("Les Pâques à New York" qui peut-être auraient inspiré "Zone"), Braque, Max Jacob, Giorgio de Chirico, Modigliani, Pierre Reverdy, Tzara, Cocteau, Paul Léautaud, Vlaminck, etc. Du beau monde (cfApollinaire, les peintres de sa modernité) que tous ces amis dont il dira dans un calligramme "écrit" au Front que "les noms se mélancolisent".
Grasset, 2018, 186 p.

Le livre de Franck Balandier raconte tout cela, sans jamais ennuyer les lecteurs, comme un film ; les plans se succèdent : crue de la Seine en janvier 1910, séjour du poète à la prison de la Santé en 1911 pour complicité de vol et recel (statuettes dérobées au Louvre par un de ses amis), l'engagement dans l'armée française en 1914. Blessé, Apollinaire est ramené à Paris, au Val de Grâce (Vème arrondissement), trépanation à la villa Molière, Paris bombardé par la "grosse Bertha" (pariser Kanonen). Mariage dans le VIIème où habite le couple (au 202 du boulevard Saint Germain), grippe espagnole. 9 novembre 1918. FIN. Père-Lachaise. Guillaume Apollinaire venait d'avoir 38 ans.
Ce livre résume le voyage d'une vie, de Montparnasse à Saint-Germain, un itinéraire social peut-être, aussi. Car on n'habite pas impunément, ici ou là, même si, comme dit Hölderlin, "c'est en poète que l'homme habite sur cette terre" ("Dichterisch wohnt der Mensch auf dieser Erde") ! Ce livre évoque un Paris encore intelligent (smart city), avant les périphériques, avant le Front de Seine, avant la marée quotidienne des voitures, avant que le Parc des Princes ne soit bétonné...

Le livre est sobre, trop sobre sans doute ; à cette géographie parisienne d'Apollinaire, il manque un plan illustré (et une version numérique), des photos d'époque ; cela mériterait une appli pour suivre, dans Paris, les déambulations d'Apollinaire. Il y manque aussi les rues évoquées dans "Zone" : l'avenue des Ternes, la rue Aumont-Thiéville, la rue des Ecouffes, la rue des Rosiers... Pour notre bonheur, la collection publie de nombreux autre livres (28), du même format, sur le Paris vécu des écrivains, Balzac, Proust, Aragon...

N.B. Sur le même sujet, éclairant d'une autre lumière la personnalité du "flâneur des deux rives", Grasset réédite les souvenirs de Louise Faure-Favier (1945). La confrontation des deux approches est féconde. Comme Franck Balandier, Louise Faure-Favier souligne le plaisir qu'avait Apollinaire de Paris, d'y déambuler à pied ou en train de banlieue, avec ses amis. L'auteur rapporte que Apollinaire, évoquant les articles de journaux, les poèmes, les contes dira "nous sommes la génération des bouts de papier" (formats courts !).

Référence
Le piéton de Paris est un ouvrage de Léon-Paul Fargue, ami de Guillaume Apollinaire
Publié en 1932 aux éditions Gallimard, (L'imaginaire), Paris, 306 p. 10 €

202 boulevard Saint-Germain, Paris

dimanche 9 octobre 2016

Les voies étroites du silence


Alain Corbin, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016, 218 p. (dont 8 p. de reproductions)

Histoire inattendue que celle du silence, dont la définition n'est pas l'absence de bruit mais plutôt la recherche d'un éloignement du bruit : isolement, recueillement, paix loin de l'excitation urbaine et sociale, retraite hors du monde et des autres : chambre, monastère, bibliothèque, forêt, nuit ... Le goût du silence pour rompre avec le bavardage.
Toute communication s'affiche sur un mur de bruit dont il lui est difficile d'émerger. La ville fait du bruit, de plus en plus de bruit, bruit des véhicules surtout, klaxons énervés, radio à plein régime, à peine pub, sirènes d'urgence, bruits de machines, de moteurs (camions, avions), motos qui expriment en pétarades vengeresses des impatiences, des colères peut-être de n'avoir que deux roues, talons hauts et creux. Bruit heureux d'être ensemble des enfants, des adolescents, des manifestants dans la rue, des commerçants les jours de marché ("Les cris de Paris " de Clément Janequin. Le droit de faire du bruit dans la rue, espace public, semble aller de soi... Pas si sûr, pourtant ! Alain Corbin s'intéresse surtout au mouvement de retrait du bruit social. Si le bruit est à la portée de tous, ce n'est pas le cas du silence, qui s'apparente de plus en plus à un luxe.

Plutôt qu'une sociologie historique de la sensibilité aux bruits, l'auteur traite son sujet en puisant dans l'histoire de la littérature : Julien Gracques et Le Rivage des Syrtes, Baudelaire, Proust, Senancour, Lorca, Bernanos, ThoreauRodenbach, Huysmans, Celan, Vigny, Hugo, Péguy, etc. Anthologie littéraire du silence. Une très grande place est faite à la littérature religieuse, chrétienne principalement : Thérèse d'Avilla, Jean de la Croix, Pascal. Une mention brève du silence au cinéma : cinéma muet, bien sûr (Chaplin, Dreyer et sa Passion de Jeanne d'Arc, Murnau, King Kong) mais aussi Blow-Up d'Antonioni, Tous les matins du monde sur Monsieur de Sainte Colombe, Marin Marais et la viole de gambe : les vrais silences sont dans les films parlants. Le silence est l'effet d'un écart, d'une retraite.
La peinture aussi peut exprimer les "voix du silence" : Magritte, Dali, Hopper, "le silence des choses dans l'œuvre de Chardin"... A travers quelques thématiques, le livre égraine des occasions de se taire, de faire silence : l'amour, la haine, la lecture, la prière. Beaucoup de citations pour pointer les modalités du silence, les réflexions qu'il peut inspirer.

Reste, de nos jours, le bruit que chacun s'inflige dans des écouteurs ; restent le bavardage inévitable de la radio, des podcasts ou, surtout, celui, si pénible, des téléphones portables quand de pauvres gens tonitruent des banalités où parfois perce la fierté ou l'émotion. "T'es où ?". Peur du silence, apprivoisement rassurant de la solitude ? Grouillement indéchiffrable des annonces dans les aéroports, inutiles annonces multingues dans les avions, le métro...
Comment comprendre, aujourd'hui, que des campagnes ont eu lieu autrefois pour dénoncer le bruit des cloches (1883) ? Quant à l'affiche de Signac pour Aspro (cf. infra, 1964), elle reste plus que jamais d'actualité.



lundi 8 février 2016

Heidegger, encore



Guillaume Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme. Paris, 2016, Bibliogr., Index, éditions Perrin, 681 p.

Encore une biographie intellectuelle de Heidegger. Cette effervescence éditoriale récente (cf. l'interview en différé) trahit l'actualité de cette philosophie et de ses acteurs (cf. infra, Hannah Arendt à la une d'un magazine). Comment comprendre cette effervescence ? On peut proposer deux explications. La première est la publication récente des quatre volumes des Cahiers noirs de Heidegger qui apporte des faits nouveaux, incontestables, sur le partage par le philosophe des idées majeures de l'hitlérisme, dont l'antisémitisme.

Une seconde explication demande de prendre en compte la place occupée par la philosophie dans la vie intellectuelle française. Le statut obligatoire de la "philo" au baccalauréat, examen d'entrée à l'université française, son rôle dans les concours de recrutement des écoles à la fois comme contenu et comme rhétorique (l'omniprésente dissertation, les oraux plus ou moins "grands" qui recyclent les topos des programmes de philosophie) crée un public nombreux : professeurs de philosophie dans l'enseignement secondaire, étudiants futurs professeurs. Cette intelligentsia trouve dans l'œuvre de Heidegger nourriture et distinction. D'où l'importance, pour ce groupe de disculper Heidegger à tout prix et de banaliser voire "oublier" sa participation à l'Etat nazi en avril 1933.

Le livre de Guillaume Payen a bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Heidegger coupable ? Pour Guillaume Payen, historien, il n'y a plus aucun doute : Heidegger fut nazi et antisémite, et haut fonctionnaire de l'Etat nazi et membre du parti (NSDAP). Certes, mais, qui en Allemagne en 1933, à part les communistes, ne collabora pas à l'Etat nazi. Tous "Mitläufer" ("collaborateurs passifs ", compagnons de route) ? De leur côté, les Etats occidentaux, leur diplomatie et leurs grandes entreprises n'ont-ils pas collaboré avec l'Etat nazi ? Ainsi des jeux olympiques de 1936 à Berlin ou de la non-intervention pour aider les Républicains en Espagne. 
Affichage Mediakiosk, février 2016
Alors, Heidegger, coupable, comme tout le monde ? 
Quand tout le monde ou presque était nazi en Allemagne, Heidegger le fut aussi. Quand plus personne ne put se dire nazi en Allemagne, Heidegger fit comme tout le monde, il dissimula.
Une question subsiste, bien sûr : comment un professeur de philosophie peut-il être nazi, question que posa l'heideggerien Jürgen Habermas en 1953, dans la presse allemande (FAZ) ? Mais, les professeurs de philosophie français furent-ils résistants ? Pour un Jean Cavaillès, un Jean-Toussaint Desanti, un Georges Canguilhem, un Jean-Pierre Vernant, résistants actifs, combien de "Mitläufer" ? Mais peut-être faudrait-il ne pas soumettre la philosophie au jugement politique !

L'auteur décrit la formation catholique de Heidegger d'abord, puis son activité nazie comme "Führer" (recteur) de l'université de Freiburg, puis, enfin, son rétablissement progressif comme professeur de philosophie dans cette même université puis sa reconnaissance européenne avec le soutien complaisant d'universitaires français, de René Char... Même Paul Celan n'y fut pas insensible malgré ses suspicions.
Chemin faisant, Guillaume Payen revient à plusieurs reprises sur une dimension sous-estimée mais essentielle de la formation de Heidegger, son l'attachement au pays natal (Heimat), au sol (Boden) et à ses racines, attachement qui le prédisposait à accueillir favorablement les composantes "völkisch" du nazisme. 

Aujourd'hui, l'engouement pour la philosphie de Heidegger peut participer, qu'on le veuille ou non, de la banalisation de l'antisémitisme, de son acceptabilité. Particulièrement révélateur s'avère le chapitre 12 du livre, le dernier, où l'auteur expose le débat qui s'est développé à propos de Heidegger en France, depuis sa mort : "l'affaire Heidegger après Heidegger". Les débats entre professeurs de philosophie furent relayés, plus ou moins aveuglément, par les journalistes et les médias, que Heidegger détestait au titre du bavardage, du "on". Et le Web propagea "l'affaire" au-delà de son public cible (les spécialistes), réduisant à peu les délais de réception. L'internationalisation se compliqua des problèmes de traduction, l'obscurité, tant en allemand qu'en traduction, fonctionnant comme barrière à l'entrée du territoire intellectuel. Par exemple, le nazisme qui s'entend clairement dans le vocabulaire de Heidegger s'estompe et se brouille dans les traductions : völkisch, Führer, Gefolgschaft, Blut und Boden, Bodenlosigkeit, Führung, etc

L'ouvrage fait voir à plusieurs reprises le statut qu'accorde Heidegger aux médias. La première dimension des médias est celle de l'opinion, du bavardage (das Gerede), le "on" déjà présente dans le "premier Heidegger", c'est l'effet de la communication de masse, du journal aussi bien que des transports publics. La seconde dimension qui touche les médias et que Heidegger met au cœur de son œuvre, concerne la dictature de la technique dans le monde moderne. A la fois, accepter la technique tout en refusant de se laisser dominer par elle ("die Gelassenheit zu den Dingen", 1955) ? Que vaut cette réflexion, inspirée par Ernst Jünger, à la lumière actuelle de l'intelligence artificielle, du Web et du machine learning, de l'internationalisation à marche forcée du village mondial ? On ne peut l'évacuer, une science sociale des médias devra y revenir.

Le livre de Guillaume Payen est une longue et minutieuse mise au point, une synthèse fourmillante de détails et d'arguments. Les lecteurs seront convaincus qu'il existe une composante nazie de la philosophie de Heidggger. Mais faut-il jeter tout Heidegger ? Existe-t-il deux Heidgger, l'un acceptable, le premier, celui de Sein und Zeit (1927), le second inacceptable, compromis avec le nazisme (1933) ? Que peut-on garder de Heidegger qui ne soit corrompu par son nazisme crasse ? Quand la contamination a-t-elle commencé ? Peut-on séparer le "noyau" phénoménologique de sa "gangue nazie" et remettre cette philosophie sur ses pieds ? Emmanuel Levinas, qui suivit les cours de Heidegger en 1928, en fut ébloui ; lui qui fut l'auteur, dès 1934, de "réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme" ne voyait-il pas dans Heidegger "l'un des plus grands philosophes de l'histoire" ? Et Hannah Arendt, déclarant en 1969 : "la pensée est redevenue vivante" ? En revanche, Pierre Bourdieu, que semble ignorer Guillaume Payen, y décèle plutôt une mystification où la philosophie, son style brillant, son jargon hautain, faits pour impressionner, cachent, euphémisent le politique. Une formation de compromis comme le discours heideggerien facilite les compromissions. Ces deux approches, historique et sociologique, s'éclairent mutuellement.


Références :

Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, suivi d'un essai de Miguel Abensour, Paris Rivages Poche, 1997. 108 p.

Martin Heidegger, Gelassenheit. Heideggers Meßkircher Rede von 1955, Verlag Karl Alber, Freiburg, 2014, 107 s. Texte publié dans le tome 16 des œuvres complètes (Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 2000.

Sur la nazification de la langue allemande, se reporter à l'ouvrage de Viktor Klemperer , LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam, 385 s. Publié en français (LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. 377 p.).

Sur la langue de Heidegger, Georges-Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande, Paris, 2016, CNRS Editions, 236 p., Index, 20 €.

Sur le style philosophique de Heidegger, voir Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Editions de Minuit, 1988. 125 p., Index.

lundi 29 juin 2015

Heidegger : l'interview en différé (Der Spiegel)


Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS, Propyläen, Berlin, 2014, 368 p. Bibliogr., Index.

Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle (1889-1976). Professeur de philosophie influent aux disciples nombreux et célèbres : Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Leo Strauss, entre autres. Il fut lui-même élève de Edmund Husserl qui dirigea sa thèse de doctorat.
Son œuvre compte plus d'une centaine de volumes, dont le plus important est Sein und Zeit (L'Être et le temps, 1927).

Le 23 septembre 1966, Martin Heidegger donna une longue interview pour l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous réserve que cette interview ne soit publiée qu'après sa mort. L'interview, longuement préparée, fut donc publiée dans le numéro suivant le décès du philosophe, en mai 1976, soit presque dix ans après avoir eu lieu. Heidegger, en repoussant la publication de l'entretien au-delà de sa mort, voulait pouvoir travailler tranquillement. Pour Der Spiegel, une telle interview constitue un trophée journalistique !

Le livre de Lutz Hachmeiter, directeur de l'Institut für Medien- und Kommunikationspolitik à Berlin, décortique et expose l'histoire de cette interview. Il en traite d'abord la construction, en évoque la mise en scène médiatique, qui comporte aussi de nombreuses photos posées. Il en documente méticuleusement les constituants, les acteurs (famille, étudiants, collègues), le contexte intellectuel et politique, l'époque. Le texte de l'interview est publié dans le tome 16 des œuvres complètes (cf. infra). On le trouve en anglais ici.

Rappelons les faits qui se trouvent au cœur de cette interview et la motivent. En 1933, quelques mois après que le parti nazi (NSDAP) et Hitler aient pris le pouvoir, Martin Heidegger est élu recteur de l'Université de Fribourg en Brisgau ; il y  manifeste d'abord son allégeance au pouvoir nazi, puis, déçu, prend petit à petit ses distances et démissionne, un an après. Depuis lors, la question revient sans cesse dans le débat philosophique : Martin Heidegger, le "grand philosophe", a-t-il été nazi, antisémite ? A-t-il jamais cessé de l'être ?
En 1945, Heidegger sera interdit d'enseignement pour trois ans ; ensuite, il ne sera plus inquiété et mènera à Fribourg et dans sa petite maison en Forêt-Noire (die Hütte), la carrière universitaire d'un intellectuel mondialement célèbre et célébré.
L'interview donne l'occasion à Heidegger de s'expliquer et de se disculper, bien qu'il ne plaide pas coupable... La première partie de l'interview du Spiegel est consacrée aux relations de Martin Heidegger avec l'Etat nazi (NS-Staat): "Der Philosoph und das dritte Reich". Ensuite, Heidegger évoque sa philosophie, à propos de l'éducation, du rôle de l'université et surtout de la place de la technique. Celle-ci est à ses yeux devenue incontrôlable et toute-puissante sous la forme de cybernétique (c'est le "Gestell") : selon Heidegger, l'erreur fondamentale de nos sociétés est-elle de se soumettre à la domination de la technique, aux médias, à la mondialisation ? Question d'importance, légitime, mais faut-il mixer ces questions philosophiques et politiques légitimes avec l'acquiescement actif au nazisme ? Stratégie rhétorique de détournement, voie d'évitement ?
D'ailleurs, comment ne pas s'étonner de la persistance dans la philosophie contemporaine de références à des œuvres qui n'ont jamais clairement rompu avec le nazisme comme celles de Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt (tous trois interviewés par Der Spiegel) ? D'où vient cette fascination ? Pourquoi le poète Paul Celan a-t-il voulu rencontrer Martin Heidegger ?
La Une du Spiegel,
31 mai 1976 (N° 23)

L'interview pour Der Spiegel est conduite par deux journalistes, Rudolf Augstein et Georg Wolff. Ce dernier est issu de l'administration nazie où il travaillait au service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD - de Reinhard Heydrich). Belle reconversion ! Un développement est d'ailleurs consacré par Lutz Hachmeister à la place qu'occupaient au Spiegel d'anciens cadres de l'Etat nazi, collaborateurs de Himmler. Chapitre éclairant de l'histoire de la presse allemande après-guerre et du fameux magazine, de réputation progressiste, à l'époque de Konrad Adenauer.
En fait, dans cette interview, Martin Heidegger ne répond directement à aucune question concernant son engagement nazi. Il ne philosophe pas sur le nazisme, ne dit rien sur la destruction de l'Europe juive, sur les camps d'extermination. D'ailleurs, on ne lui demande rien. Heidegger réfute la plupart des accusations dont il est l'objet. Pour toutes réponses, nous n'avons que quelques élucubrations plus ou moins ésotériques que les interviewers semblent écouter respectueusement ; la plus fameuse, la plus obscure, "Seul un dieu peut encore nous sauver" "Nur noch ein Gott kann uns retten") donnera son titre à un documentaire sur Heidegger.

Depuis cette interview, les tomes 94, 95 et 96, dits "Schwarze Hefte" (Cahiers noirs), des œuvres complètes de Heidegger ont été publiés, finalement. Ces écrits des années 1930 confirment l'antisémitisme têtu et constant du professeur de philosophie. Le quotidien Frankfurter Allgemeine (FAZ) parlera à ce propos de "débâcle intellectuelle".
La lecture de l'ouvrage de Lutz Hachmeister laisse une impression d'ambiguïté, de malaise. Heidegger noie le poisson dans son jargon philosophique. Notons qu'il déclarait détester les journalistes qu'il traitait de "Journaille", reprenant une expression péjorative de Karl Kraus (Die Fackel, 1902) dont usaient les nazis. Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS témoigne pourtant que Martin Heidegger ne dédaignait pas d'exploiter les pouvoirs de la presse (de nombreuses photos ont été prises à l'occasion de cette interview, publiées en un volume par FEY vendu à Todnauberg pour les touristes, cf. infra).

Emmanuel Lévinas était embarrassé quand on l'interrogeait sur le nazisme de Martin Heidegger. En 1968, dans Quatre lectures talmudiques, il écrira finalement : "Il est difficile de pardonner à Heidegger" (in "Traité du Yoma"), mais, néanmoins, il ne cessa de s'y référer dans ses cours (cf. ses derniers cours, année universitaire 1975-76 : Dieu, la mort et le temps). Près d'un demi-siècle plus tard, il semble impossible de pardonner. Pourtant la philosophie heideggerienne est florissante et hégémonique. Impardonnable.


Quelques références bibliographiques

  • Cohen-Halimi, Michèle, Cohen Francis, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Paris, 2015, Sens&tonka, 42 p.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Jahre 1931-1941), Band 94, 95, 96, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2014.
  • Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges 1910-1976), Band 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000.
  • Lescourret, Marie-Anne (sous la direction de ), La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris, Editions de l'éclat, 1994.
  • Lévinas, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, 1993, Editions Grasset & Fasquelle (Livre de Poche)
  • Lévinas, Emmanuel, Quatre lectures talmudiques, 1968, Editions de Minuit
  • Trawny, Peter, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les cahiers noirs, Paris, Seuil, 2014 (Heidegger und der Mythos der jüdischen Verschwörung, 2014, Vittorio Klostermann)
  • Trawny, Peter, (herausgegeben von), Heidegger, die Juden, noch einmal, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2015, 256 p.
  • Trawny, Peter, Irrnisfuge- Heideggers An-archie, 2014, Berlin, Mathes & Seitz, 92 p.
  • Weill Nicolas, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, CNRS Editions, 2018, 208 p. 

jeudi 5 mars 2015

Quelles langues nous parlent ?


D'autres langues que la mienne, sous la direction de Michel Zink, Paris, Editions Odile Jacob, 2014, 286 p., 23,9 €

Voici 13 contributions issues d'un colloque, présentées par Michel Zink. Le point commun de ces textes est le plurilinguisme de qui écrit dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle. Si l'on apprend sa langue maternelle sans le savoir, sans trop d'effort, naturellement, au contact des proches, les autres langues, langues des autres, sont apprises après la langue maternelle, à l'aide de la langue maternelle, dans des conditions plus ou moins scolaires, artificielles, au terme d'un effort constant pour ne pas les oublier.
Claudine Haroche évoque le cas du romancier Aharon Appelfed. L'allemand, sa langue maternelle, est devenue, avec le nazisme la langue des assassins de ses parents ; il apprend l'hébreu en Israël où il a émigré. "La langue maternelle, tu ne l'apprends pas, elle coule", note-t-il ; pourtant, il y renonce et l'hébreu, au terme d'un difficile apprentissage, deviendra sa nouvelle "langue maternelle", mais vulnérable, "une langue que j'ai peur de perdre"...
Paul Celan (1920-1970), a l'allemand pour langue maternelle ; ses parents aussi ont été assassinés par les nazis, mais pourtant il écrit sa poésie en allemand. Paul Celan quitte Czernowitz (Roumanie / Ukraine), émigre et travaille en France après avoir parlé roumain dans son enfance et étudié le russe. Sa poésie s'efforce de dénazifier la langue allemande devenue totalitaire au service du IIIème Reich ("LTI", expliquera Victor Klemperer). L'antisémitisme, endémique, avait depuis longtemps préparé le terrain langagier du nazisme, en Autriche-Hongrie comme en Allemagne : l'altération de la langue fut un long procès exacerbé finalement par les nazis (cf. le travail prémonitoire de Karl Kraus sur la langue allemande).

La contribution de Jacques Le Rider évoque trois auteurs évoluant dans des configurations  interculturelles complexes, liées au judaïsme dans la Mitteleuropa, au tournant du XXème siècle. D'abord, Fritz Mauthner, romancier, journaliste et linguiste qui, à Prague, parle allemand en famille, tchèque à l'école et yiddish ailleurs. Il se considère privé à jamais de langue maternelle, la langue familiale lui semblant un allemand artificiel, sans racine ("langue de papier").
Le cas de Franz Kafka est différent. À Prague, on parle allemand et tchèque. Selon la loi, la nationalité est déterminée par la langue : Franz Kafka se déclare de langue allemande alors que sa famille parle tchèque. En fait, il travaille en tchèque, écrit en allemand. Sa langue maternelle (Muttersprache) n'est pas l'allemand classique mais un Allemand de Bohème mêlé de yiddish. En revanche, son allemand littéraire est dépouillé "jusqu'aux limites de la froideur", observe Hannah Arendt. Le troisième cas est celui de Elias Canetti ; il parle le judéo-espagnol (ladino) en famille, apprend l'anglais et le français à l'école (à Manchester) puis, enfin, l'allemand à huit ans avec sa mère, allemand qui deviendra pour lui la langue du lien à la mère (Mutterbindung). Ensuite, il apprend l'hébreu avec son grand-père...

Dans "La langue qu'on fait sienne : le latin au Moyen Âge", Pascale Bourgain évoque la situation langagière courante pendant le Moyen Âge et la Renaissance qui voient coexister langues vulgaires et latin. Le latin n'est pourtant pas alors une langue étrangère, c'est la langue du pouvoir, de la religion dominante, la langue des "travailleurs intellectuels", des étudiants, médecins, juristes, "gens à latin", selon Molière. Le latin est "langue savante", dit Pascale Bourgain mais n'est plus, ou rarement, langue maternelle. Montaigne ?
Karlheinz Stierle dans la même optique traite des langues de Pétrarque (XIVème siècle), le toscan populaire du Canzionere, le provençal, le latin.
Ces analyses peuvent permettre d'analyser la situation de l'anglais en Europe aujourd'hui, utilisé en situation professionnelle comme le fut le latin. Cet anglais professionnel (koiné scientifique, commerciale) est différent de l'anglais langue maternelle ; dépouillé, simplifié, tant à l'oral qu'à l'écrit, tant dans ses aspects lexicaux que syntaxiques, il s'impose de plus en plus dans les situations d'enseignement supérieur et de recherche. La situation professionnelle des anglophones ne ressemble-t-elle pas à celle des italianophones quand le latin était langue dominante (Dante, Pétrarque) : ils parlaient latin aisément, certes, mais avec un accent toscan. Et le latin se substituait nécessairement à la langue maternelle quand le discours "avait un certain degré d'intellectualité", note Pascale Bourgain : ne faudra-t-il pas que Descartes fasse traduire en latin le Discours de la méthode (1637) pour lui donner une portée internationale ?

Marc Fumaroli décrit minutieusement le plurilinguisme de Paris lorsque, au XVIIIème siècle, l'Europe parlait français ("Quand l'Europe parlait français, Paris était polyglotte") : Paris, cosmopolite, parlait toscan, castillan, les traductions étaient diverses et nombreuses... Et l'auteur de conseiller : "Concentrez-vous sur l'enseignement du français et de ses classiques, soutenez et réveillez, si besoin est, sa vocation traditionnelle de langue de traduction [...] il y a de nos jours pénurie d'esprit et de savoir-vivre, noyés dans la communication massive." Marc Fumaroli fait l'éloge des médias à l'âge classique : "A la lecture des livres, s'ajoutent à Paris celle des journaux et des brochures, dont la rue est la quotidienne corne d'abondance, la fréquentation assidue des cafés, la promenade dans les jardins publics et sur les boulevards, les emplettes dans les boutiques à la mode".

Jean-Noël Robert expose un "dialogue au pinceau" tenu en chinois entre un Coréen et un Japonais dont la langue commune de communication est le chinois écrit. Antoine Compagnon traite de la langue familiale dans l'œuvre de Marcel Proust, du rôle des affleurements complices de yiddish dans les conversations des personnages de la Recherche.

Ce ne sont pas là toutes les contributions : il y a un texte sur les mathématiques et le langage, des textes sur la poésie, etc. Beau travail qui conduit à la confrontation de points de vue distants : l'ouvrage vaut pour chacun de ses chapitres mais aussi pour cette confrontation qui exige une lecture croisée.

Les langues sont-elles des destins demandions nous à propos de The Writer as a migrant ? Reposer la question avec les exemples de Vladimir Nabokov, passant du russe à l'anglais, de Joseph Conrad du polonais à l'anglais, de Lin Yutang, sinophone écrivant en anglais ; évoquer aussi Elsa Triolet qui, romancière russophone bilingue, écrivant en français, se demande si elle a un "bi-destin ou un demi-destin") ; Emmanuel Levinas qui, enfant, parlait russe en famille, écrira et enseignera en français, traduira Husserl (allemand) en français ; Matteo Ricci italien qui écrivit en chinois ; Hannah Arendt, germanophone, écrivant et enseignant en anglais aux Etats-Unis...
Tous ces exemples "d'autres langues que la mienne" témoignent que la dichotomie langue maternelle / langue étrangère est insuffisante pour rendre compte de la diversité des situations langagières et des productions culturelles qui en sont issues. Une troisième catégorie est peut-être à promouvoir, celle des langues professionnelles, comme le latin ou l'anglais, devenus pour beaucoup, langue maternelles de personne sans être des langues étrangères. La langue est indiscutablement le premier des médias.

Références

Elsa Triolet, La mise en mots, Paris, Skira, 1969

MediaMediorum, Langage totalitaire

Viktor Klemperer, LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam. Publié en français LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996

Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Traduit de l'allemand par G. Peiffer et E. Levinas, Vrin, 1947

dimanche 15 septembre 2013

Karl Kraus, journalisme et liberté de la presse

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Jacques Bouveresse, Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, éditions AGONE, 2007, 214 p., Index.

Karl Kraus (1880-1936) vécut dans la Vienne de Freud, de Musil, de Canetti, de Wittgenstein, de Gustav Mahler, de Schönberg... Die Fackel, La torche (1899-1936), revue dont Karl Kraus finit par être le seul auteur, est une publication tout à fait originale, plus ou moins irrégulière, de pagination variable et de tonalité satirique.
Dans ce volume, Jacques Bouveresse a réuni quatre textes qu'il a consacrés à Karl Kraus entre 2005 et 2007 et qui ont pour fil conducteur la critique du journalisme : Karl Kraus se voulait "anti-journaliste". Ce sont des textes de circonstance et l'on ne sera pas surpris que l'auteur soit tenté d'appliquer les analyses et les satires de Karl Kraus à des situations journalistiques contemporaines.

Une du N°1 de Die Fackel, copie
d'écran sur Austrian Academy Corpus
La critique du journalisme par Karl Kraus est tellement virulente qu'il va jusqu'à demander de libérer le monde de la presse. Analysant la manière dont la presse a préparé et incité la population à la guerre de 1914-1918 (journalistes va-t-en-guerre), puis dont elle a rendu compte du conflit, Karl Kraus stigmatise les journalistes et regrette qu'ils n'aient pas été condamnés, une fois la paix rétablie, comme criminels de guerre. Karl Kraus demande que la presse, responsable à sa manière de la guerre, rende des comptes. Lui qui voit se profiler, dans le traitement du premier conflit mondial, les horreurs criminelles du second, finit par contester la valeur - et le dogme - de la liberté d'une presse qui "inflige au peuple un mensonge de mort".

La matière première des journalistes, c'est la langue. Ce sont les mots et les clichés qu'ils charrient : Karl Kraus dénonce la "catastrophe des expressions toutes faites", des clichés ("Katastrophe der Phrasen", "der klischierten Phrase"). La presse déréalise le monde et fait "vivre la mort des autres comme une nouvelle journalistique" : effet des médias de masse livrés chaque jour à domicile par l'imprimerie, que Karl Kraus compare à une mitrailleuse rotative ("Rotationsmachinengeweher"). Avec la presse, les lecteurs vivent une vie irréelle, une vie de papier ("papierenes Leben").
Karl Kraus défend la langue allemande contre le totalitarisme, comme plus tard le feront Victor Klemperer ou Paul Celan. Aux yeux de Karl Kraus, la presse et le journalisme corrompent la langue, facilitant la circulation et l'acceptation des idées les plus douteuses (les fake news, un siècle avant Facebook)@.
Notons que cette critique implacable de la presse, de son économie doit être malgré tout tempérée par l'existence-même de Die Fackel... jusqu'à l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, du moins.

Exagérations de Karl Kraus ? Peut-être, mais qu'il faut mettre en rapport avec sa lucidité, ses prémonitions : dès 1915, il voit l'Allemagne comme un camp de concentration, il entrevoit des usines fonctionnant grâce au travail forcé, etc. Et l'on pense aussi à cette répartie d'un personnage de sa tragédie, "Les Derniers jours de l'humanité" : "Statut juridique ? On a le gaz". Son biographe, Edward Trimms, parle de Karl Kraus comme d'un "apocalyptic satirist" (2005).

Lire Kraus ravigote et débarasse  notre vision des médias de sa gangue d'habitudes et de clichés. Il faut savoir gré à Jacques Bouveresse de nous amener à lire Karl Kraus, pour bousculer nos certitudes sur les médias et le journalisme. Il faut lire Jacques Bouveresse et néanmoins contester ses propos surtout lorsqu'il généralise (dernier chapitre) hors de son territoire de compétence (la philosophie des sciences). Par exemple, d'où tient-on que les médias peuvent imposer des idées et des manières de penser sinon du journalisme même ? Qui a donc la capacité de résister, d'où vient cette capacité ? D'où vient la rupture avec l'ordre établi par les médias ? Bonne question pour un épistémologue !
  • Du même auteur, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Editions du Seuil, 2001, 231 p. Bibliogr.
  • Voir aussi, de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque, Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index.

mercredi 1 mai 2013

Vivre et penser dans la langue des assassins

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John E. Jackson, Paul Celan. Contre parole et absolu poétique, Paris, Editions Corti, 2013, 153 p. 20 €

Cet ouvrage porte sur l'oeuvre d'un poète de langue allemande, Paul Celan. Il s'agit surtout d'une réflexion sur la langue de la poésie, sur la langue maternelle, sur la langue allemande qui fut la langue des nazis, des camps, et qui fut la langue de sa mère qui la lui fit aimer. Sa mère fut assassinée par des nazis, dans un camp de concentration, son père aussi.
"Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand", dira Celan. "Contre-parole" donc qu'illustrent exactement ces deux vers de Celan :

"Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?"

Traduction de John E. Jackson (p. 17) :
"Et tolères-tu, comme jadis chez nous, Ô mère,
La rime douce, la rime allemande, la rime amère"
(voir le mot à mot, inélégant, ci-dessous).

John E. Jackson, professeur de littérature à Berne (Suisse), ami de Celan, démonte et remonte merveilleusement, patiemment, le texte allemand de Celan, ce qui est un exercice délicat, difficile à rendre. Travail d'explication indispensable pour les lecteurs non germanophones et, autrement, pour les lecteurs germanophones aussi. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux les poèmes de Celan, on peut lire et aimer ceux qui ont été expliqués si méticuleusement. On comprend mieux aussi le poète, devenu plus proche.
La lecture de l'ouvrage de John E. Jackson qui veut approcher "l'idiome celanien" est redoutable, mais efficace. Et il faudra le relire, le relire encore. Mais quel plaisir que ce déchiffrement jamais cuistre, toujours précis et modeste au service du poète et de sa pensée.

C'est aussi un travail sur le rapport à la langue. La langue allemande, rappelle Paul Celan, a traversé le nazisme ; elle lui a survécu ("blieb unverloren"), elle s'est "enrichie" (angereichert), malgré tout, de cette traversée (discours de réception du prix littéraire de la Ville de Brême, janvier 1958). Peut-on élargir ce propos, le développer ?
Peut-on penser, vivre et résister dans la langue des bourreaux, des oppresseurs ? Comment Aimé Césaire, par exemple, peut-il penser la colonisation et la libération dans la langue du colonisateur ? Quelle est l'indépendance de la langue par rapport à ceux qui s'en servent pour opprimer, pour assassiner ? Réflexion inconfortable sur les pouvoirs de la langue et les limites de ses pouvoirs, sur la liberté que donne la langue à ceux qui la parlent par rapport aux discours dominants dans cette langue. La langue allemande fut aussi la langue des anti-nazis, la langue de Paul Celan, celle de Victor Klemperer, de Bertolt Brecht et de tant d'autres (cf. "Langage totalitaire").


  • Mot à mot (ma trad.) :
"Et tolères-tu, mère, comme jadis, hélas, chez nous,
la douce, l'allemande, la douloureuse rime ?"

dimanche 6 janvier 2013

Les bibliothèques d'écrivains : traces de lectures, traces d'écriture

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Bibliothèques d'écrivains, sous la direction de Polo d'Orio et Daniel Ferrer, Paris, CNRS éditions, 2001, 255 pages, 18 €

Comment lisaient les écrivains des siècles passés, avant les livres numériques (e-book) et les liseuses (e-reader) ? Les livres, livres écrits et livres lus de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Flaubert, Schopenhauer, Nietzsche, Woolf, Joyce, Valery et Pinget sont examinés, partiellement, patiemment, pour dégager des pratiques, des stratégies de lecture / écriture. Cet ouvrage collectif peut être étudié aussi avec, pour arrière pensée, une réflexion sur ce que changera la lecture numérique à ces pratiques d'écrivains, pratiques formées par la fréquentation des livres de papier, aux pages numérotées dont le texte imprimé est entouré de marges, des livres où l'auteur glisse aussi des cartes, d'autres pages manuscrites, des lettres et même des fleurs fanées (Valéry).

Les écrivains - comme les étudiants - écrivent dans les marges des livres et des polys ; aujourd'hui, il "stabilotent", en couleur. Certains écrivains prennent des notes dans des cahiers, sur des fiches, rédigent des "cahiers d'extraits" ("copiés-collés", dirait-on aujourd'hui), des répertoires (Montesquieu avec le droit romain). Surtout, ils annotent dans les marges. Cette pratique manuscrite est peut-être menacée : annoter un livre numérique est incommode, inconfortable même ; en revanche, surligner (highlight) reste assez aisé et l'on peut retrouver et relire, d'un seul coup d'oeil ou successivement, toutes ses annotations.
Les livres lus portent trace des stratégies de lecture ; ainsi l'on peut voir que Valéry lisait surtout par fragments, tirant des échantillons de pages dans le livre à lire et ne lisant jamais un livre du début jusqu'à la fin (sauf les livres scientiques).
L'appel des marges ("libido marginalium") est souvent l'un des premiers pas de la composition d'un ouvrage, de l'élaboration d'une réflexion. Dans les marges, s'établit le dialogue privé d'un écrivain avec des écrivains d'autres temps, d'autres lieux. Digestion à la manière de Montaigne qui digère Sénèque et que recopie Winkelmann, ou à la manière de  ; la marge attire aussi les mathématiciens, ainsi de Fermat qui écrivit dans un ouvrage de Diophante qu'il n'avait pas assez de place dans la marge pour rédiger sa démonstration "merveilleuse" du fameux théorème ("Hanc marginis exiguitas non caperet", 1637).
Importante aussi la composition des bibliothèques, celle qu'ils avaient réunie chez eux, celles qu'ils constituaient en voyage, bibliothèques virtuelles aussi des livres empruntés. Livres achetés, offerts, dédicacés, coupés ou non : capital culturel objectivé que les héritiers se partagent et dispersent, ce qui en rend aujourd'hui l'analyse difficile.
Editions rue d'Ulm, 2004, 840 p. index

Les travaux rassemblés dans cet ouvrage donnent à entrevoir une manière riche et rigoureuse d'envisager les modes de production littéraires. Chaque contribution permet de mieux lire les oeuvres des auteurs évoqués. Cela va du travail de documentation encyclopédique de Flaubert qui atteint des proportions gigantesques avec Bouvart et Pecuchet aux méthodes de relectures des marges élaborées par Stendhal (le livre fonctionnant alors comme bloc-notes). Le chapitre sur Nietzsche décrit l'incroyable falsification de l'oeuvre pratiquée par sa soeur afin de s'attirer les bonnes grâces des lecteurs nazis. L'histoire de l'édition des oeuvres de Nietzsche s'achève par un travail de catalogage regroupant les facsimilés des manuscrits et des premières éditions (travail collectif, en accès gratuit sur le Web : "Hypernietzsche"). Le numérique apporte à l'analyse littéraire une manière plus rigoureuse, plus précise, vérifiable de lire un auteur (cf. l'édition récente de Molière).

Recomposer la vie de la production littéraire, la dialectique complexe des lectures et de l'écriture à travers les traces des compilations, les annotations, des ouvrages accumulés. Les enseignants de littérature et de philosophie trouveront dans ce livre de quoi les aider à expliquer et exposer la genèse des oeuvres de manière plus convaincante. Ce travail laisse entrevoir ce que l'édition numérique apportera à la compréhension des oeuvres. Mais dans le livre numérique, pas de fleurs fanées !


N.B. Pour illustrer l'intérêt de connaître la bibliothèque d'un écrivain pour en comprendre l'oeuvre, signalons le remarquable travail accompli pour Paul Celan, "lecteur de philosophie", travail plurilingue (surtout allemand et français, mais aussi grec et russe) ; ces lectures rassemblées et classées éclairent les lecteurs actuels du poète.
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dimanche 16 décembre 2012

Langage totalitaire

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Laurence Aubry, Béatrice Turpin, et al., "Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire", Paris, 2012, CNRS Editions, 349 p. Bibliogr., Pas d'index.

Cet ouvrage collectif, issu d'un colloque, rassemble des travaux de linguistique, de psychologie et de sciences de la communication. Il invite à re-considéer le problème du langage totalitaire après les travaux de Jean-Pierre Faye (Paris, Hermann, 1972), de Hannah Arendt sur l'Etat Totalitaire et les observations (LTI Notizbuch eines Philologuen) de Victor Klemperer (1947) sur les usages langagiers le l'Allemagne nazie.

L'ambition de l'ouvrage est de dégager les invariants des langages totalitaires, afin d'en construire le concept. La recherche de la généalogie d'une "panoplie mentale" des langages totalitaires (Jean-Luc Evrard) conduit au coeur de l'histoire intellectuelle européenne et notamment allemande : le romantisme, une sémantique de l'élan et de l'action (Sturm), par exemple. L'analyse de la rhétorique nazie fait émerger des traits des langages totalitaires, qui sont toujours "langue du vainqueur" : la fréquence des performatifs et des euphémismes, les amalgames, les métaphores, la valorisation de l'endoxon ἔνδοξον (système d'opinions déjà acceptées). On repère aussi, la critique de la vie privée... Ces traits sont-ils propres au nazisme ou caractérisent-ils en général toute fabrication, nécessairement technicienne, du consentement indispensable à la domination (N. Chomsky) ?
De cette collection d'essais, dont la majorité porte sur les usages langagiers du nazisme, et dans une moindre mesure sur ceux du facisme mussolinien ainsi que sur quelques cas étrangers, il ne ressort pas une définition. Une définition est-elle même concevable ? Plus que le langage totalitaire, ces travaux comptent surtout sur l'analyse de la langue de régimes politiques criminels pour produire une définition féconde. Et s'il y avait des usages paisibles des langages totalitaires, préparant l'acceptabilité ? Peut-on qualifier de totalitaires la rhétorique des médias contemporains qui promeuvent mondialement une idéologie d'acceptation et de divertissement ?

LTI Notizbuch eines Philologen,  385 p.
La propagation d'un langage totalitaire nous semble inséparable des médias qui en permettent l'industrialisation, l'efficacité à grande échelle, produisant une sorte d'effet de réseau. Klemperer rappelle leur rôle dans la banalisation, la répétition, la légitimation de la langue des nazis. Peut-on comprendre le nazisme sans le mass-média qu'est devenue la radio (grâce au récepteur bon marché : der Volksempfänger, 1933), les uniformes, les grands rassemblements, les chants, le cinéma ? Béatrice Turpin, dans sa contribution sur la "sémiotique du langage totalitaire" (p. 65) cite Victor Klemperer : "Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique" (p.65). Cette dimension est peu approfondie. Couverture et répétition font la puissance des médias : il y a du GRP dans la communication totalitaire ("Ganz Deutschland hört den Führer mit dem Volksempfänger", cf. infra). "La LTI investit tous les supports", note encore Béatrice Turpin : en quoi est-ce différent d'une campagne publicitaire 360° pour un soda, une restauration rapide ou une élection présidentielle ? Publicité totalitaire ?

La langue comme outil de propagande s'insinue dans les raisonnements, les repésentations contribuant au travail d'imposition, d'inculcation. Corruption insensible : empoisonnement ("la langue est plus que le sang" ("Sprache is mehr als Blut", affirme d'emblée V. Klemperer, citant Franz Rosenzweig). Le langage totalitaire "désinvestit le sujet de sa propre pensée" : "le mot qui pense à ta place"... L'auteur conclut d'ailleurs que "ce que V. Klemperer énonce ici pour le totalitarisme est valable pour tout contexte idéologique" (p. 74). La contribution de Joëlle Rhétoré est consacrée à l'évolution pro-nazie d'un hebdomadaire grand public français, L'Illustration (1843-1944). Dans ce travail linguistique, analysant le "lavage de cerveau"par le langage totalitaire, l'auteur souligne combien l'approche lexicale est insuffisante pour comprendre le travail de la langue qui vise la transformation des sujets en automates proférant des "chaînes d'assertions" (p. 193) ; pour être inconditionnelle, l'obéissance doit se faire répétition. "L'automatisation du vivant" caractérise le langage totalitaire, souligne Emmanuelle Danblon (p. 291).
Comment ne pas voir le travail d'automatisation de l'expression auquel nous livre et nous habitue le Web (like, follow, etc.) ? Hannah Arendt, couvrant le procès d'Eichmann à Jérusalem, stigmatise la langue stéréotypée de ce parfait administrateur d'une industrie criminelle. La langue qu'il parle (ou qui le parle) est propice à la déresponsabiliation, langue tissée de lieux communs et de clichés, langue d'administration, langue du "silence totalitaire", comme dit Philppe Breton (p. 112). Langue coupable qui déculpabilise.

"Toute l'Allemagne écoute le Führer
avec le récepteur radio du peuple"
A lire ces contributions, il semble que l'on ne puisse définir un langage totalitaire indépendamment de l'organisation totalitaire (dont celle des médias) et de formes pathologiques d'Etat (P. Bourdieu) qui le nourrissent et dans laquelle il s'épanouit ; la non-concurrence des discours instaurée violemment (p. 87) lui assure un monopole qui force et justifie en retour l'efficacité du régime totalitaire.
Limites de l'analyse lexicale pour la compréhension, risques que fait courir, à force de répétition, l'automatisation de l'expression, menaces contre la vie privée... Et s'il y avait du totalitaire dans certains cheminements, en apparence inoffensifs, de la communication numérisée.
Cet ouvrage incite à penser notre présent avec plus de circonspection et de prudence, par-delà le romantisme numérique que célèbrent l'air du temps et de grandes entreprises qui en profitent. A quelles conditions sommes-nous protégés de tout langage totalitaire, langage qui force à accepter ? L'éducation fait-elle son travail anti-totalitaire ?

Notes
  • Sur le langage totalitaire et la corruption de la langue, dès le romantisme, il y a beaucoup à apprendre de Paul Celan. Pour Jean Bollack, si "la mort est un maître venu d'Allemagne - maître, ce n'est pas la Wehrmacht, ce sont les chants et l'esthétique, les crépuscules orchestrés" (Jean Bollack, L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan, Paris, 2003, PUF, p. 145). "La mort est un maître venu d'Allemagne" ("der Tod ist ein Meister aus Deutschland") est un vers du poème de Paul Celan, Todesfuge (1944).
  • Der Volksempfänger est le "poste radio du peuple". Pour l'histoire de cet appareil, voir le montage "Hört, hört !" du SpiegelOnline. L'écoute des discours du Führer était obligatoire : dans les écoles, les usines, dans la rue, tout s'arrêtait pendant leur retransmission. La publicité ci-dessus est reprise du livre de Erwin Reiss, Fersehn unterm Faschismus, Berlin, Elefanten Press, 1979.
  • "Forme pathologique d'Etat", notion empruntée à P. Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, janvier 1991, Seuil, 2012). L'auteur parle d'une "coercition invisible" qui peut évoquer l'inculcation d'un langage totalitaire : "le fait que notre pensée puisse être habitée par l'Etat", etc.

dimanche 27 mai 2012

Auschwitz-Birkenau, lieu de mémoire ?

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Georges Didi-Huberman, Ecorces, Paris, 2012, Editions de Minuit, 74 p.

Les camps de concentration (Konzentrationslager) et d'extermination (Vernichtungslager) sont devenus lieux de mémoire. On les visite. Le tourisme s'en empare. Musées aussi, lieux de culture.
Birkenhau, a été décrété lieu central de l'extermination par l'administration nazie. Georges Didi-Huberman est allé à Birkenau (dit aussi Auschwitz II), lieu dont le nom évoque les bouleaux (die Birken), arbres légendaires de l'Est de l'Europe, arbres chers aux romantiques et aux amoureux. Parcourant ce lieu, appareil photo à la main, Georges Didi-Huberman dit ce qu'il y ressent, ce qu'il pense. Des membres de sa famille sont morts à Birkenau.

Le camp est aménagé pour les visiteurs, tourniquet, fléchage, sémiologie courante du tourisme. Baraquements transformés en stands commerciaux ou nationaux : "sensation pénible", note l'auteur. Le livre est parcouru par une lancinante question : comment faut-il se souvenir ? Comment éduquer ? Que disent, qu'enseignent aujourd'hui ces lieux. Quel acte de communication, d'inculcation représente une visite (il y a beaucoup de visites scolaires) ?
Que disent les photographies prises par l'auteur, que peuvent-des images montrer de l'inimaginable ? Que disent les photographies d'illustration pédagogique, insérées dans des documents et exposées sur des stèles, qui participent à ce lieu de mémoire ? "Faut-il donc simplifier pour transmettre ? Faut-il enjoliver pour éduquer ?" (p. 47). Questions que doit se poser l'institution éducative avec les historiens (les manuels scolaires sont des médias, redoutables) mais aussi les conservateurs de ces musées.
Georges Didi-Huberman analyse son malaise. Le lecteur n'est pas à l'aise non plus. Inconfort salutaire.

Penser après Auschwitz. Bien sûr. Mais on ne peut pas penser sans Auschwitz à l'horizon (cf. Adorno). Il faut penser Auschwitz. Comment ? Des directions ont été données. Il faut, notamment, "penser" la corruption de la langue allemande par le nazisme quotidien que des écrivains germanophones comme Celan, Améry, Klemperer ou Jelinek ont prise pour cible (cf. Lapsus télévisuel et corruption de la langue). Il faut "penser" l'organisation scientifique de l'extermination, sa logistique : la "participation" des "esclaves" aux entreprises industrielles (Krupp, IG Farben, BMW, Volkswagen, etc.). Il faut "penser" l'ordinaire collaboration ("travailler avec") sur laquelle cette extermination et cet esclavage ont pu compter, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Défi lancé à l'éducation et aux médias. Défi relevé par l'oeuvre de Primo Levi (cf. notamment, Le Devoir de mémoire, Editions Mille et Une Nuits, 1995 ;  Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschiwtz, Gallimard, 1989).

Imre Kertész, prix Nobel de littérature, survivant d'Auschwitz, met ce défi au coeur des discours et essais réunis dans L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009, 277 p. ; en allemand, Die exilierte Sprache). Kertész évoque "L'angoisse de l'oubli" (p. 80) que partagent depuis toujours les survivants, ajoutant, plus loin (p. 153) que "la délivrance passe par la mémoire". Quel rôle peuvent jouer les médias dans cette mémoire ? Kertész l'évoque à propos du cinéma : il n'aime pas le film de Spielberg ("La liste de Schindler") mais salue celui de Benigni ("La vie est belle").
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mercredi 3 février 2010

Je ne crois pas à la langue

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Ouvrage de Herta Müller : "Ich glaube nicht an die Sprache" (die Sprache = la langue / le langage), Herta Müller im Gespräch mit Renata Schmidtkunz. Un livre et un enregistrement audio produits ensemble par la radio publique autrichienne (ORF 1), un peu avant l'attribution du prix Nobel de littérature (éditeur : Wieser Verlag) à l'auteur. Le texte est publié accompagné de l'enregistrement sonore dans une collection ambitieuse, au titre stimulant : "Gehört - Gelesen" (entendu / lu), partant du postulat que lire et écouter ne donnent pas la même expérience médiatique, que l'une éclaire l'autre, la précise, que la pensée ne vient pas aux mots de la même manière, voir n'est pas entendre.
Le texte n'est d'ailleurs pas exactement la retranscription de l'entretien ("im Gespräch"), entretien qui a sans doute été préparé à l'aide de notes écrites pour régler l'improvisation orale. On voit ici se jouer la dialectique de l'oral et de l'écrit. Le document se consomme comme l'on veut, sur un baladeur ou sur papier (livre), mais, le texte n'étant pas numérisé, il ne peut (encore) être lu sur un ordinateur ou un eBook.
Même limitée, cette plateforme multiple peut donner lieu à des consommations croisées innovantes et personnelles.

De quoi parle Herta Müller ? Elle parle de sa vie en Roumanie. Née en 1953, elle appartient à une minorité germanophone dont les aînés ont été déportés par les Soviétiques, en Ukraine, dans des camps de travail. La Roumanie, et pas seulement sa minorité germanophone, a été nazie.
Cette situation personnelle, compliquée, inhabituelle, inconfortable, s'avère éclairante, décapante : elle balaie les pseudo évidences tournant autour de la patrie, de la langue, du peuple comme facteurs d'identité. Dans cette Europe centrale qui a collaboré à deux dictatures successives, nazie puis soviétique, dans laquelle une grande partie de la population s'est compromise successivement avec la police des occupants, a laissé déporter, assassiner, y a contribué, il devient lumineux que ces notions obscures ne fondent rien du tout. On le verrait à partir d'autres situations historiques, coloniales par exemple. Sur quoi fonder alors une identité ? Avons-nous besoin d'identité ?
Ces questions hantent la pensée contemporaine, de Paul Celan à Elfriede Jelinek, de Imre Kertész à Herta Müller. Tous ont écrit sur la langue, sur la patrie, sur le quotidien, les petites choses, les détails qui (s')enchaînent (Kleinigkeiten), qui forment un cadre de vie, un chez-soi, les mots qui habituent, rassurent et asservissent. Ces questions se trouvent au coeur de la philosophie de Hannah Arendt, d'Emmanuel Lévinas qui tentent de fonder une morale sur la rencontre directe, im-média-te des visages, des regards (Lévinas), sur l'amitié éprouvée (Arendt) : aux larges appartenances, aux pluriels (classes, sérialisations, groupes, patrie, langue, pays,etc.), à leurs grandiloquentes manifestations, ils substituent les relations face à face, personne à personne, des "universels singuliers".

Sommes-nous loin des médias ? Pas si loin... 
Car pourtant, il existe un "désir de société" (sur ce thème, Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, cf. infra). Les "communautés" réunies à l'aide des outils numériques peuvent-elles réaliser ce désir ? Twitter où il fait bon "suivre" et se faire suivre, Facebook où il ne faut pas perdre la face, où les amis sont de toutes sortes, amis "que vent emporte", qui se repassent et s'échangent, LinkedIn où un capital social s'accumule, à faire fructifier sur le marché de l'emploi,, etc. Aujourd'hui, chacun peut compter et exhiber ses amis comme à Rome les "patrons" comptaient et exhibaient leurs "clients" (patronus / cliens). Quelle identité nous fabriquons-nous avec les outils numériques ?
Quels mots pour construire cette identité ? Les mots sont devenus une matière première au pouvoir considérable, mots que l'on vole comme on a volé le travail à l'esclave, au colonisé, etc. Savons-nous ce que nous faisons ? 
L'enthousiasme technophile aveugle, l'innovation fascinent ; il faut, par provision, désenchanter cette situation et comprendre les identités numériques dans le cadre des interrogations - radicales - des poètes et des philosophes. Ne pas s'en tenir aux discours d'accompagnement intéressés des porte-parole des entreprises technologiques.

Références
Imre Kertész, L'holocauste comme culture, notamment la conférence sur "La langue exilée" et celle intitulée "Patrie et pays", éditions Acte Sud, 2009
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Editions Gallimard, 1960
Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L'espoir maintenant, Editions verdier, 1991

Sur la place et le statut de la langue maternelle, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") :
Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p., Index

jeudi 26 novembre 2009

Unfriend me not! Follow me!

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Each media brings to life unexpected practices, and the words to enunciate them.
"Unfriend" is the American English "word of the year" according to Oxford University Press (USA). Facebook makes our life richer more with words than with friends. Facebook makes it as easy to unfriend... as to friend someone. Friends become a currency and Facebook a marketplace ("friends" for sale!).
Facebook is inflationist. A "friend" "follows", and maybe will "un-follow"! Followers are now everywhere, nolens volens... sometimes called subscribers. How to un-follow, un-subscribe?
Unfriend looks like a useful word, even beyond Facebook circles. According to lexicographers, it holds a lot of lex-appeal!
Why "unfriend" and not "defriend" (as in latin deficere / deficit)? Unfriend is neutral, in that there has never been friendship between the two parties. The opposite of befriend (befriend is an old transitive verb, 1559 according to Merriam-Webster) would be defriend, to get rid of a Facebook "friend".
Other words were considered as potential "word of the year" candidates. I like the portmanteau word "intexticated", sending and receiving texts -SMS- even while driving.

In order to test the innovative force of a verb, translate it. Not so simple, is it?! Because American business still dominates the online market, American English leads the way when it comes to linguistic creation. So are Chinese, French, German, Spanish speakers to use the American word? Translators, interpreters, help!
Come to think of it, do these languages have the same kind of popularity contest? We have mentioned the German contest in a previous post. What is the Chinese word of the year?

November 2013
I came across a comment on the translation of the German word "Verfreundung" created by the German poet Paul Celan : the word is in between "Anfreundung" (becoming friends) and "Verfremdung" (becoming strangers). The prefix ver often connotes loss. The author suggests a French translation: "dés-amitié" like "désaccord" (there is also a word "désamour" and a verb "désaimer").
cf. Brigitta Eisenreich avec Bertrand Badiou, L'étoile de craie, Paris, Edition du Seuil, 2013, p. 207).

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