Bibliothèques d'écrivains, sous la direction de Polo d'Orio et Daniel Ferrer, Paris, CNRS éditions, 2001, 255 pages, 18 €
Comment lisaient les écrivains des siècles passés, avant les livres numériques (e-book) et les liseuses (e-reader) ? Les livres, livres écrits et livres lus de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Flaubert, Schopenhauer, Nietzsche, Woolf, Joyce, Valery et Pinget sont examinés, partiellement, patiemment, pour dégager des pratiques, des stratégies de lecture / écriture. Cet ouvrage collectif peut être étudié aussi avec, pour arrière pensée, une réflexion sur ce que changera la lecture numérique à ces pratiques d'écrivains, pratiques formées par la fréquentation des livres de papier, aux pages numérotées dont le texte imprimé est entouré de marges, des livres où l'auteur glisse aussi des cartes, d'autres pages manuscrites, des lettres et même des fleurs fanées (Valéry).
Les écrivains - comme les étudiants - écrivent dans les marges des livres et des polys ; aujourd'hui, il "stabilotent", en couleur. Certains écrivains prennent des notes dans des cahiers, sur des fiches, rédigent des "cahiers d'extraits" ("copiés-collés", dirait-on aujourd'hui), des répertoires (Montesquieu avec le droit romain). Surtout, ils annotent dans les marges. Cette pratique manuscrite est peut-être menacée : annoter un livre numérique est incommode, inconfortable même ; en revanche, surligner (highlight) reste assez aisé et l'on peut retrouver et relire, d'un seul coup d'oeil ou successivement, toutes ses annotations.
Les livres lus portent trace des stratégies de lecture ; ainsi l'on peut voir que Valéry lisait surtout par fragments, tirant des échantillons de pages dans le livre à lire et ne lisant jamais un livre du début jusqu'à la fin (sauf les livres scientiques).
L'appel des marges ("libido marginalium") est souvent l'un des premiers pas de la composition d'un ouvrage, de l'élaboration d'une réflexion. Dans les marges, s'établit le dialogue privé d'un écrivain avec des écrivains d'autres temps, d'autres lieux. Digestion à la manière de Montaigne qui digère Sénèque et que recopie Winkelmann, ou à la manière de ; la marge attire aussi les mathématiciens, ainsi de Fermat qui écrivit dans un ouvrage de Diophante qu'il n'avait pas assez de place dans la marge pour rédiger sa démonstration "merveilleuse" du fameux théorème ("Hanc marginis exiguitas non caperet", 1637).
Importante aussi la composition des bibliothèques, celle qu'ils avaient réunie chez eux, celles qu'ils constituaient en voyage, bibliothèques virtuelles aussi des livres empruntés. Livres achetés, offerts, dédicacés, coupés ou non : capital culturel objectivé que les héritiers se partagent et dispersent, ce qui en rend aujourd'hui l'analyse difficile.
Editions rue d'Ulm, 2004, 840 p. index |
Les travaux rassemblés dans cet ouvrage donnent à entrevoir une manière riche et rigoureuse d'envisager les modes de production littéraires. Chaque contribution permet de mieux lire les oeuvres des auteurs évoqués. Cela va du travail de documentation encyclopédique de Flaubert qui atteint des proportions gigantesques avec Bouvart et Pecuchet aux méthodes de relectures des marges élaborées par Stendhal (le livre fonctionnant alors comme bloc-notes). Le chapitre sur Nietzsche décrit l'incroyable falsification de l'oeuvre pratiquée par sa soeur afin de s'attirer les bonnes grâces des lecteurs nazis. L'histoire de l'édition des oeuvres de Nietzsche s'achève par un travail de catalogage regroupant les facsimilés des manuscrits et des premières éditions (travail collectif, en accès gratuit sur le Web : "Hypernietzsche"). Le numérique apporte à l'analyse littéraire une manière plus rigoureuse, plus précise, vérifiable de lire un auteur (cf. l'édition récente de Molière).
Recomposer la vie de la production littéraire, la dialectique complexe des lectures et de l'écriture à travers les traces des compilations, les annotations, des ouvrages accumulés. Les enseignants de littérature et de philosophie trouveront dans ce livre de quoi les aider à expliquer et exposer la genèse des oeuvres de manière plus convaincante. Ce travail laisse entrevoir ce que l'édition numérique apportera à la compréhension des oeuvres. Mais dans le livre numérique, pas de fleurs fanées !
N.B. Pour illustrer l'intérêt de connaître la bibliothèque d'un écrivain pour en comprendre l'oeuvre, signalons le remarquable travail accompli pour Paul Celan, "lecteur de philosophie", travail plurilingue (surtout allemand et français, mais aussi grec et russe) ; ces lectures rassemblées et classées éclairent les lecteurs actuels du poète.
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