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Hans von Trotha, Das Lexikon der überschätzten Dinge, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt, 2012, 220 Seiten
Ce livre n'est qu'une liste de mots ; tous ces mots ont en commun, selon l'auteur, de désigner des notions, des objets, des marques, des pratiques qui sont surestimées, glorifiées, idéalisées (overrated), mises en avant sans raison, dont on exagère l'importance (du verbe "überschätzen"). Ce sont des mots à la mode dans l'Europe germanophone (entre autres). Ils constituent une partie du sol commun de la communication en allemand, des "petites mythologies" (Roland Barthes, 1957).
L'exagération est un travers peu perçu de notre style de communication, de notre conversation, de notre bavardage : volonté de briller avec le vocabulaire, de se faire voir, de revendiquer une appartenance, de convaincre aussi (enseigner, n'est-ce pas toujours exagérer).
Le numérique contribue largement à cette liste hétéroclite de mots (dont beaucoup viennent de l'anglais) : par exemple, les emoticons, les call center et le cloud computing, les algorithmes perçus comme la magie du XXIème siècle, etc. La créativité lexicale du virtuel s'exprime en images : chat room, cyber sex, digital natives, Wikipedia. Elle s'exprime aussi dans la multiplication des abréviations (exemple : LG pour Liebe Grüsse omniprésent dans les courriers) et des mots-valise (Kofferworte) sur le modèle de Dokudrama, Dokusoap, Bollywood, Denglish, etc. Surfaits : les émissions culinaires, les points bonus des statégies de fidélisation, les romans historiques, la communication d'Ikea, le vocabulaire de Facebook ("Gefällt mir", "Mag-ich", etc.). L'auteur ironise sur Powerpoint, qui standardise les raisonnements simplifiés en Bullet Points ; il ironise à propos de l'iPhone aussi, objet fétiche, article de mode, et son prix.
Chacune des contributions, d'une page en environ, est caustique et provoquante toujours, allusive souvent, drôle parfois. Mais l'effet principal - qui peut-être n'est pas recherché par l'auteur - naît de la liste, de la succession alphabétique, qui produit des juxtapositions et des collisions inattendues. Par delà cet effet de liste, il y a un effet global qui, progressivement, fait ressentir le ridicule de nos manières de parler, de nos exagérations satisfaites. Ce texte oblige le lecteur à prêter une attention renouvelée aux mots qu'il entend, à ceux qu'il prononce pour ne pas les laisser parler à sa place (séduction du signifiant), à ne pas se laisser aller aux clichés convenus et à leurs connotations non maîtrisées.
Ces textes sont plus ou moins intraduisibles dans une autre langue : car chaque langue a ses mots enflés de fierté et de puissance dont espère profiter celui qui les prononce (acte perlocutionnaire). Ces mots sont produits dans des contextes sociaux et culturels spécifiques, discours autorisés (électoraux par exemple), marketing et publicité (branding), émissions de télévision grand public, grande distribution, etc. La culture de masse depuis qu'elle numérise ses médias, cherche à donner aux clients l'illusion que chacun d'eux est traité comme une personne à part ("Signalisiert wird dem Kunden das Gefühl, etwas Besonderes zu sein", à propos de Ikea, p. 93).
L'auteur a lu et utilise Victor Klemperer et son LTI ; on pressent l'émergence inquiétante d'un langage totalitaire déjà à l'oeuvre derrière les usages qu'il épingle : exagération qui marche et enrôle. Passé le plaisir d'un humour omniprésent, la lecture nous met mal à l'aise, ridiculisant notre communication et son côté Bouvart et Pécuchet : eux aussi étaient avides de mots à la mode.
Cet ouvrage, qui jamais ne jargonne, illustre l'idée d'une sémiologie au sens où l'entend Saussure : "science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale". Sauf que l'on ne sait pas qui emploie ces mots, quelle est leur fréquence d'emploi, leur contexte d'emploi.
Version chinoise
Véronique Michel, La Chine branchée, Editions Sépia, Paris, 2012, 109 pages, biblio., 12 €
Véronique Michel illustre les évolutions de la société chinoise à partir des expressions nouvelles qu'elles installent dans la communication. Elle a repéré et décortiqué des expressions chinoises courantes, plus ou moins à la mode. Sans aucune prétention d'analyse, l'auteur réussit à épingler des jeux de mots révélateurs du changement social en cours. Les typologies que produisent à foison les études sont révélatrices : les tribus (族) ont des noms drôles : "insectes d'entreprise" (ceux qui restent au bureau faute de vie personnelle), les "zéro Pascal" (pas de stress), les "étudiants d'outre-mer" (tortues de mer), la tribu du pouce (les damnés du texto, 拇指族), etc. Cette créativité lexicale est favorisée par les jeux sur les prononciations du chinois (changements de tons). Le livre ne manque pas d'humour et plaira à ceux qui aiment le chinois.
500 expressions françaises bien décortiquées
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*Lire magazine*, hors-série, septembre 2024, 196 p., Index, 12,90€
On les a toutes, ou presque toutes, déjà lues ou entendues. Sans toujours
en connaîtr...
Le langage se façonne et, (rappelant Bourdieu) le vocabulaire demeure le premier facteur discriminant de distinction et d'appartenance à une communauté. Or, les notions surfaites, apparaissent de plus en plus, comme structurantes du discours et des pratiques, que ce soit dans le milieu professionnel, où l'apprentissage des "codes" et de la mise en scène de la vie de bureau constituent une part importante de l'appréciation du travail du salarié ou dans le milieu universitaire où les méthode de travail et de structuration de l'esprit appellent à de grands concepts surfaits, dont la facilité ( et le creux ) pourrait surprendre plus d'un individu extérieur. Si autrefois, l'on parlait d'analyse comparée, et dont la méthode remonte à Aristote, Khaldoun etc... le benchmark est devenue par exemple, un concept amené à déterminer les bonnes pratiques du salarié.
RépondreSupprimerCe qui est inquiétant et relève alors d'une forme de totalitarisme linguistique est la perte de l'esprit critique et de la conscience du problème sempiternel de l'arbitraire du signe. Les grands gourous appellent à de grands concepts, invoquent un avenir incertain dans lequel "on encore rien vu", mais au final le rôle de l'évangélisateur relève davantage du lubrifiant pour mercatique high-tech. Néanmoins, la structuration de l'esprit par ces nouveaux pose le problème de l'imposition d'une définition de la réalité par une source primaire qui pose les cadres du débat.
Les nouvelles technologies, pour Luc Boltanski, représentent la nouvelle idéologie d'un capitalisme sachant faire preuve de résilience, et sont un nouvel outil de distinction sociale pour des néo-bourgeois dont les aspirations seraient selon le sacro-saint Maslow au dernier échelon, celui du besoin de réalisation.
Le langage du management et des nouvelles technologies sont liés, et il semble qu'une analyse socio-historique de la construction de ces nouvelles formes vernaculaires mettraient en évidence cette structuration de l'esprit, des comportements d'achat et même au final des aspirations.
Le management lié au culte de la performance trouve dans les TIC un moyen de créer du sens et de développer de nouvelles utopies renouvelant l'idéologie capitaliste à la suite même de la critique de ce modèle, pour au final devenir un fait "total".