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dimanche 18 août 2019

Racine, jour après jour, son oeuvre


Georges Forestier, Jean Racine, Gallimard, 942p., 2006, Bibliographie sommaire, index

Voici une immense biographie. Mille pages... et le lecteur ne s'ennuie jamais. La vie de Racine nous est contée par le menu, du moins au début, pour les années de formation de Jean Racine jusqu' à Andromaque, au moins.
Georges Forestier est un spécialiste reconnu du théâtre classique : on lui doit des travaux sur Molière, sur Corneille mais surtout un immense travail sur Racine dont cet ouvrage est un élément majeur, après l'édition de ses oeuvres théâtrales (Racine, Oeuvres complètes. Théâtre - Poésie, 1999, Bibliothèque de la Pléiade, 1801 p.).

L'ouvrage commence par regretter l'absence des manuscrits de l'époque : "une fois le texte imprimé, l'autographe partait au feu". Et puis, Jean Racine n'est pas non plus marqué par ses héros : il n'est ni Phèdre, ni Roxane, ni Bérénice, ni Hermione. Le biographe de Racine se trouve donc confronté à une difficulté majeure : Jean Racine n'est l'auteur que d'une douzaine de pièces de théâtre, et sa carrière d'historiographe de Louis XIV est restée fortement méconnue, suite à un incendie. Une douzaine de pièces seulement, mais quels succès !
Georges Forestier cite le duc de Saint-Simon qui a célébré Jean Racine : "rien du poète dans son commerce, et tout de l'honnête homme, de l'homme modeste, et sur la fin, de l'homme de bien". Et notre biographe de souligner que Racine, en 1699, à la fin de sa vie, reste un "homme de bien" et meurt sans n'avoir rien à regretter.
Notons encore que cette biographie revient sur l'échec des Plaideurs ou de Britannicus remettant en question les idées qui avaient dominé jusque récemment. D'une manière générale, le livre revient sur de nombreuses erreurs commises auparavant par les biographes de Jean Racine, erreurs qu'il rectifie, preuves à l'appui, modestement.

21 décembre 1639, naissance de Jean Racine dont la mère meurt l'année suivante ; lui, décédera soixante plus tard, presque jour pour jour. On ne saurait résumer un tel ouvrage : tout y est de la vie de Racine écrivain devenant bientôt, après à peine une douzaine d'années de carrière théâtrale, historiographe du roi pour finir "Gentilhomme Ordinaire de la Maison du Roi", mais restant toujours, plus ou moins, lié à Port-Royal des Champs.
L'ouvrage est d'une incroyable richesse redressant à chaque moment le cours de la vie connue. Il n'en rajoute pas, se fait presque toujours modeste dans ses affirmations. Quand il ne sait pas, quand il ne peut savoir, il le dit sans ambages, avoue ses hypothèses, mais s'en tient aux hypothèses. L'ouvrage est clair, précis ; Georges Forestier cite toujours les critiques, leur donne la parole longuement. Et surtout, il fait valoir l'évolution des attentes des spectateurs : trente ans séparent Le Cid et Bérénice, les goûts ont changé, les femmes sont plus nombreuses dans le public...

L'ouvrage est magistral, bien documenté (100 pages de notes et d'index). Le lecteur vit avec Racine, avec le Roi aussi. La question reste pourtant posée de l'intérêt matériel prochain de ce livre : des lecteurs du XXIème siècle sont en droit d'attendre des outils plus appropriés, facilitant les recherches. Les oeuvres de Jean Racine, l'oeuvre même, attend des outils plus efficaces. En ligne, cela est désormais possible. Il faut que les auteurs inventent de nouvelles manières d'exposer les oeuvres, de les faire parler.
Il n'empêche : ce Jean Racine est un grand et bel ouvrage.


lundi 28 janvier 2019

Molière : l'économie du spectacle vivant au siècle de Louis XIV


Georges Forestier, Molière, Gallimard, Paris, 2018, 541 p. Index, notes et illustrations, 24 €

Ce Molière est un grand ouvrage ; l'auteur fait plus que dépoussiérer l'image de Molière, il la redresse en expliquant le développement de l'oeuvre de Molière entre contraintes économiques et exigences royales. Sans y aller par quatre chemins, Georges Forestier distingue, clairement et distinctement, ce que l'on sait (les sources), les erreurs qui ont été commises (pourquoi, leurs sources) et comment elles se sont propagées (notamment celles que l'on doit à la biographie de Grimarest, sans cesse utilisée) et ce que l'on ignore et ignorera sans doute toujours (et pourquoi). Travail méticuleux qui donne à Molière toute sa dimension et rend la biographie passionnante. Un tel travail devrait susciter des remises en chantier des présentations scolaires de Molière, entre autres.

L'auteur n'en est pas à son premier coup : il a dirigé l'édition décapante de Molière en Pléiade publiée par Gallimard. Spécialiste du théâtre du "siècle de Louis XIV", il a aussi publié une immense biographie de Jean Racine (2006, 942 p. Paris, Gallimard), Racine dont il a également dirigé l'édition en Pléiade, Racine qui fut par bien des aspects, le concurrent de Molière. On doit aussi à Georges Forestier des ouvrages sur Corneille, sur la tragédie au XVIIème siècle. Spécialiste du Grand Siècle s'il en est.

Georges Forestier suit la vie et les oeuvres de Molière de manière chronologique, pièce après pièce.
Chaque fois qu'il est possible, il indique les éléments de gestion de la pièce : ce qu'elle a rapporté, combien ont encaissé les acteurs et Molière lui-même, quel fut le prix des places (qui varie selon les situations du marché, début de yield management !)... L'information économique et comptable est omniprésente sans jamais déranger, au contraire. De manière réaliste, Georges Forestier mentionne toujours les revenus de la troupe ; soirée par soirée, il indique le montant des charges multiples qui pèsent sur le théâtre : rémunération des acteurs, des musiciens, des danseurs, des techniciens, les achats de costumes (sur mesure), de la protection, le coût de fabrication des décors et de la machinerie (recyclables), les frais de déplacement, etc. Il mentionne également les revenus de Molière comme auteur qui s'ajoutent aux revenus de Molière acteur, doubles revenus qui lui permettent de vivre confortablement de son métier. On perçoit la concurrence entre les théâtres parisiens et le rôle qu'y jouent les acteurs et les actrices célèbres, leur rivalité (people !). On perçoit clairement la rivalité des auteurs aussi : Racine contre Molière, par exemple, comédie contre tragédie. Théâtre, visites et spectacles donnés chez les personnages importants, et riches, du royaume, subventions régulières et exceptionnelles du roi. Le modèle économique du théâtre de Molière, spectacle vivant, économie de prototypes, est exposé concrètement et discuté même s'il ne fait pas l'objet d'un chapitre spécifique, ce que l'on peut regretter ; sans doute, pourrait-on déjà observer ce que William Baumol et William Bowen appelleront plus tard, "the cost disease" dans le cas du spectacle vivant (Performing Arts. The Economic Dilemma, 1966), avant la reproduction mécanique (Walter Benjamin) puis numérique, de l'activité artistique.

Le théâtre de Molière, on l'oublie souvent, est déjà multimédia, Molière réalise une oeuvre d'art total (Gesamtkunstwerk, bien avant Richard Wagner) ; aux acteurs jouant une pièce, s'ajoutent la musique, les ballets, les décors avec leurs "superbes" machines", les costumes. L'inventivité de Molière s'inspire de diverses sources, la Commedia dell'Arte d'abord (ce qui rappelle l'importance à cette époque de la troupe des Italiens, avec qui celle de Molière partageait le théâtre) et les classiques latins (Plaute, Térence) et mais aussi le théâtre espagnol et portugais, tant d'auteurs aujourd'hui ignorés que Georges Forestier replace dans l'histoire littéraire et culturelle.
Avec cette biographie on ne perd jamais de vue le métier complexe de Molière, acteur formidable d'abord, réputé pour son jeu, auteur bien sûr, metteur en scène et directeur de théâtre (recrutement, gestion, prospection, etc.). La littérature ne donne du théâtre qu'une réduction livresque. L'enseignement devrait en tenir compte : lire Molière pour le jouer, pour le gérer, enseignement total...
Derrière "Molière le peintre" et son talent, il y a aussi un politique prudent qui saura gagner et garder l'estime et le soutien de Louis XIV ; et Molière se met entièrement au service de Louis XIV, écrivant et mettant en scène et jouant à la demande. L'histoire de Tartuffe, que l'église et les dévots condamnent et s'efforcent de faire interdire, témoigne de la patience de Molière qui ne renonça jamais à la faire jouer. L'analyse de Georges Forestier est magistrale, pour cette pièce comme pour les autres.

Le temps de Molière est décrit et expliqué par Georges Forestier ; indispensable car Molière est de son temps, des cultures de son temps, de l'éthique mondaine, des médecins et des bourgeois, le "goût galant" des salons, de la musique et des ballets de Lully...). Il est l'esprit de son temps. L'auteur évoque "le contrat de connivence, éthique et esthétique", qui liait Molière à son public. Moins connu, le lecteur découvrira un Molière traducteur, lisant dans les salons sa propre traduction du De Rerum Natura de Lucrèce, rédigée en "prosimètre", innovation qui mêle la prose et les vers. Matérialiste, Lucrèce, en disciple d'Epicure, dénonce les maux qu'entraînent les religions...

L'ouvrage de Georges Forestier désenchante tranquillement le culte littéraire des grands auteurs. Ainsi, il faut imaginer Racine, amant de l'actrice qui joue Hermione, plaçant en bourse à 5% les excellentes recettes d'Andromaque ! L'art pour l'art pour l'argent...
Toutes les explications minutieuses de cette copieuse et précise biographie ne diminuent en rien le charme et l'intérêt des pièces de Molière. Au contraire. Molière est aussi de notre temps. Pourquoi ? Comment pouvons-nous être du siècle de Molière sans être de celui de Louis XIV ? Comment se construit l'universalité d'oeuvres si particulières qui puisent dans les oeuvres du passé pour séduire le présent et s'en faire comprendre ?

lundi 1 octobre 2018

Le film d'une année de la vie d'un cinéaste : Ingmar Bergman

Document promotionnel par Carlottavod

BERGMAN. A Year in a Life, film de Jane Magnusson, 2018, 116 minutes

Résumer 365 jour en 2 heures, comment rendre compte d'une vie de cinéaste en un film ? Un film sur des films, sans montrer les films. Média sur un média, c'est un film biographique (biopic) pour tenter de saisir le personnage du réalisateur suédois, à partir de l'une de ses années les plus fécondes, l'année 1957 : "cette année là", comme l'on dit dans les chansons, il achève deux films (Le Septième Sceau et Les Fraises Sauvages), il met en scène quatre pièces de théâtre (dont Le Misanthrope de Molière et une adaptation de Peer Gynt de Henrik Ibsen), et il réalise un téléfilm pour la télévision suédoise naissante. Sont convoqués, pour témoigner de cette activité, des acteurs, des parents, des amis, des collaborateurs, photographes, etcJane Magnusson, qui a déjà réalisé un film consacré à Ingmar Bergman ("Trespassing Bergman", 2013), y a conjugué extraits de films, photos de tournages, archives et des moments tirés d'une cinquantaine d'interviews ; son angle, sa thèse est que les films d'Ingmar Bergman ne racontent que sa vie ("cruellement autobiographique", disait François Truffaut), qu'ils explorent ses propres difficultés existentielles et ses angoisses tout en les masquant et les incorporant dans divers personnages. Montage habile de nombreux moments qui donne au film un rythme convaincant, car on ne s'ennuie jamais. S'il part de l'année 1957 comme poste d'observation d'une vie, le film déborde largement les limites de cette année et nous offre plutôt la carrière de Bergman, au sens où Raymond Picard a pu écrire "La carrière de Jean Racine" et y situer l'année 1677 comme une année pivot.

Famille de pasteur (cf. la maison du pasteur), enfance qui n'en finit pas de ne pas passer, de ne pas être digérée, sympathies nazies du jeune homme (pendant dix ans, désavouées plus tard), vie sentimentale et conjugale mouvementée et complexe, vie familiale désertée, enfants délaissés, amis oubliés ou trahis au profit de la gloire, jalousie, santé chancelante... Comment interagissent vie privée et création, souci artistique et carrière ? Lancinantes questions pour des biographes.
Si l'on aime le cinéma, on s'accorde à reconnaître que les films d'Ingmar Bergman constituent un moment important de l'histoire de cet art. Ce documentaire donne un éclairage historique précieux sur les tournages (à noter la lourdeur et la lente maniabilité des appareils de l'époque), sur la direction d'acteurs, sur les costumes, le montage. On en aurait aimé davantage... sur la différence d'esthétique dezs images entre couleur et noir & blanc, sur la bande-son, le bruitage. "Pour moi," écrit François Truffaut, "la leçon que nous donne Bergman tient en trois points : libération du dialogue, nettoyage radical de l'image, primauté absolue accordée au visage humain" (dans Les films de ma vie). Ce documentaire confirme amplement ce jugement.
Documentaire à voir pour mieux connaître, sans doute, et aimer peut-être l'œuvre d'Ingmar Bergman et pour avoir envie de (re)voir ses films, même si l'on n'est pas un cinéphile averti, même si certains aspects du personnage peuvent énerver ou décevoir... Telle fut l'histoire. Au spectateur de concilier, s'il le peut, l'admiration pour le talent et l'œuvre et des moments peu brillants. Le génie peut-il tout excuser ? Pas plus que pour son valet de chambre, il n'est de grand homme pour son biographe !



Références 
François Truffaut, Le films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, 2007
Raymond Picard, La carrière de Racine, Paris, Gallimard, 1956, cf. Troisième partie, chapitre 1

lundi 16 mai 2016

Iconoclaste : la gestion de la presse nationale française depuis 1939


Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais. Enquête avec la collaboration d'Olivier Tosas-Giro, Paris, 2012, La fabrique éditions, 190 p. Bibliographie

Voici une histoire polémique de la gestion de la presse nationale française. Une synthèse virulente allant de la guerre de 1939-45, de la collaboration avec les nazis, jusqu'à 2010. Livre ironique, mordant souvent, féroce parfois, écrit par un journaliste nourri dans le sérail, et qui en connaît beaucoup de détours.
Nombre des acteurs de cette presse, fonctionnaires, journalistes, managers, "journalistes-managers", ont écrit sur leur expérience de dirigeant dans la presse, sur leur déception souvent : ils peuplent la bibliographie.
Livre de journaliste, il met l'accent sur la presse d'information nationale, celle qui est adulée par les médias, celle du microcosme journalistique et politique, celle qui a toujours, simultanément ou successivement, un pied dans la politique et dans la finance, presse écrite qui aime se voir à la télévision : qui d'ailleurs lui confère une dimension people.

Les patrons de la presse nationale est le fruit d'une enquête journalistique (lectures, entretiens) sur la gestion politique et financière des entreprises de presse nationale en France. L'accent est mis sur la presse quotidienne, Le Monde et Libération surtout, titres emblématiques d'une presse pour journalistes et personnels politiques. Il n'y est pas question de la presse populaire, presse des loisirs créatifs, magazines de vulgarisation historique, des guides d'achat... On va du Monde de Hubert Beuve-Méry, au style modeste et sobre, à l'expérience innovante du Monde Interactif. On évoque le Libération de Serge July mais on omet celui de Jean-Paul Sartre, ambitieux qui prétendait changer l'information des citoyens, le journalisme et le financement de la presse (cf. infra, la Une de Libération du 18 avril 1973, avec appel à la souscription).
Les auteurs dégagent plusieurs dimensions de la gestion de la presse : le "hold-up des holdings" (chap.VII) qui permet aux propriétaires de profiter d'avantages fiscaux et de noyer la gestion dans la complexité technique, rendant les structures financières opaques, les structures sous-jacentes illisibles. Les chapitres VIII et IX décrivent "le règne des propriétaires" et les grandes "familles" de la presse : il s'avère plus difficile d'énoncer que de dénoncer.
Se profilent encore, à la lecture de cet ouvrage, quelques caractéristiques majeures de la presse quotidienne nationale en France et de son modèle économique. Tout d'abord, l'intrication de la presse, de la haute administration (cabinets ministériels, missions, commissions, etc.) et de la banque ; tous ces milieux sont en constante osmose. Ensuite, sa dépendance de l'Etat par la voie des subventions (diverses "aides à la presse") : la presse qu'ils ne financent pas directement par  leurs achats, les Français la financent indirectement par leurs impôts...

Au-delà de ces spécificités nationales, d'un poids limité, il faut malgré tout observer la quasi universalité du déclin de la presse papier. Partout dans le monde, son lectorat diminuant, elle n'est plus un support publicitaire adéquat pour les grandes entreprises visant la consommation massive et ciblée ; elles lui préfèreront de plus en plus la télévision puis le Web mobile, vidéo. La part des recettes publicitaires qui revient à la presse baisse depuis un siècle : chaque média nouveau vient éroder sa part du marché publicitaire : ce furent d'abord  la radio puis les réseaux d'affichage national, puis la télévision, et, maintenant, le tour du Web. C'est à une transformation lente et inéluctable à laquelle nous fait participer ce changement de paradigme : la nostalgie de la presse papier et du média national a encore de beaux jours devant elle, mais l'avenir de l'information, donc du journalisme, est aux écrans, aux données mobiles (géo-data). La concurrence devient américaine (plutôt que mondiale) : Google, Facebook, Microsoft, AOL pour commencer puisIBM, Freewheeletc.

Pour finir : ne confondons pas les problèmes de la presse nationale (papier) avec ceux du journalisme d'information. Si l'information est indispensable à la vie démocratique, son modèle économique est loin d'être établi. Jean Stern et Olivier Tosas-Giro décrivent un modèle économique compromis et décadent sans imaginer - ce n'est pas leur propos - le prochain modèle, numérique, évidemment. Le diagnostic se veut politique voire moral, mais la solution est économique et technique.


lundi 3 août 2015

La postérité théâtrale d'Esther



Elisabeth de Fontenay, La prière d'Esther, Paris, Seuil, 2014, 136 p.

Professeur de philosophie, Elisabeth de Fontenay reprend l'histoire d'Esther. Partant de la prière d'Esther dans la pièce de Jean Racine comme fil conducteur, elle parvient, d'anecdotes en anecdotes, à la biographie de Mademoiselle Rachel (Elisabeth Félix) actrice célèbre, qui, au XIXe siècle, joua le rôle d'Esther (1839) à la Comédie Française, tout comme, plus tard, Sarah Bernhardt (1910) dont elle fut un modèle. L'acteur Talma joua le rôle d'Assuérus dans Esther (1803) ; à cette occasion, il aurait suscité l'intérêt de Napoléon 1er qui en conçut alors sa politique envers les Juifs en France... Enfin, l'auteur examine en détail le sort réservé par Marcel Proust à l'une des héroïnes de la Recherche, Rachel. La pièce de Racine constitue en effet une référence constante de Marcel Proust et du narrateur. "Il y a une prière d'Esther pour Assuérus qui enlève", dira Madame de Sévigné, autre référence de la Recherche, à propos de la représentation d'Esther.

Au commencement, se trouve le Livre d'Esther (rouleau dit Meguila d'Esther), un texte essentiel de la Bible ; l'histoire se déroule en Perse, pendant le règne de Xercès (Assuérus), dans les années 470 avant notre ère. Grâce à l'intervention d'Esther, les Juifs du royaume échappent au massacre organisé par Aman. Cet événement rapporté par le rouleau d'Esther est à la base de la fête juive de Pourim, célébrée désormais chaque année. Racine évoque d'ailleurs Pourim à la fin de sa Préface comme témoignage de l'importance toujours actuelle de l'événement.
On est loin de Phèdre (1677) ; Jean Racine fait de l'histoire d'Esther le sujet d'une pièce pieuse en trois actes, suivant de près l'œuvre originale : Esther est déclarée "Tragédie Tirée de l'Ecriture Sainte". C'est dans cette tragédie que se trouve la fameuse prière (Acte 1, scène 4). La pièce a été écrite par Racine pour les Demoiselles de la Maison de Saint-Cyr, à la demande de Madame de Maintenon, épouse du roi. La pièce comporte une partie musicale et chorale (cf. infra) de Jean-Baptiste Moreau qui composera plus tard la musique pour Athalie ; Jean Racine reconnaîtra que "ses chants ont fait un des grands agréments de la pièce". Esther, tragédie musicale ?
Esther sera jouée 7 fois en janvier 1689 en présence de Louis XIV, du dauphin, de Bossuet, Condé, Louvois... Madame de Maintenon interdit que les théâtres publics jouent la pièce. La pièce ne sera reprise qu'après sa mort (1719), en mai 1721, créée à la Comédie française.

Dans sa Préface, Racine mentionne qu'il a mobilisé, outre le texte biblique ("les grandes vérités de l'Ecriture"), quelques sources historiques (Hérodote, Xénophon, Quinte-Curce). C'est "un divertissement d'Enfants devenu le sujet de l'empressement de toute la Cour", remarque-t-il ; Racine rappelle aussi que l'éducation donnée aux demoiselles pendant "leurs heures de récréation" visait "à les défaire de quantité de mauvaises prononciations, qu'elle pourraient avoir rapportées de leurs Provinces".  A l'objectif religieux du théâtre et du chant s'ajoute un objectif pédagogique d'assimilation culturelle.

La musique d'Esther de Jean-Baptise Moreau
in Jean Racine, Œuvres complètes, T.1, o.c.
Elisabeth de Fontenay évoque les traductions et les diverses versions d'Esther, de la Septante à la Vulgate puis à la traduction de Port-Royal, passant de l'hébreu au grec, puis au latin, et enfin au français. A cette occasion, l'auteur confie son attachement au latin : "le souvenir des ressassements servant à la messe et des versions latines a, pour moi, gardé à cette vieille langue de prière et d'études la puissance de l'enfance". Mais elle n'en dénonce pas moins l'escamotage de la réalité hébraïque par ces traductions.

Ainsi peut-on percevoir et suivre les grandes lignes de la propagation jusqu'à nous de l'histoire d'Esther depuis le fameux rouleau jusqu'à ses multiples traductions et interprétations au cours des siècles. C'est par l'entremise d'une pièce de théâtre que le personnage d'Esther est popularisé par-delà des publics religieux. À partir de la pièce s'organise un travail de communication auquel les célébrités apportent une contribution essentielle ; d'abord les spectateurs de haut rang : Louis XIV, Madame de Maintenon, la Cour, Napoléon Ier... Le pouvoir politique est relayé, comme d'habitude, par le pouvoir intellectuel, Madame de Sévigné, Alfred de Musset, Madame Récamier, François René de Chateaubriand, l'œuvre de Marcel Proust couronnant le tout... En même temps, les actrices qui jouent Esther sont identifiées au personnage, des stars qui déjà transcendent les personnages : la vie, les amours et la mort de ces femmes deviennent événements publics, mythes, people (une photo de Rachel sur son lit de mort donne lieu à décision de justice en juin 1858 sur le droit à l'image). Plus tard, viendront film, opéra, etc. Et chaque année est célébrée la fête de Pourim avec ses crécelles et ses pâtisseries... Une histoire, des médias.

L'ouvrage d'Elisabeth de Fontenay, conjugue histoire intellectuelle et approche biographique ; caustique, espiègle, il ne manque jamais ni d'humour ni d'ironie. La philosophe s'avère à l'aise dans cette sorte d'enquête, qui tisse des noms propres, mêle les traces, dessine des trajectoires (je paraphrase sa conclusion). Ce faisant, elle conçoit un genre littéraire original. On croise Chateaubriand, Musset avec Mademoiselle Rachel, en famille, Réjane et les Goncourt, Reynaldo Hahn et Sarah Bernhardt, et d'autres, moins sympathiques (Julius Steicher à Nuremberg, en 1946)... Le lecteur est souvent surpris, toujours heureusement bousculé par le style et la culture d'Élisabeth de Fontenay.


Références

L'édition d'Esther que Jean Racine a sans doute utilisée (en plus de la Septante) est celle qui se trouve dans La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy (publiée en 1667 chez Elzevier), Paris, reprise chez Robert Laffont, préface et introduction de Philippe Sellier, collection Bouquins, 1990, page 598 – 614). Il s'agit de l'édition réalisée à Port-Royal à laquelle ont collaboré Blaise Pascal, Pierre Nicole et Antoine Arnauld.

Jean Racine, Œuvres complètes, T. 1, Paris, Gallimard, 1999, voir la Notice de Georges Forestier sur Esther, pp. 1673-1709.

Esther, Paris, les éditions Colbot, texte hébreu et traduction française, 1987, 176 p. Bibliogr.

Sur Elisabeth de Fontenay, par l'auteur elle-même : Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2011, 203p.

dimanche 3 novembre 2013

Sur "House of Cards"... et le smartphone

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Le plus remarquable de cette série, sur le plan des médias, est l'omniprésence du smartphone.
Le téléphone portable est partout au coeur de l'action, au déclenchement des revirements. Chaque personnage en a son usage, émetteur, récepteur et le brandit parfois comme un sceptre. On l'oublie ostensiblement pour se rendre "injoignable", on le jette dans un caniveau, comme une trace que l'on efface. Tweets à la cantonnade, messages, photos : immédiateté nouvelle, rythme, articulation narrative évidente aux contemporains : storytelling. Pour la mise en scène, le smartphone dispense de l'unité de lieu et de temps. Imaginer le smartphone dans une pièce de Racine, théâtre sans autre technologie de communication que la voix et le geste ! Un messager parfois...
Curieusement, l'espionnage de la vie privée et la localisation grâce au smartphone ne sont pas encore mobilisés par l'intrigue et les services secrets... Prochains épisodes ?

Autant que sur le microcosme politique américain de Washington, D.C., la série porte sur les médias, le journalisme et les lobbies. Une jeune journaliste, Zoe, en est l'un des personnages principaux, tout comme dans la série de la BBC (1990) que copie "House of Cards" américaine, où, déjà, une jeune journaliste jouait un rôle essentiel.
Ce théâtre de la politique américaine fourmille d'allusions à Watergate et au Washington Post (Carl Bernstein, Bob Woodard, All the President's Men, 1974) dont on a d'ailleurs aussi fait un film (1976). Le monde des médias se regarde. Notons encore que le personnage central se "shoote" au jeu vidéo avec une PS Vita (beau placement de produit !).

La répétition du générique, lorsque l'on regarde plusieurs épisodes de suite comme y incite Netflix (Binge viewing), s'avère pour le moins lassante. Les éditeurs qui publient d'un coup leurs séries devraient imaginer une fonctionnalité permettant d'éviter le répétition du générique.


N.B. En février 2015, Sesame Street diffuse "House of Bricks", une parodie de "House of Cards" où l'on voit le loup, avec son smartphone, envoyer des messages aux Trois petits cochons !

dimanche 29 avril 2012

Catharcis et tragédie

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William Marx, Le tombeau d'Oedipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Editions de Minuit, 2012, 206 p., Index.

A première vue, c'est un livre pour helléniste. Certes, mais pas seulement. Au coeur de l'ouvrage se trouve la notion de "catharcis" (κάθαρσις), notion clé pour l'étude des effets des médias (inusables débats sur la violence des jeux vidéo, la sexualité au cinéma, à la télé, etc). On la tient généralement d'Aristote (Poétique, Politique). De philologues en hellénistes, William Marx en démonte littéralement l'histoire jusqu'à en extraire l'essence : la catharcis est l'effet du spectacle sur le corps du spectateur ou du lecteur (à cette époque, la lecture se fait à haute voix, le lecteur écoute). Au terme de l'analyse, on débouche sur  des notions hyppocratiques (les humeurs), biologiques, psychosomatiques. Tout cela conduit logiquement à Freud : la tragédie agit comme la cure psychanalytique, par le langage, amenant du refoulé à la conscience. Dé-foulement, émotion, plaisir... Voici une voie à creuser pour l'étude des médias, télévision, cinéma... voire même des réseaux sociaux.

L'ouvrage commence par l'histoire de la tragédie grecque, qui est surtout l'histoire de sa déformation par la littérature. La tragédie grecque était locale, strictement, par défaut. Délocalisée par l'érosion des textes, "la tragédie est livrée aux concepts", à l'abstraction ("Le concept est l'ennemi du lieu", phrase que n'aurait pas reniée Lévinas). Ainsi se densifie la teneur "littéraire" de l'oeuvre, décapée de ses lieux, de sa géographie ("la tragédie racinienne est sans racine, dit l'auteur. Mondialisée").
William Marx relève, chemin faisant, le peu que nous savons du théâtre grec, réduit à un échantillon de textes, sans doute fort biaisé.

Livre érudit mais sans frime, livre espiègle, plein d'humour. Le lecteur est bousculé à chaque page, défamiliarisé : inconfort de la culture. Livre à lire et à relire, à ruminer. On y saisit à l'oeuvre une méthodologie prudente, souvent impertinente. Le livre trace les voies d'une épistémologie féconde, décapante : combien de termes utilisés par l'étude des médias mériteraient un travail semblable à celui que l'auteur a effectué sur la "catharcis" et sur le tragique (ainsi, pour commencer, celui d'"audience") ?
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samedi 31 mars 2012

Changements insensibles, effets irréversibles du numérique

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François Jullien, Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers 3, Grasset, 2012
François Jullien, Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset, 2009, 200 p.

Sinologue, François Jullien philosophe à partir de la pensée chinoise. Que nous apportent ses récents travaux qui puisse nous aider à penser les effets à long terme des médias ? Le concept de "transformation silencieuse" peut être "proposé" à une science des médias, comme il l'a proposé à la psychanalyse. A cette transformation silencieuse, insensible, la prévision d'ordinaire préfère ce qui se calcule, se mesure et s'extrapole. Au bout du compte, l’avenir sort tout armé d’un florilège d’agrégats : emploi, capitalisations, audiences, équipements... Mais à n’avoir de prospective média que du mesurable, de l'évident, on en oublie les changements invisibles, ceux qu’installent en nous les médias sans mot dire, tranquillement, à l’écart de toute statistique.

Tout peut se dire des équipements, à la décimale près, du temps passé à s'en servir, à la minute près. De l'évolution des prix du contact publicitaire (GRP) et des cours du NASDAQ, des revenus par média et même de l'engagement supposé des consommateurs. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici : sous les coups des médias, des changements s'accomplissent insensiblement, que nous ne pouvons percevoir. Rien ne se voit et, soudain, nous semble-t-il, un jour, les changements sont là, affectant ce qu'il y a de plus intime, de plus profond pour les consommateurs, les téléspectateurs, les internautes, les lecteurs.

Pour expliquer ces "transformations silencieuses", pour nous les faire imaginer, François Jullien évoque la géologie, les rivières creusant leur lit, les montagnes s'érodant. Il évoque le vieillissement qui saute aux yeux un matin devant le miroir, la fin d'un amour que l'on croyait éternel, les saisons... On pense à Antiochus se plaignant des "Yeux distraits / Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais" (Racine, Bérénice).
"Bien creusé vieille taupe", répèteront les philosophes (Hegel, Marx, etc.), pour saluer l'événement, l'inattendu qui surgit. Nous ne voyons rien venir, jamais, ni les changements sociaux, ni les cheveux blancs, ni les révolutions. Et nous scrutons les statistiques, quand même, scrupuleusement, vainement : on ne perçoit un nouveau paradigme que lorsqu'il est advenu. Et l'on prévoit savamment le passé. Les notations de François Jullien peuvent être rapprochées de celles de Thomas S. Kuhn sur "l'invisibilité des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions, chap. XI).

Quelle sorte d'hommes sont en train de devenir les internautes à plein temps, à force de smartphones, de clicks et de Googling incessant ? Comment percevront-ils le monde, d’écrans tactiles en mobiliers interactifs ? Les voici dans les villes hérissées de caméra, dans les hypermarchés équipés de capteurs à tout propos, mobiles à la main, écouteurs à l’oreille, un plan dictant la voie à suivre, la liste des courses, le meilleur prix ? Comment mémorisent-ils, photographiant et épinglant à tout bout de champ, une réalité souvent diminuée ? Copier, coller, couper, pincer, partager… Et ces bouts de phrases, de tweets en textos, et ces mots errants sur les claviers virtuels : l'inconscient de l'homme moderne se structure comme un moteur de recherche. Et ces inconnus qu’ils suivent, qui les suivent et qu’ils ne rencontrent guère : voici les amis, les emmerdes, les amours affichés au mur de réseaux sociaux. Multitudes, foules dont on extrait quelle sagesse, vies ciblées et reciblées de toutes parts.

Evoluant sous les coups répétés de tous ces médias, les habitus numériques, ensembles structurés - et structurants - d’habitudes acquises, transforment les manières de voir et d’agir, de penser et d'imaginer, de rencontrer, de partir, et, qui sait ? d'aimer...
De tout cela, de ce lointain, nous ne savons pas nous soucier, nous suivons la mode, divertis et modernes. Tout cela n’a pas dix ans. Encore dix ans, vingt ans et vous ne serez plus les mêmes. Ces médias que vous incorporez et pratiquez continûment, goulûment, que vous surveillez du coin de l'oeil, que vous savez sur le bout du doigt, à qui vous obéissez déjà au doigt et à l’œil, instillent à chaque instant de votre vie des changements silencieux et définitifs, que nous ne savons deviner. François Jullien ne parle pas des médias mais tout ce qu'il écrit, invite à en penser les effets silencieux. Effets définitifs, irréversibles, lents, souterrains, irrésistibles. Et ce n'est pas le plus bruyant qui importe : "les pensées qui mènent le monde avancent à pas de colombe" nous prévient Nietzsche. Attention aux leurres : ce que nous croyons tellement important est sans doute ce qui empêche de voir l'important. Bien creusé, Internet.
Lisez François Jullien.
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lundi 28 février 2011

Le Littré, mot à mot

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Emile Littré, Comment j'ai fait mon dictionnaire, Paris, Editions du Sonneur, 2010, 93 p.

Appli Littré pour iPhone
Petite autobiographie du fameux dictionnaire achevé en 1872 : 80 000 entrées, 300 000 citations, une longue colonne de 37 km !). On y suit le travail régulier qu'impose un pareil projet (horaires, méthodes, etc.). On y voit la partie manuelle, souvent impensée, indiscutée, du travail intellectuel, "l'humble et mécanique travail qui range à la file les vocables d'un lexique" : colliger, découper, copier, effacer, raturer, recopier, corriger, classer, compter les lettres supprimées et celles qui les remplacent, etc. Ingéniosité, dextérité, qui n'ont rien à voir avec l'étymologie et la lexicographie. "En ce tas de petits papiers, je possédais, sous un état informe, il est vrai, le fonds des autorités de la langue classique et le fonds de l'histoire de toute langue". On y voit aussi l'absence de sauvegarde (crainte de l'incendie, impossibilité de faire des copies manuscrites d'un tel ouvrage), les travaux sur épreuves, sur placard, les contraintes du travail domestique à l'économie (res angusta domi !).
Travail in-terminable : "Mais qui peut espérer de clore jamais un dictionnaire de langue vivante ?" Pourtant le Littré s'en tient à la langue écrite des grandes oeuvres classiques (les auteurs les plus cités sont, dans l'ordre, Voltaire puis Bossuet, Corneille, Racine, Madame de Sévigné, Molière, Montaigne, La Fontaine, etc.). L'idée d'un tel dictionnaire avait été formée par Voltaire...
Cet ouvrage fait voir avec éclat ce que le numérique et l'ordinateur ont changé dans le travail dit intellectuel. De plus, entendre à l'oeuvre cet humaniste conservateur (il hait la Commune), helléniste et médecin (traducteur d'Hyppocrate), disciple d'Auguste Comte, éclaire la généalogie des idées du XIXème siècle, de l'Empire à la République.

NB : le Littré en ligne
http://francois.gannaz.free.fr/Littre/accueil.php (à qui j'emprunte les statistiques)
http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/
et son appli (gratuite)
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dimanche 31 octobre 2010

Les lumières de la pub

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Philippe Artrières, Les enseignes lumineuses. Des écritures urbaines au XXème siècle, éditions Bayard, 164 p. Bibliogr.
Avec l'électricité urbaine arrivent les enseignes lumineuses, symboles de la modernité de la ville. Paysages électrographiques dont les Grands boulevards (dès 1889), les gares, les grands magasins parisiens font une apothéose. La publicité s'empare de ce moyen nouveau pour produire messages et signes des marques ; on crée même un "journal électrique" qui s'exprime en "écriture flamme", alternant nouvelles et produits.

Déjà, créativité et innovation scientifique sont stimulées par la publicité comme aujourd'hui elle l'est par les écrans et leurs messages numériques (digital signage). Le monde du néon se développe (Claude Lumière) : le Cinzano s'écrit en blanc sur fond rouge Boulevard Haussmann et l'architecture incorpore la lumière (cinéma Gaumont-Palace, place Clichy, 1931). La publicité, enrôlant les premières psychologies de la perception et de l'attention, produit une théorie pratique de ce nouveau moyen de communication de masse qui rénove l'affichage.
L'auteur raconte l'histoire ignorée de ce média, de ses héros, de ses entreprises innovantes et de sa réglementation trop foisonnante : la société met plus d'énergie à réglementer qu'à créer. Ce travail rappelle que la publicité a une histoire, et qu'elle est indissociable de notre vision du monde, ce qui rend cette histoire difficile à écrire.
Pourquoi tant de lumière dans la nuit de la jungle de nos villes (Brecht, "Im Dickicht der Städte", 1923) ? Pourquoi l'exubérance illisible des feux de Time Square (New York) ? Au delà de la sémiologie particulière des messages lumineux, il y a une sémiologie métaphysique de ces "ciels étoilés" de néons et de LED ("der gestirnte Himmel über [uns]"). Il faut avoir vécu à Berlin, la confrontation, de chaque côté du Mur, d'un Est sombre et d'un Ouest illuminé, pour pressentir le rôle des enseignes et des vitrines. Dans cette compétition économique et sociale, il s'agissait pour l'Ouest, par temps de "guerre froide", d'avoir des nuits plus belles que les jours à l'Est.
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dimanche 20 septembre 2009

Les langues comme destins


Dans The Writer as a Migrant, l'auteur traite en trois brefs essais de l'abandon de leur langue maternelle par quelques grands romanciers. Sont évoqués ceux qui ont délaissé leur langue maternelle pour écrire de la fiction en anglais : Joseph Conrad, dont la langue maternelle était le polonais, Vladimir Nabokov (le russe), Lin Yutang (le chinois). Il s'agit seulement d'illustrations, sans volonté de démonstration socio-linguistique, stylistique ou autre ; d'ailleurs, l'échantillon et les combinaisons linguistiques traitées sont restreints.
Mise à jour 7 octobre 2012

L'auteur, Ha Jin, lui-même sinophone émigré aux Etats-Unis, écrit en anglais. Il évoque la difficulté radicale, même chez de tels romanciers, à maîtriser l'anglais. Cette difficulté se traduit par l'expression impossible de l'humour et un sentiment constant d'insécurité linguistique, entre autres. Cf. Nabokov : "My complete switch from Russian to English was extremely painful - like learning anew to handle things after losing seven or eight fingers in an explosion" (cité p. 48 par Ha Jin).
Ha Jin relève aussi les contreparties positives de cette situation linguistique sur le style des romans écrits en anglais par ces auteurs non-anglophones : paradoxalement, les contraintes qu'impose le handicap linguistique contribuent à forger un style original qui peut séduire les lecteurs anglophones.
Ainsi, même pour de grands romanciers, la langue seconde reste, malgré tout, langue étrangère, obstinément, définitivement. Et leur anglais est original, une sorte de maximisation narrative sous contraintes comme l'impose tout genre littéraire.

Un autre exemple, riche, plus complexe, serait celui d'Emmanuel Levinas dont le français, si précis, si élégant, semble une résultante du russe, de l'hébreu, de l'allemand (cf. la Préface générale de Jean-Luc Marion aux Oeuvres complètes, tome 1, p. 11). Mais il manque une étude stylistique qui démonterait, montrerait ce "français d'écrivain". Un même travail pourrait être effectué pour Elsa Triolet qui écrivit d'abord dans sa langue maternelle, le russe, puis en français.
Ces situations linguistiques présentent quelque analogie avec ce qu'a vécu Hannah Arendt qui a publié en allemand et en anglais des ouvrages de philosophie et de science politique. Germanophone qui émigra d'Allemagne en France puis aux Etats-Unis pour échapper aux nazis, elle répondit à un journaliste qui lui demandait ce qui lui était resté après toutes ces péripéties : "Ce qui est resté ? Est restée la langue maternelle" ("Was ist geblieben? Geblieben ist die Muttersprache" - Hannah Arendt im Gespräch mit Günter Gaus, 28 octobre 1964). Et d'avouer, elle qui travailla en français, écrivit et vécut en américain, que le sentiment de la distance à l'égard du français et même de l'anglais ne l'a jamais quitté. Conclusion : "Es gibt keinen Ersatz für die Muttersprache" ("il n'y a pas de remplacement [Ersatz] à la langue maternelle"). Traductions "mot à mot", délibérément (FM). Notre langue maternelle est notre destin, elle nous entraîne et nous nous y livrons en "aveugle".
Alors que le bavardage, souvent irénique, sur la mondialisation de la communication va bon train, ces essais invitent à percevoir des limites invisibles à cette internationalisation et les inégalités, les dyssymétries qu'elle engendre dans la communication. Dissymétries que l'on (se) dissimule. Illusions aussi, sans doute indispensables.

La question de la langue est omniprésente dans les médias. Le numérique la généralise
  • Tout média mobilise une ou plusieurs langues ; la langue serait le média ultime, média du "média des médias" (sorte de double génitif, en cascade). 
  • Les produits multilingues se multiplient, sites Web et applis, téléphonie, magazines, chaînes de télévision, cinéma, DVD (doublage, sous-titrage), jeux vidéo... modifiant l'économie des consommations et le fonctionnement du marché culturel. 
  • Le Web livre à profusion des outils de traduction réducteurs, plus ou moins trompeurs, générateurs d'illusions rassurantes quant aux barrières linguistiques. Le numérique révolutionne les outils langagiers et donne de nouvelles assises au débat sur la langue et les politiques linguistiques (donc éducatives). 
  • Dans le travail publicitaire, européen ou mondial, les compétences langagières avantagent outrageusement les anglophones (native speakers). Jusqu'au C.V. inclus, presque tout le monde fait semblant d'être à l'aise avec l'anglais : qui oserait déclarer ne pas l'être ! Mais après... La publicité, comme l'école, se laissent aller sans vergogne à l'anglais, mais elles ont peut-être déjà une langue de retard. L'allemand est la première langue maternelle de l'Europe, l'arabe celle de la Méditerranée, et le chinois est la première langue des internautes. Tout cela promet bien des suprises.
  • Une partie croissante de la population mondiale, clientèle potentielle des médias, vit dans une seconde langue, celle de son "pays d'accueil". Cette situation affecte les médias et tout particulièrement les études médias. Dans quelle langue doit-on conduire les enquêtes ? Aux Etats-Unis, de nombreuses enquêtes laissent le choix à l'enquêté : espagnol ou américain ? C'est le cas des enquêtes nationale et locales sur l'audience de la télévision, de radio conduites par Nielsen et Arbitron. 
  • La langue est souvent une variable de ciblage (celle correspondant à l'adresse IP, à la configuration de l'appareil), mais ce n'est pas si simple. Le choix de la langue est un comportement média.
  • Médias bilingues qui laissent le choix de la langue, comme ARTE (allemand ou français), ou de la V.O. avec sous-titrage. Il existe en France plus de 400 titres de presse plus ou moins bilingues, avec l'anglais, en majorité, mais aussi l'arabe, le chinois, des langues "régionales" (alsacien, basque, breton, corse), etc. Source : Base MM (octobre 2012).
N.B. 
  • Voir : les networks hispanophones aux Etats-Unis
  • Paul Valéry note le mauvais anglais de Joseph Conrad : "Etre un grand écrivain dans une langue que l'on parle si mal est chose rare et éminemment originale", Souvenirs et réflexions, Edition établie par Michel Jarrety, Paris, Bartillat, 2010 
  • Sur la place et le statut de la langue maternelle comme destin, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") dont le titre évoque Hannah Arendt : Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p. Index
  • Signalons aux germanophones, un article drôle de Yoko Tawada, japonaise écrivant en allemand, publié dans le Neuen Züricher Zeitung Folio (février 2009) : "Von der Muttersprache zur Sprachmutter".