samedi 31 mars 2012

Changements insensibles, effets irréversibles du numérique

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François Jullien, Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers 3, Grasset, 2012
François Jullien, Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset, 2009, 200 p.

Sinologue, François Jullien philosophe à partir de la pensée chinoise. Que nous apportent ses récents travaux qui puisse nous aider à penser les effets à long terme des médias ? Le concept de "transformation silencieuse" peut être "proposé" à une science des médias, comme il l'a proposé à la psychanalyse. A cette transformation silencieuse, insensible, la prévision d'ordinaire préfère ce qui se calcule, se mesure et s'extrapole. Au bout du compte, l’avenir sort tout armé d’un florilège d’agrégats : emploi, capitalisations, audiences, équipements... Mais à n’avoir de prospective média que du mesurable, de l'évident, on en oublie les changements invisibles, ceux qu’installent en nous les médias sans mot dire, tranquillement, à l’écart de toute statistique.

Tout peut se dire des équipements, à la décimale près, du temps passé à s'en servir, à la minute près. De l'évolution des prix du contact publicitaire (GRP) et des cours du NASDAQ, des revenus par média et même de l'engagement supposé des consommateurs. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici : sous les coups des médias, des changements s'accomplissent insensiblement, que nous ne pouvons percevoir. Rien ne se voit et, soudain, nous semble-t-il, un jour, les changements sont là, affectant ce qu'il y a de plus intime, de plus profond pour les consommateurs, les téléspectateurs, les internautes, les lecteurs.

Pour expliquer ces "transformations silencieuses", pour nous les faire imaginer, François Jullien évoque la géologie, les rivières creusant leur lit, les montagnes s'érodant. Il évoque le vieillissement qui saute aux yeux un matin devant le miroir, la fin d'un amour que l'on croyait éternel, les saisons... On pense à Antiochus se plaignant des "Yeux distraits / Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais" (Racine, Bérénice).
"Bien creusé vieille taupe", répèteront les philosophes (Hegel, Marx, etc.), pour saluer l'événement, l'inattendu qui surgit. Nous ne voyons rien venir, jamais, ni les changements sociaux, ni les cheveux blancs, ni les révolutions. Et nous scrutons les statistiques, quand même, scrupuleusement, vainement : on ne perçoit un nouveau paradigme que lorsqu'il est advenu. Et l'on prévoit savamment le passé. Les notations de François Jullien peuvent être rapprochées de celles de Thomas S. Kuhn sur "l'invisibilité des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions, chap. XI).

Quelle sorte d'hommes sont en train de devenir les internautes à plein temps, à force de smartphones, de clicks et de Googling incessant ? Comment percevront-ils le monde, d’écrans tactiles en mobiliers interactifs ? Les voici dans les villes hérissées de caméra, dans les hypermarchés équipés de capteurs à tout propos, mobiles à la main, écouteurs à l’oreille, un plan dictant la voie à suivre, la liste des courses, le meilleur prix ? Comment mémorisent-ils, photographiant et épinglant à tout bout de champ, une réalité souvent diminuée ? Copier, coller, couper, pincer, partager… Et ces bouts de phrases, de tweets en textos, et ces mots errants sur les claviers virtuels : l'inconscient de l'homme moderne se structure comme un moteur de recherche. Et ces inconnus qu’ils suivent, qui les suivent et qu’ils ne rencontrent guère : voici les amis, les emmerdes, les amours affichés au mur de réseaux sociaux. Multitudes, foules dont on extrait quelle sagesse, vies ciblées et reciblées de toutes parts.

Evoluant sous les coups répétés de tous ces médias, les habitus numériques, ensembles structurés - et structurants - d’habitudes acquises, transforment les manières de voir et d’agir, de penser et d'imaginer, de rencontrer, de partir, et, qui sait ? d'aimer...
De tout cela, de ce lointain, nous ne savons pas nous soucier, nous suivons la mode, divertis et modernes. Tout cela n’a pas dix ans. Encore dix ans, vingt ans et vous ne serez plus les mêmes. Ces médias que vous incorporez et pratiquez continûment, goulûment, que vous surveillez du coin de l'oeil, que vous savez sur le bout du doigt, à qui vous obéissez déjà au doigt et à l’œil, instillent à chaque instant de votre vie des changements silencieux et définitifs, que nous ne savons deviner. François Jullien ne parle pas des médias mais tout ce qu'il écrit, invite à en penser les effets silencieux. Effets définitifs, irréversibles, lents, souterrains, irrésistibles. Et ce n'est pas le plus bruyant qui importe : "les pensées qui mènent le monde avancent à pas de colombe" nous prévient Nietzsche. Attention aux leurres : ce que nous croyons tellement important est sans doute ce qui empêche de voir l'important. Bien creusé, Internet.
Lisez François Jullien.
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1 commentaire:

  1. Voici un ouvrage qui me paraissait intéressant mais m'est tombé des mains. J'ai trouvé, et cet avis n'engage que moi, que nous avions affaire à un prêt-à-penser sur mesure pour ceux voulant se contenter d'un survol global d'une question qui les dépasse... Mais peut-être devrais-je m'y pencher de plus près?

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