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mardi 23 avril 2019

D'Alexandrie au RPA : que peut-on apprendre des lieux de savoir ?

Christian Jacob, Des mondes lettrés aux lieux de savoir, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 462 p. Bibliogr., Index. 35 €

Cet ouvrage rassemble divers textes écrits par Christian Jacob, spécialiste universitaire de géographie et d'ethnographie antiques. Son domaine est l'histoire comparée des pratiques lettrées et ce livre parcourt deux mille ans de cette histoire, allant de la bibliothèque d'Alexandrie aux digital humanities et Wikipedia. Christian Jacob observe nos humanités numériques à partir de lieux de savoir anciens, lieux d'accumulation de capital culturel autant que de diffusion : le scriptorium médiéval, l'atelier des imprimeurs de la Renaissance et, bien sûr, la bibliothèque d'Alexandrie.
C'est par elle que commence l'ouvrage : "Alexandrie, IIe siècle avant J.-C.". Alexandrie est un projet, un rêve de ville intelligente, ville de géomètres et d'ingénieurs, avec ses canaux, ses larges rues, son phare, son agora, ses jardins, ses gymnases et sa bibliothèque : "métissage des pierres et des écritures, des couleurs et des formes, des dieux et des rois, des symboles et des esthétiques". Au coeur de la ville, se trouve le Musée (pour le culte des Muses) où sont recueillis, pour commencer, "les hommes et les livres venus de l'école d'Aristote",  point de départ d'une ambition universelle. C'est à Alexandrie que sera effectuée la traduction de la Torah en grec (la Septante) puisque Démétrios de Phalère, son bibliothécaire et fondateur, voulait rassembler tous les supports de la culture universelle ("paidéia"), grecque ou non, tous les livres de la terre en langue originale ou en traduction (la bibliothèque comptera 490 000 rouleaux de papyrus). La bibliothèque n'est pas que le lieu d'une accumulation matérielle, un entrepôt de stockage, elle suppose un classement, une taxonomie, une organisation encyclopédique des savoirs, des métadata, des catalogues (120 rouleaux)... Fonctionnaires, les savants qui administrent et animent la bibliothèque sont entretenus par le roi. La bibliothèque d'Alexandrie sera bientôt imitée, à Rome, à Pergame, à Antioche... Alexandrie devient "Ville-laboratoire" ; la bibliothèque a des airs de campus. Le chapitre se poursuit avec une "histoire des bibliothèques antiques".

Un chapitre est consacré à deux lecteurs - auteurs particuliers, Aulu-Gelle et Athénée de Naucratis. Tous deux prennent des notes au cours de leurs lectures, et les résument. Ainsi, Aulu-Gelle, dans les Nuits attiques, a constitué, au hasard de ses lectures, ordo fortuitus, un véritable journal de lectures, en grec ou latin. Ces compilations sont de véritables "bibliothèques portables", explique Christian Jacob qui évoque aussi, parmi d'autres, Pline l'Ancien qui aurait vendu fort cher ses notes de lectures (160 rouleaux).

Les "lieux de savoir" qu'étudie Christian Jacob sont divers modes de construction d'un savoir : les encyclopédies, les fiches ("mortifications nécessaires" qui n'ont pas disparu avec l'informatique), les "questions et réponses", les échanges épistolaires. D'analyse en analyse, le travail intellectuel se révèle aussi travail manuel ("les gestes de la pensée"). On en est amené à interroger la validité de la division, couramment admise, entre travail intellectuel et travail manuel.

Les “lieux de savoir” et les "mondes lettrés" désignent la manière dont se constituent les savoirs. Non pas les savoirs eux-mêmes mais leur mode de constitution, leur élaboration (modus operandi). Tout savoir est une pratique qui s’apprend et s’acquiert en faisant et reste dépendant de cette pratique d’apprentissage : c’est ce qui coud ensemble les différentes parties de ce livre en apparence décousu. Faire, et, en faisant, se faire, disait-on. C’est en forgeant, etc.… Mais on ne devient pas que forgeron. Les outils du travail intellectuel varient selon les époques et les contrées. La bibliothèque d’Alexandrie n’est pas Wikipedia : en quoi un lieu de savoir affecte-t-il, par exemple, le théorème de Thalès pour celui ou celle qui l’apprend ? Quel est le degré d’indépendance, d’autonomie, d’un savoir par rapport à ses outils d’acquisition, de transmission, de pratique ? C’est ce qu'engage la confrontation des différents thèmes de cet ouvrage, et leur variation même.
Lorsque l’on “fait” des fiches manuscrites pour apprendre de la géométrie, la médecine ou de la grammaire, qu’apprend-t-on qui n’est pas la géométrie, la médecine ou la grammaire ? On apprend à classer, trier, ordonner, résumer, hiérarchiser, analyser, programmer, recopier (i.e. copier /coller), modéliser, mémoriser. Quel habitus s'inculque alors dont profitera l'activité professionnelle ? En quoi est-il différent d’apprendre seulement en lisant ? En quoi ceci affecte-t-il la géométrie ou la grammaire acquise ? Un savoir peut-il être dissocié du média qui le communique et l’inculque ? L’habitus acquis, capital culturel incorporé, est-il transférable ou reste-il une dimension inséparable du capital culturel de son porteur ? Notons que beaucoup de ces savoir faire sont développés aujourd’hui par des logiciels et incorporés dans des tours de main, des doigtés, pour un clavier ou un pavé numérique.
Appliquons cette réflexion à autre domaine: un film est-il indépendant de son support, smartphone ou écran d’une salle ? En quoi Homère, récité et chanté par un rhapsode à la fin d’un banquet, est-il différent d'Homère ânonné en cours de grec ou parcouru en BD ?

Cet ouvrage, qui comprend lui aussi des notes de lecture, s'avère fécond en suggestions d'interrogations : comment l'ordinateur, le smartphone et plus généralement l'intelligence artificielle transforment-ils la recherche et l'exposé de ses résultats, le travail intellectuel en général ? Que sont devenus les fiches, les résumés, les courriers (et leur stockage, leur organisation, leur partage), les listes ? Les applications de productivité sont innombrables qui proposent d'organiser toutes sortes de documents (Evernote, Feedly, Dropbox, Pocket, ScreenFlow, Trello, Atlassian, Google Keep, etc.), de traduire, de collaborer et communiquer mieux (Slack, Skype for Business, etc.), plus vite, de lire et analyser autrement (cf. BigFish de Weborama, Quid, etc.)...
Ces techniques de production (autant de gestes, manières de penser, logiques métiers i.e. "back office functions", etc.) peuvent être imitées par des machines et automatisées, robotisées : c'est le domaine des software robots  (Robotic Process Automation, RPA). L'objectif constant de ces techniques est de réduire les coûts de transaction (répétitions, paperasse, saisies multiples, etc.) tout en augmentant la qualité et la rapidité des transactions.

Pour penser nos actuels "lieux de savoir" et leurs effets sociaux et culturels, le livre de Christian Jacob est précieux et passionnant ; pour son domaine, ce livre est un véritable "lieu de savoir" en miniature qui ne demande qu'à être extrapolé à la culture numérique actuelle.

Références sur Media Mediorum
Petite histoire des bibliothèques
De l'hébreu au grec : la Septante, philosophie d'une traduction
Portabilité : anthologies et playlists littéraires
Ego sum res googlans

lundi 12 novembre 2018

Venise et les livres : histoire économique d'un média naissant



Catherine Kikuchi, La Venise des livres 1469-1530, Paris, Champ Vallon, 356 p., Annexes, Bibliogr., Index, 26 Euros

Venise dans ces années fait irrésistiblement penser à la Silicon Valley de l'époque du cinéma puis de celle du numérique.
De même que le numérique a pris son essor à partir de la Californie, région riche en entreprises technologiques et médiatiques, en universités, Venise voit se développer l'imprimerie dans un milieu intellectuel riche, de copistes (scriptoria) et de lecteurs. Le "creuset vénitien" est d'abord une ville multiculturelle et multilingue où l'on communique en vénitien, latin, florentin, grec, hébreu, allemand, castillan, catalan : il n'y a pas de langue officielle.

L'ouvrage reprend la thèse de doctorat soutenue par Catherine Kikuchi (Ecole française de Rome, maître de conférence à l'université de Versailles Saint-Quentin) ; sa recherche s'appuie sur un important travail documentaire et bibliographique, exploitant de nombreuses sources inédites (archives diverses judiciaires, ecclésiastiques ; papiers commerciaux, actes notariaux, testaments, etc.). L'objectif déclaré de la thèse était de "faire une histoire économique et sociale des hommes et des femmes qui sont liés au livre, à sa production et à sa diffusion, étudier un milieu économique neuf et un milieu social en construction autour de la nouvelle technologie qu'est l'imprimerie". Objectif pleinement atteint. Description réussie d'un monde cosmopolite "d'acteurs ordinaires".

L'histoire de l'imprimerie, inséparable de l'histoire de l'humanisme, s'avère une industrie à haut risque, "à rentabilité douteuse", demandant des investissements (capex) et des coûts de fonctionnement importants (opex) ; les besoins de trésorerie pour couvrir des retours sur investissement longs sont élevés. S'y ajoutent les difficultés de la distribution (foires lointaines, Francfort, Lyon, etc.), le risque quant aux secrets de fabrication (débauchage) en situation de concurrence.

Plusieurs caractéristiques de cet essor de l'imprimerie à Venise se dégagent du travail de Catherine Kikuchi que l'on retrouve cinq siècles plus tard en Californie, en Chine, en Israël, entre autres :
  • la concentration géographique qui permet la circulation accélérée de la main d'œuvre, des outils et des savoir faire.
  • la présence de cultures différentes, non vénitiennes (l'auteur parle d'extranéité) : typographes de culture germanique, latine, grecque, juive (déconsidérée et opprimée), flamande : Venise s'enrichit d'une sorte de brain drain. La technique est importée de l'Empire "allemand" (Mayence). Cette extranéité polyglotte est facteur de dynamisme, d'innovation. A Venise, s'impriment des livres en latin mais aussi en grec et en hébreu. A partir des immigrés, se constituent des réseaux sociaux efficaces. L'auteur est amenée à mobiliser, pour analyser ces phénomènes de cosmopolitisme, des concepts ethnographiques de bond network / bridge network, de multi-localisation, de "trade diaspora"...
  • pas de cadre réglementaire qui risquerait d'entraver l'innovation technique ou commerciale. A Venise, l'imprimerie lorsqu'elle se développe, n'est pas contrôlée par les corporations ; l'installation des imprimeurs en est plus facile. La censure (imprimatur) puis la réglementation (1549) interviendront plus tard.
  • l'imprimerie sépare la technique (production) du commercial et de la gestion (entrepreneur), ce qui est généralement favorable à l'essor des startups. L'imprimerie externalise certains métiers (taille des lettres, menuiserie, édition, papeterie, reliure, orfèvrerie, etc.) tandis que se développe le marketing du livre : colophons, catalogues avec prix et résumés, format plus maniable (in-octavo)...
  • la distribution s'appuie sur des réseaux commerciaux européens dont les noeuds sont Francfort, Cologne, Lyon, Troyes, Avignon, Ratisbonne, Florence, Ferrare, Montferrat, Naples, etc.).
Ces caractéristiques socio-économiques, nous les retrouverons pour l'essentiel présidant à l'essor des industries médiatiques numériques. Ainsi, cet ouvrage donne à voir et comprendre non seulement le développement du livre au début de la Renaissance à Venise mais il éclaire indirectement les commencements de l'économie numérique. La confrontation que permet cet ouvrage, savant et clair, avec l'économie contemporaine est précieuse et féconde.

lundi 19 mars 2018

Souvent cibliste, parfois sourcier, Martin Luther traducteur


Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Edition bilingue allemand / français, présentation et traduction par Catherine A. Bocquet, Paris, Les Belles Lettres, 2017, 190 p. Bibliogr., Annexe sur les personnages évoqués par Martin Luther

Les spécialistes des médias ont de bonnes raisons de s'intéresser de près à Luther. D'abord, parce que son succès, considérable, est dû à sa traduction en allemand de textes bibliques (traduction du latin, de la Vulgate de Jérôme, confrontée au grec et à l'hébreu), traduction qui constitue un éminent travail de communication religieuse et d'institution de la langue allemande (dite à l'époque langue vulgaire). Friedrich Nietzsche, fils de pasteur, voyait dans la traduction de Martin Luther un "chef d'œuvre de la prose allemande" ("Meisterstück deutscher Prosa"). Ensuite, parce que la diffusion des idées de Martin Luther doit beaucoup à l'imprimerie et aux imprimeurs ("l'imprimerie, dernier et plus grand don de Dieu à l'humanité", dit-il).
Comme traducteur, Luther a été combattu par les "papistes", ainsi qu'il appelle la hiérarchie chrétienne hostile à la Réforme : on l'accuse d'erreurs voire même de falsifications. Ses principales réponses à ses objections se trouvent dans deux textes que réunit, traduit et présente Catherine A. Bocquet :
- une lettre à Wenczeslaus Linck du 12 septembre 1530, sur la traduction (vom Dolmetschen)
- une réflexion sur la traduction des Psaumes en allemand (Ursachen des Dolmetschens)

De ces deux textes, richement et clairement présentés, on retiendra le cœur de l'argumentation de Luther : la qualité d'une traduction se mesure à son adéquation à la langue de ses destinataires, de sa cible. Luther se veut cibliste d'abord, pour emprunter la terminologie de la traductologie. D'où l'importance de recourir à une langue allemande populaire, puisqu'il s'agit de parler au peuple germanophone de l'époque ; il faut germaniser (verdeutschen) les textes plutôt que de traduire mot à mot. "Ce n'est pas au texte en latin qu'il faut demander comment l'on doit parler allemand, ainsi que le font ces ânes (les papistes), mais au contraire, il faut demander aux mères dans leur foyer, aux enfants dans les rues, aux hommes du peuple au marché" ("man muss nicht die Buchstaben inn der lateinischen sprachen fragen, wie man soll Deutsch reden wie diese Esel thun, sondern man muss die mutter im hause, die kinder auff den gassen, den gemeinen mann auff dem marckt").
Théorème sociolinguistique implacable dont les conséquences en termes de communication et de traduction sont essentielles : il faut suivre exactement le texte d'origine, bien sûr (la source), mais épouser aussi les usages de la langue cible, traduire des idées plutôt que des mots (Jérôme). De cela découle qu'une traduction d'ouvrages anciens doit être remise à jour régulièrement puisque les usages linguistiques des lecteurs nouveaux diffèrent. Retraduire Homère ? Retraduire Virgile ? Traduire Montaigne en français moderne et Shakespeare en américain... En général, le texte source ne change pas, ou guère sauf précision apportée par le travail philologique, t esauf falsifications aussi (ainsi certains textes de Friedrich Nietzsche ont été falsifiés pour leur donner un air nazi !), en revanche, la cible change.
L'équilibre entre la cible et la source est délicat : c'est tout l'art et le métier de la traduction, et la traduction automatique (NLP, Neural Machine Translation - NMT) en est bien loin puisqu'elle ne connaît encore que le texte source.
Cible / source : question de dosage, sorte de fine tuning. N'est-ce pas là le  paradigme même de l'art de communiquer, qu'il s'agisse de traduction ou d'interprétation, de rhétorique, de pédagogie ou journalisme ? L'art de la communication doit se tenir à distance de la démagogie, limiter la vulgarisation (vulgus = peuple), la simplification sans rebuter, pour que le peuple, l'élève puisse atteindre le texte d'origine. La pédagogue doit effectuer un va-et-vient de la cible à la source. Pensons à Spinoza qui proposera comme règle "de parler en se mettant à la portée de la foule" ("Ad captum vulgi loqui", Traité de la réforme de l'entendement, 17, I) et qui précise, plus loin, "adde, quod tali modo amicas præbebunt aures ad veritatem audiendam" (et ainsi il se trouvera des oreilles amicales prêtes à entendre la vérité). Exotérique d'abord, ésotérique ensuite ?

Cet ouvrage, la présentation, les notes, son annexe font percevoir la remarquable lucidité, la remarquable actualité aussi de ces textes de Martin Luther. Textes servis de plus par l'humour féroce de notre traducteur qui était, rappelons le, Docteur en théologie et Profeseur d'université. On rit de bons coups lorsqu'il invective ses adversaires papistes de l'époque ; il mérite bien son pseudo, qu'il a tiré du mot grec pour dire libre, éleuthéros, ἐλεύθερος.
Beau travail d'édition.

Références

Martin Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible. Bilingue allemand - français, La naissance de l'allemand philosophique, traduction et commentaires par Philippe Büttgen, Paris, Seuil Points, 163 p.

Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index

Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, 287 p. Bibliogr., Index. Textes introduits, traduits et annotés par Laurence Vianès (dans MediaMediorum, ici)

Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 303 p. Bibliogr.

A titre d'exemple, sur l'histoire complexe de l'édition des œuvres de Friedrich Nietzsche, voir :
  • Mazzino Montinari, Nietzsche lesen, de Gruyter Studienbuch, 1982, Berlin, 214 p., Index
  • Mazzino Montinari, "La volonté de puissance" n'existe pas, L'éclat, 1996, 191p. Postface de par Paolo d'Iorio, traduit de l'italien et préfacé d'une note par Patricia Farazzi et Michel Valensi

mardi 7 novembre 2017

La machine à écrire le chinois ne manquait pas de caractères


Thomas S. Mullaney, The Chinese Typewriter. A History, Cambridge, 2017, The MIT Press, 504 pages,  $ 25,84 (ebook), Bibliogr., Sources en anglais, chinois, japonais, français, italien), Glossaire, Index.

L'ouvrage traite d'abord de l'histoire de la machine à écrire confrontée à la diversité des langues. La machine à écrire a été conçue pour la langue anglaise. Avec une volonté d'expansion mondiale, les grandes marques (Remington, Underwood, Olympia, Olivetti) rencontrent des problèmes d'ingénierie, de technolinguistique. Par rapport à l'anglais, chaque langue apporte sa différence : l'hébreu s'écrit de droite à gauche, l'arabe en cursive, le français avec des signes diacritiques (accents, etc.), mais toutes usent d'un alphabet et de signes de ponctuation. Les machines et leur mécanique peuvent être adaptées sans trop de difficulté à ces variations alphabétiques, somme toute, mineures. En 1958, la publicité d'Olivetti ne proclama-t-elle pas que ses machines écrivaient dans toutes les langues ("le macchine Olivetti scrivono in tutte la lingue") !

Mais le chinois n'a pas d'alphabet
La "monoculture Remington", selon l'expression de Thomas S. Mullaney, se heurte avec le chinois à un problème sérieux. Traditionnellement, depuis le XVIIIème siècle et le premier dictionnaire chinois (字汇, zihui, établi par Mei Yingzuo 梅膺祚), on admet que les sinogrammes peuvent être décomposés en 214 clés (部首, bu shou). Ces clés (ou radicaux) sont elles-mêmes décomposables en traits (on distingue 8 types de traits, 笔画, bihua). Cette structure n'a aucun rapport avec la structure alphabétique des langues occidentales et avec ce qu'elle produira, l'homme de l'imprimerie, "ABC minded" ("the typographic man"). De ce fait, on a longtemps considéré en Occident que l'écriture chinoise faisait obstacle à la pensée rationnelle et scientifique (Hegel), et en Chine même qu'elle constituait un handicap pour l'éducation de tous et la démocratie, point de vue défendu par l'écrivain révolutionnaire Lu Xun, 鲁迅 (1881-1936). D'où l'idée d'imposer l'alphabet à la langue chinoise pour moderniser radicalement une société chinoise empêtrée dans la tradition. La Révolution chinoise et Mao Zedong (1949) s'y opposèrent ; une réforme de l'écriture fut décidée comprenant, d'une part, une simplification des sinogrammes (汉字, hànzì) et, d'autre part, une romanisation standard avec un alphabet phonétique, le pinyin (拼音), l'ensemble permettant une unification linguistique de la Chine (1958). La voie du tout alphabétique fut donc écartée ; pourtant, la modernisation de l'administration, l'industrialisation, le commerce requièrent le développement d'une machine à écrire...

Combiner mécaniquement des clés et des traits s'avéra impossible. Concevant le trait comme équivalant à la lettre, un savant fançais, Jean-Pierre Guillaume Pauthier dès le début du XIXème siècle, fit graver des traits en métal : triomphe de l'esprit d'analyse cartésien que cette hypothèse combinatoire ("modular rationality") ! Mais cela ne pouvait pas fonctionner parce que les clés changent de place et de taille en fonction du sinogramme qui les incorpore. Le même type d'atomisation du chinois sera tenté pour la télégraphie. En vain.
Thomas S. Mullaney parcourt les principales tentatives pour sortir du modèle remingtonien qui s'imposait hors de la Chine, depuis 1873 ("The Type Writer"). Une voie qui parut féconde consistait à dégager, à l'aide d'une description statistique, les sinogrammes les plus fréquents, le "chinois fondamental" en quelque sorte, si l'on peut reprendre ici l'expression de Georges Gougenheim pour décrire ce "minimum Chinese". La machine à écrire de Zhou Houkun (XIXème siècle) mobilisait 4000 sinogrammes ; petit à petit, on réduisit, le nombre de caractères que la machine devait proposer, la vitesse d'écriture augmenta mais elle restait incomparable à celle des machines alphabétiques.
En 1920, la production industrielle de machines pour écrire le chinois commence. Le livre de Thomas S. Mullaney recense et expose la plupart des tentatives chinoises ou japonaises qui se succèdent jusque dans les années 1970, comparant les technologies linguistiques mises en œuvre.

Après la Révolution chinoise, la demande de machines et de dactylographes professionnels explose ; des employés vont améliorer le système la disposition des sinogrammes sur leur clavier selon une organisation sémantique adaptée à la langue de l'époque, à ses clichés politiques, au domaine de spécialité. Il s'agit, pour accélérer la frappe, d'anticiper au mieux les proximités probables entre sinogrammes comme le fera, en quelque sorte la saisie prédictive pour les smartphones (saisie intuitive, T9, autocorrection, etc.). L'initiative sera confiée aux utilisateurs de machines à écrire de disposer les signes sur leur clavier à leur convenance, de le personnaliser, selon le lexique principal de leur domaine, selon la taille et la position de l'utilisateur : c'est une sorte de crowdsourcing qui se met en place, l'expérience individuelle, la personnalisation l'emportant. Par ailleurs, des écoles de formation professionnelle à la dactylographie se créent, des manuels d'utilisation sont publiés : un secteur économique se développe.

Et puis, l'ordinateur vint. La solution qui triomphe alors recourt au clavier classique (QWERTY) sur les touches duquel on tape du pinyin pour ensuite choisir le sinogramme pertinent parmi ceux qui s'affichent. Un deus ex machina sauve les caractères chinois : le logiciel dit "Input Method Editor" (IME). Il en existe aujourd'hui de nombreux exemples, Google propose le sienApple, QQ, Sogou, Microsoft, etc. aussi. L'IME concilie le clavier alphabétique et les sinogrammes grâce à un détour par le pinyin et l'alphabet anglais.

Thomas S. Mullaney a réalisé un travail historique minutieux qui s'avère également une réflexion linguistique. La confection d'une machine à écrire en chinois a imposé d'en passer par de nombreuses analyses de la langue chinoise, de sa logique, de sa morphologie, de son lexique, de sa grammaire. La machine à écrire requiert une analyse linguistique en acte en même temps qu'elle sollicite des solutions empiriques de la part des utilisateurs. Dans l'élaboration des multiples modèles de machine à écrire, on peut voir se développer, en suivant Gaston Bachelard, une véritable phénoménotechnique, une "théorie matérialiséé" comme en sont les instruments en physique : "dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. »*
L'ouvrage est muni de notes nombreuses, précises, souvent en anglais et en chinois (pinyin et sinogrammes), d'illustrations. On perçoit chez l'auteur une véritable passion et il la fait partager aux lecteurs. De plus, le livre se lit agréablement. Et l'on peut lire dans cette histoire, illustré précisément, le passage du mécanique au numérique, de la "Galaxie Gutenberg" à la galaxie Turing. Quels points communs entre l'ordinateur et la machine à écrire ? La langue, bien sûr, et le clavier (si l'on met de côté la dictée et la reconnaissance vocale). A part cela, la rupture semble totale.


Références

Viviane Alleton, L'écriture chinoise. Le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008, 239 p.

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois. Du dessin à l'idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Paris, 1987, Flammarion, 252 p. Index (chinois, pinyin)

Georges Gougenheim, René Michea, Aurélien Sauvageot, Paul Rivenc, L’Élaboration du Français fondamental, Paris, 1964, Editions Didier

Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800/1900, München, 1985

Li Xuiqin, Evolution de l'écriture chinoise, 1991, Paris, Librairie You Feng, 98 p.

Lu Xun, Sur la langue et l"écriture chinoises, Paris Aubier Montaigne, 1979, 134 p.

Constantin Milsky, Préparation de  la réforme de l'écriture en République populaire de Chine 1949-1954, Paris, Mouton & C°, 1974, 507 p. , glossaire.

Wieger, L, Chinese characters. Their origin, etymology, history, classification and signification, New York, Paragon Book, 1965, 819 p.

A Glosssary of Political Terms of the People's Republic of China, 1994, Hong Kong, 639 p.

* Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, 181 p.

lundi 9 octobre 2017

Révolution de papier pour la révolution russe : affiches et magazines

Affiche de l'exposition à Bruxelles (couverture
 du poème de Maïakovski, Sur ceci (Про это)
 avec Lili Brik, par Rodchenko (1923)

Une exposition modeste et discrète, sobre, dans un contexte un peu terne, se termine à Bruxelles. Son thème était l'utilisation du papier pour la communication politique et sociale, servie par une formidable diversité graphique : "The Paper Revolution. Soviet graphic design & constructivism [1920 - 1930's], au musée ADAM, Art & Design Atomium Museum avec la collaboration du Musée du Design de Moscou. Magnifique sujet que cette révolution du papier et ses innombrables explosions créatives.

On a pu y voir des affiches de propagande ainsi que des couvertures de magazines et de livres où s'exprime la créativité graphique au service de la révolution bolchévique. L'esthétique mise en œuvre tient beaucoup au constructivisme (Aleksei Gan, 1922) et au futurisme (la revue LEV) ; elle emprunte au mouvement de culture prolétarienne ("proletcult", Пролетку́льт). Travail de recherche typographique sur les caractères d'imprimerie, les compositions et sur les photomontages (Valentina Kulagina, El Lissitzsky, Aleksandr Rodchenko). L'exposition présente des œuvres graphiques inspirées par l'avant-garde suprématiste (l'école de Kazimir Malevich à Vitebsk) avec ses formes géométriques, son "monde sans objet" ("die Gegenstandlose Welt").

La période révolutionnaire verra de nombreuses innovations artistiques (musique, poésie, peinture, cinéma, théâtre, danse), effervescence créative qui touchera également la publicité (cf. Maïakoski, poète de la publicité russe). "L'armée des arts", disait Maïakovski.
Journée des travailleuses
Les thèmes principaux des affiches et magazines vantent la modernité : les avions, une usine hydro-électrique (Lénine dira, en 1919, que "le communisme, c'est les soviets plus l'électricité"), l'entrée des femmes dans les forces de production, l'armée populaire (des fusils pour les ouvriers), la diffusion de livres, la presse (L'URSS en construction, Journal des femmes)... Technologie et production de masse doivent accompagner et entraîner la transformation sociale.
Lénine attendait de la presse comme mass-média qu'elle serve la propagande, qu'elle joue "un rôle d'agitation politique et d'organisateur des masses" (1901). Les premières années de la révolution verront paraître des dizaines de nouveaux journaux et magazines, de revues artistiques.
L'enjeu la lutte idéologique n'était-il pas de substituer à l'imagerie russe orthodoxe, toute de soumission, une imagerie nouvelle, célébrant l'enthousiasme, le combat social et l'effort économique pour la libération ? Révolution culturelle ?

L'exposition rend compte de l'importance du papier et de l'imprimerie comme pourvoyeurs de médias pour la propagande, l'exhaltation de la révolution, de la production industrielle, de la culture, de la place des femmes dans la société et l'économie soviétiques. On doit au papier, grâce à sa flexibilité, à sa versatilité, grâce à sa grande accesssibilité (on le sait depuis Luther !), des médias populaires, très grand public.
L'armée rouge, armée populaire des ouvriers
et paysans. Le privilège de porter des ames
pour la classe ouvière (1928)...
Des livres (книги) pour tous les domaines du savoir... 
Affiche pour le film "Octobre" d'Eisenstein
(1927, Jakov Guminer)
C'est d'abord une exposition à la gloire de la révolution du papier. On peut bien sûr y observer, comme en un miroir, les témoignages de la liberté créative de la révolution russe, en ses premières années, avant la prise du pouvoir par Staline et la dictature, mais ce peut être aussi et surtout l'occasion d'une sociologie des médias de papier, séparant le message du média. Quel est le message du papier ? Universalité d'un média pour tous, partout ? Démocratie et autogestion culturelles (self-média) ? Occasion encore de rappeler combien la diffusion du cinéma aura été dépendante des affiches et des techniques graphiques.

La lisibilité de l'exposition aurait pu être améliorée ; s'y orienter était compliqué, malgré l'édition d'un guide pour les visiteurs et la réalisation d'un montage vidéo.

Un catalogue, un livre plurilingue (avec le russe) concernant l'exposition auraient été bienvenus ; il n'est pas trop tard. Le "Visitor's guide", utile, était par trop rudimentaire. Souhaitons que cette exposition donne lieu à d'autres éditions, plus riches...

Références

Voices of Revolution, Cambridge, Cambridge, The MIT Press, 2000, bibliogr., Index.

dans MediaMediorum, sur  l'économie et l'histoire du média papier :

- Histoire du papier. Technologie et média

- Les affiches, médias des révolutions chinoises

mardi 18 avril 2017

L'espace public, notion clé de l'histoire sociale des médias


Estelle Ferrarese, Ethique et politique de l'espace public. Jürgen Habermas et la discussion, Paris, éditions VRIN, 2015, 220 p. 19€ (pas d'index, hélas !)

La notion d'espace public est souvent mobilisée dans les travaux sur la communication et les médias, qu'il s'agisse de politique, de culture ou d'éducation. Pourtant cette notion reste confuse : cet ouvrage se propose de l'élucider et d'en faire valoir la place dans l'analyse des médias et dans l'œuvre de Jürgen Habermas, son promoteur.
L'auteur est Professeur des Universités à Strasbourg et chercheuse au Centre Marc Bloch à Berlin (Centre franco-allemand de recherches en sciences sociales).

D'abord les mots.
Espace public traduit le terme allemand Öffentlichkeit qui désigne le fait d'être public, substantif de l'adjectif public, öffentlich ("öffentlich machen" signifie rendre public), a pour équivalent publicité, substantif français de public peu fréquent dans ce sens, la publicité comme élément du marketing ayant pris toute la place. L'ouvrage de référence est celui de Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, publié en 1962, que l'éditeur a rendu en français par "L'espace public" (la traduction de l'édition américaine est plus proche de l'allemand : "The Structural Tranformation of the Public Sphere", MIT Press, 1989). Traduit mot à mot, le titre de l'ouvrage de Jürgen Habermas serait, selon nous : "transformation structurelle de la publicité", entendue comme ce qui est public, ou, mieux, "de la sphère publique" (le traducteur, Marc B. de Launay, utilise cette terminologie dès la traduction de l'introduction). En français, la notion d'espace public est ambigüe et peut  conduire à des contre-sens. L'auteur critique d'ailleurs ce "paradigme spacial" dès la premier chapitre. Le sous-titre du livre de Jürgen Habermas est "recherches sur une catégorie de la société bourgeoise (Untersuchugen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft).

L'évolution de la notion
Espace public = opinion publique = idéal délibératif. D'embléeEstelle Ferrarese, établit cette équivalence éclairante avant de se livrer à une enquête fouillée dans l'œuvre de Jürgen Habermas afin d'y déceler les "matrices de l'imaginaire politique" auquel cette notion a donné naissance. Elle commence par l'histoire du concept d'espace public, histoire solidaire de l'essor de l'imprimerie, des livres et de la presse. "Rendre public siginifie alors contraindre à justifier". Les médias, dans leur ensemble, réalisent la place publique et  animent le débat (d'où l'inquiétude que fait naître le développement actuel de "fake news" qui faussent le débat public, électoral et politique).
La notion d'espace public comme espace de délibération est issue de la philosophie des Lumières, elle est au "principe de l'Aufklärung politique", pourtant, les Lumières ont débouché sur l'horreur nazie et le colonialisme. Avenirs des illusions de la raison ? "Effacement de la culture" ?
A l'origine de cette sinistre évolution faut-il voir la marchandisation de la culture et de l'information ainsi que le suggère Jürgen Habermas ("die Nachrichten selber werden zu Waren"). "Dégénérescence en mass-médias" qui appauvrissent la discussion publique et la stérilisent ? Ensuite, les idées de  Jürgen Habermas évoluent vers une prise en compte des espaces publics pluriels, enchevêtrés, formant réseaux et tissus, sans centre, les multitudes de l'ère numérique ?
Estelle Ferrarese démonte minutieusement les évolutions de la philosophie de Jürgen Habermas, notamment de sa philosophie politique. Quelle est la place de l'Etat, du droit ? Quelle est la relation entre sphère publique et sphère privée (de quel type d'espace public - virtuel - relèvent les réseaux sociaux et la mobilité, Snapchat, Facebook ou Twitter ?). Au cours de son enquête, Estelle Ferrarese croise Hannah Arendt, Jean-Jacques Rousseau, Adorno, Kant...
Ouvrage très utile à la réflexion média. Qu'il soit parfois un peu ésotérique ne devrait pas décourager les lecteurs : c'est le prix à payer pour des idées et un travail qui peuvent permettre de comprendre notre univers médiatique et ses évolutions, depuis les "nouvelles à la main" jusqu'à Google.

N.B. La notion d'espace public sur MediaMediorum

Naissance d'une presse européenne d'information politique

Espace public et communication populaires au XVIIIe siècle

Espace public et publicité au Moyen-Age. Débats

Théâtre et politique à Athènes


mercredi 25 mars 2015

Qu'est ce qu'un livre à Rome ?


Rex Winsbury, The Roman Book. Books, Publishing and Performance in Classical Rome, Bristol Classical Press, 2011, 236 p. Bibliogr., Index

L'auteur, pour être docteur en littérature classique (classical studies) d'Oxford University, n'en a pas moins travaillé pour The Financial Times, The Daily Telegraph et la BBC en tant que journaliste et éditeur. Son ouvrage se trouve à l'intersection de deux compétences : il leur doit sa liberté et sa simplicité de ton. Il s'agit de répondre à une question simple et ambitieuse : quelle est la culture du livre à Rome (la période étudiée va de 80 avant à 170 après notre ère).

D'emblée, l'auteur pointe deux différences sociales entre le rouleau et le livre. A Rome, la culture du livre est indissociable de l'esclavage et il s'agit presque exclusivement d'une pratique masculine.
S'y ajoutent des différences techniques :  le rouleau (volumen) ne recourt pas à la ponctuation et il n'y a pas de séparation des mots par des espaces (la lecture actuelle est plus aisée, visuelle ) ; de plus, il n'y a pas de numérotation des pages... Ergonomie rudimentaire.

Pour établir la notion de livre, Rex Winsbury doit remettre en question plusieurs des postulats ethnocentristes sur lesquels repose l'histoire du livre à Rome. Cette "déconstruction" commence par la notion d'éditeur (publisher), inconnue à Rome ; de même, la librairie (librarius) s'avère une boutique de copiste (copyshop) plutôt qu'une bookshop. Un fossé infranchissable sépare donc "the roman book" du livre moderne.

Rex Winsbury identifie les rouleaux à de la "littérature orale" ou "littérature de/pour la voix" ("Litterature of the voice") : la lecture publique (recitatio) est un mode de diffusion et de consommation littéraire à part entière (elle se poursuivra bien au-delà du rouleau. Cf. La diffusion de la Réforme ; voir aussi le succès de l'audio-livre et des lectures au théâtre).
L'auteur évoque les multiples métiers du livre généralement exercés par des esclaves, esclave perçu comme un simple outil doté de voix ("instrumentum vocale"). Parmi ces métiers, celui de lecteur (anagnôstes), celui qui colle les feuilles de papyrus pour composer un rouleau (glutinator), celui qui prend des notes rapidement (notarius), le secrétaire (amanuensis).

Sont également évoqués par l'auteur le rôle de la mémoire, la fonction des tablettes de cire, l'apprentissage de la lecture...
Rex Winsbury signale aussi le commencement d'une tradition qui ira loin, celle qui consiste à  brûler les livres des auteurs qui déplaisent. Décisions d'empereurs dont on ne parle guère : Auguste, Tibère, Caracalla... Les nazis n'ont pas inventé la destruction culturelle.

Au sortir de l'analyse minutieuse de Rex Winsbury, le livre de l'époque romaine apparaît dépouillé de son aura. Exploitant des technologies primaires, son modèle économique relève d'abord de l'esclavage. Comme tel, il est l'apanage de la classe dominante romaine ("the book as social glue of the upper class").
Très commode, ne jargonnant jamais, accompagné de nombreuses notes, The Roman Book est un excellent outil de travail et de culture média. Les spécificités historiques de l'objet "livre" ressortent clairement de l'analyse ; elle met en évidence les constituants de la révolution de l'imprimerie et du papier : rupture avec l'esclavage, autonomisation du lecteur, extension extra-ordinaire des publics (féminisation), commodité de la lecture, abolition d'un privilège culturel.
Le "livre" numérique est-il une révolution d'ampleur équivalente ?


Signalons, sur un sujet voisin, le livre de Emmanuelle Valette-Cagnac, La lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, BELIN, 1997, 335 p., Bibliogr., Index.

mercredi 11 mars 2015

La diffusion de la Réforme, une culture de persuasion plurimédia


Andrew Pettegree, Reformation and the Culture of Persuasion, 2005, Cambridge University Press, 252 p., Bibiogr., Index, $25.59 (ebook)

C'est un livre sur la Réforme et sa propagation, sur le changement religieux et la dynamique des conversions au protestantisme en Europe au XVIème siècle. Mais c'est surtout en tant que livre sur le fonctionnement des médias que nous le retiendrons ici : bien sûr, l'imprimerie et le développement du livre ont servi le protestantisme, mais l'auteur, Professeur d'histoire, montre surtout à quel point le livre imprimé a été relayé par des médias intermédiaires (ancillaires ?), médias sociaux mis en œuvre dans des situations publiques, à l'église (sermons, prêches), dans les tavernes, dans les rues, au marché... Bouche à oreille, face à face, un écho médiatique s'est mis en place grâce aux réseaux personnels et aux communautés.
Plus encore que le livre, le rôle des Flugschriften, sortes de brochures imprimées, de tracts, doit être souligné dans la diffusion des idées luthériennes grâce à leur format commode, discret, léger, bon marché.
L'auteur souligne aussi l'importance de la musique et du chant dans cette diffusion, la contribution de Luther et de ses hymnes sera ici encore essentielle. Calvin développe le recours aux Psaumes, dans des traductions de Clément Marot. On dispose de partitions imprimées, texte et musique, dès le début du XVIème siècle.
Autre facteur de diffusion de la Réforme, les drames inspirés de sujets bibliques, permettant l'exposition et l'inculcation de la foi. Ces drames constituent des tableaux vivants, des spectacles aux fonctions pédagogiques efficaces.
Il faut encore mentionner les gravures (bois gravés) qui joueront un rôle essentiel aussi pour l'illustration d'ouvrages imprimés. L'imprimerie permet ainsi la dissémination et du texte et de ses illustrations en couleur (Lucas Cranach).
Enfin, liée au livre dont elle amplifie l'influence, il y a la lecture publique à haute voix : le média écrit imprimé devient média oral. Signalons encore la littérature et le matériel didactiques pour les écoles (catéchismes) : il s'agit de pénétrer la famille par le biais des enfants.

L'auteur consacre un chapitre au nouveau modèle économique auquel recourt l'imprimerie, avec les privilèges qui garantissant les investissements à long terme et limitent les risques pour les investisseurs. Le boom de l'imprimerie religieuse provoque le développement de la petite ville de Wittenberg où réside Luther, auteur de best sellers : de son vivant, sa traduction en allemand du Nouveau testament sera diffusée à plus de 100 000 exemplaires. Un même type de développement s'observe à par Genève à l'instigation de Calvin qui retraduit la Bible en français.

Le travail d'historien d'Andrew Pettegree montre qu'un média n'est pas efficace tout seul, de manière autonome : l'imprimerie orchestre et dynamise tout un ensemble d'outils médiatiques, jouant un rôle de multiplicateur et d'accélérateur d'investissement médiatique. Ici, les prêches et sermons, la lecture publique, le chant (psaumes), les images et illustrations, les drames et l'école, les rencontres, etc. Ecrit et oral se conjuguent. Attribuer à un segment média la responsabilité du changement (culturel, religieux) est vain : les causes sont multiples. Cet ouvrage conteste et corrige les explications simplificatrices. Les difficultés d'attribuer la cause d'une conversion publicitaire à tel ou tel média est homologue.

lundi 5 mai 2014

Le texte original n'existe pas. L'écriture et ses technologies

Luciano Confora, Le copiste comme auteur, Traduit de l'italien par Laurent Calvié et Gisèle Cocco, Paris, 2012, éditions Anacharsis, Index, 130 p.

Publié en 2002, par un professeur de philologie classique à l'Université de Bari, cet ouvrage érudit questionne l'originalité du texte des ouvrages anciens qui nous parviennent au terme d'un changement de média. Par exemple, L'Iliade et L'Odyssée : ce sont des œuvres orales qui furent d'abord récitées par les aèdes, puis manuscrites, copiées, organisées et éditées pour être lues sur différents supports (tablettes de cire, papyrus, parchemin, papier), puis imprimées et traduites, etc. Que lit-on aujoud'hui quand on lit Homère ?

La plupart des œuvres anciennes, d'avant l'imprimerie au moins, ont subi des mutations médiatiques semblables, passant par la main des copistes, des traducteurs et des éditeurs : dans les textes anciens, on n'accède pas à l'original. D'ailleurs, observe Luciano Confora, il n'y a pas d'œuvre originale, c'est une illusion et les textes ont une histoire souvent complexe, histoire que l'enseignement ignore presque toujours.

L'illusion de l'original ne concerne pas que les effets des changements de média avant l'imprimerie. Il y a les effets de réécriture par l'auteur, il y a les effets de la dramaturgie (les acteurs et actrices contribuant au texte. Cf. les pièces de B. Brecht) ou de l'écriture collective ("ateliers"). En conséquence, "le mode de diffusion et le mode de composition sont intimement liés". Qu'est-ce qu'un livre achevé ? L'est-il jamais ?
Dans cette histoire, le copiste est un intermédiaire, un lecteur d'abord ; selon Luciano Confora, la copie est la seule forme d'appropriation effective d'un texte. Dans cette optique, les technologies brouillent les pistes de l'appropriation et de la diffusion : la photocopie, la sténographie, la dictée (reconnaisssance vocale), le copier-coller du traitement de texte... Et le plagiat est une dimension de la copie. Souvent, le copiste donne son avis sur le texte copie (subscriptio), comme s'il en était co-auteur.
A partir d'exemples (Démosthène, Platon, Aristote, Thucydide mais aussi Stanley Kubrick ou Bertold Brecht, etc.), ce livre de philologie invite à penser les effets du numérique sur les textes, sur la lecture, sur l'accès aux textes : ainsi, les technologies de la liseuse numérique et du ebook organisent l'ergonomie de la lecture autrement que le papier, elles permettent de conserver les annotations du lecteur, de les partager, le livre peut être désormais écrit et publié de manière presque continue... L'édition numérique modernise et radicalise la fameuse question : qu'est-ce qu'un auteur ? Curieusement, cette réflexion philologique permet de comprendre les changements numériques intervenant dans notre culture.

Sur un sujet voisin :
Livres : traces de lectures, traces d'écritures.
Ecriture numérique et livres électroniques
Le cas Nietzsche, philologue

jeudi 10 octobre 2013

Médias de la Bible

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Pierre Monat, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, Perrrin, 304 p., Bibliogr. 22 €

Cet ouvrage n'a pas d'ambition religieuse : il vise essentiellement l'histoire d'un ensemble de textes rassemblés diversement, à diverses époques, sous le nom de Bible. TaNaK, Ancien Testament, Nouveau Testament, Pentatheuque... De quel(s) texte(s) s'agit-il lorqu'il est question de la Bible ? Derrière ce terme unique se cachent des œuvres différentes variant selon les contenus réunis, les langues d'origine, les époques, les traductions... L'ambition de Pierre Monat est d'exposer et expliquer ces différences. L'enjeu des variations observées est souvent d'ordre confessionnel mais aussi profane : les textes qui forment les "Bibles" nourrissent depuis des siècles les cultures occidentales, religieuses, certes, mais laïques aussi : elles constituent un ensemble commun de références partagées, d'images, de sentences, de formules, de proverbes, de maximes, etc. Car tout le monde pense et s'exprime avec ou contre la Bible, souvent sans le savoir.

"De quelle Bible parlons-nous", demande d'emblée l'auteur. Ajoutons : quelle bible lisons-nous ? La fameuse Septante (traduction de l'hébreu en grec, Alexandrie, vers 260 avant J-C), la Bible d'Erasme (grec et latin, 1516), celle de Lefèvre d'Etaple en français (1523), la Bible de Luther (1545) dont on dit qu'elle a formé la langue allemande, la Vulgate traduite de l'hébreu (veritas hebraica) et du grec en latin, par Jérôme, les "bibles" juives, les bibles chrétiennes (ancien et nouveau testaments avec les Epîtres de Paul et les Evangiles qui annoncent Jésus) où divergent catholiques, protestants et églises d'Orient avant que ne s'instaure, récent, un relatif œcuménisme. Tout d'abord donc des problèmes de textes... Malgré tout le talent de Pierre Monat, il est bien difficile de ne pas s'y perdre.

Pierre Monat rappelle combien la dimension matérielle de l'édition a été déterminante à chaque étape de la "construction" de la Bible (des bibles). Comme pour tous les textes anciens, le passage de l'oral à l'écrit, du rouleau de papyrus au parchemin (codex), à l'imprimerie, chaque étape technologique affecte le texte. Le travail des copistes, des correcteurs, le travail des traducteurs au fur et à mesure du passage de l'hébreu et du grec puis aux langues modernes, affectent également le texte. De plus, l'élaboration des textes bibliques a été scandée par la découverte de documents plus anciens, de références plus sûres (cf. les rouleaux de Qumrân en hébreu, araméen et grec datant du 3ème siècle avant notre ère), par les mouvements culturels (la Renaissance), par les ingérences politiques des rois, des empereurs et des papes qui prétendaient confisquer un texte à leur convenance.

S'y ajoute la difficulté de déchiffrer des documents calligraphiés en onciale, sans espace entre les mots, avec des abréviations, sans ponctuation. L'imprimerie transformera l'économie et la technologie de la Bible : elle permettra le réalisation de bibles polyglottes (suivant le principe de l'Hexaples d'Origène), l'incorporation de commentaires dans les éditions, puis la multiplication des bibles en langues vernaculaires, longtemps interdites par certaines autorités religieuses : il faut que tout le monde puisse lire la bible, y compris les femmes. Certains traducteurs, comme Henri Meschonic, essaient de dégager la langue de la bible de la gangue accumulée dans des traductions "effaçantes", de la "déshelléniser" voire de la "débondieuser" en collant de plus près à l'hébreu, à son rythme, sa prosodie, et en privilégiant une terminologie laïque.
L'ouvrage de Pierre Monat fait entrevoir la difficulté d'une science des textes bibliques. L'exégèse historico-critique contemporaine redonne de la rigueur à l'élaboration du texte (ecdoticiens, linguistes), elle distingue l'approche historique de l'interprétation théologique et confessionnelle et invite à des lectures toujours inachevées, prudentes et, nécessairement, toujours actuelles. Lire la bible est un art vivant.

Références
Ajoutons quelques références à la bibliographie de Pierre Monat.
  • Die Schrift, 4 volumes, de Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ce n'est pas exactement une traduction : les auteurs ont rendu le texte en allemand ("verdeutscht"), Deutsche BibelGesellschaft, Stuttgart, 1976. Avec un texte de Martin Buber, "Zu einer neuen Verdeutschung der Schrift".
  • Die Tora nach der Übersetzung von Moses Mendelsohn, 2001, Jüdische Verlagsanstalt, Berlin, glossaire et cartes
  • Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, Le Commentaire sur la Torah- Tseenah ureenah, Traduit du yidish par Jean Baumgarten, Paris, Verdier Poche, 1987.
  • Etz Hayim, Torah and commentary, New York, 2001 (bilingue hébreu / anglais). Il existe une édition de "poche" (Travel Size Edition)
  • La Voix de la Thora, commentaire du Pentateuque, textes hébreu et français, par Elie Munk, Paris, 1992, Fondation Samuel et Odette Lévy
  • La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et textes d'introduction établis par Philippe Sellier, Editions Robert Laffont, 1990, Chronologie, cartes, lexique
  • Martin Luther, Ecrits sur la traduction, Paris, 2017, Belles Lettres
  • Naissance de la Bible grecque, Paris, 2017, Les Belles Lettres, et ici ; sur la Septante.
Pour les savants polyglottes, rappelons le site recommandé par Pierre Monat : Lexilogos.

dimanche 15 septembre 2013

Karl Kraus, journalisme et liberté de la presse

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Jacques Bouveresse, Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, éditions AGONE, 2007, 214 p., Index.

Karl Kraus (1880-1936) vécut dans la Vienne de Freud, de Musil, de Canetti, de Wittgenstein, de Gustav Mahler, de Schönberg... Die Fackel, La torche (1899-1936), revue dont Karl Kraus finit par être le seul auteur, est une publication tout à fait originale, plus ou moins irrégulière, de pagination variable et de tonalité satirique.
Dans ce volume, Jacques Bouveresse a réuni quatre textes qu'il a consacrés à Karl Kraus entre 2005 et 2007 et qui ont pour fil conducteur la critique du journalisme : Karl Kraus se voulait "anti-journaliste". Ce sont des textes de circonstance et l'on ne sera pas surpris que l'auteur soit tenté d'appliquer les analyses et les satires de Karl Kraus à des situations journalistiques contemporaines.

Une du N°1 de Die Fackel, copie
d'écran sur Austrian Academy Corpus
La critique du journalisme par Karl Kraus est tellement virulente qu'il va jusqu'à demander de libérer le monde de la presse. Analysant la manière dont la presse a préparé et incité la population à la guerre de 1914-1918 (journalistes va-t-en-guerre), puis dont elle a rendu compte du conflit, Karl Kraus stigmatise les journalistes et regrette qu'ils n'aient pas été condamnés, une fois la paix rétablie, comme criminels de guerre. Karl Kraus demande que la presse, responsable à sa manière de la guerre, rende des comptes. Lui qui voit se profiler, dans le traitement du premier conflit mondial, les horreurs criminelles du second, finit par contester la valeur - et le dogme - de la liberté d'une presse qui "inflige au peuple un mensonge de mort".

La matière première des journalistes, c'est la langue. Ce sont les mots et les clichés qu'ils charrient : Karl Kraus dénonce la "catastrophe des expressions toutes faites", des clichés ("Katastrophe der Phrasen", "der klischierten Phrase"). La presse déréalise le monde et fait "vivre la mort des autres comme une nouvelle journalistique" : effet des médias de masse livrés chaque jour à domicile par l'imprimerie, que Karl Kraus compare à une mitrailleuse rotative ("Rotationsmachinengeweher"). Avec la presse, les lecteurs vivent une vie irréelle, une vie de papier ("papierenes Leben").
Karl Kraus défend la langue allemande contre le totalitarisme, comme plus tard le feront Victor Klemperer ou Paul Celan. Aux yeux de Karl Kraus, la presse et le journalisme corrompent la langue, facilitant la circulation et l'acceptation des idées les plus douteuses (les fake news, un siècle avant Facebook)@.
Notons que cette critique implacable de la presse, de son économie doit être malgré tout tempérée par l'existence-même de Die Fackel... jusqu'à l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, du moins.

Exagérations de Karl Kraus ? Peut-être, mais qu'il faut mettre en rapport avec sa lucidité, ses prémonitions : dès 1915, il voit l'Allemagne comme un camp de concentration, il entrevoit des usines fonctionnant grâce au travail forcé, etc. Et l'on pense aussi à cette répartie d'un personnage de sa tragédie, "Les Derniers jours de l'humanité" : "Statut juridique ? On a le gaz". Son biographe, Edward Trimms, parle de Karl Kraus comme d'un "apocalyptic satirist" (2005).

Lire Kraus ravigote et débarasse  notre vision des médias de sa gangue d'habitudes et de clichés. Il faut savoir gré à Jacques Bouveresse de nous amener à lire Karl Kraus, pour bousculer nos certitudes sur les médias et le journalisme. Il faut lire Jacques Bouveresse et néanmoins contester ses propos surtout lorsqu'il généralise (dernier chapitre) hors de son territoire de compétence (la philosophie des sciences). Par exemple, d'où tient-on que les médias peuvent imposer des idées et des manières de penser sinon du journalisme même ? Qui a donc la capacité de résister, d'où vient cette capacité ? D'où vient la rupture avec l'ordre établi par les médias ? Bonne question pour un épistémologue !
  • Du même auteur, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Editions du Seuil, 2001, 231 p. Bibliogr.
  • Voir aussi, de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque, Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index.

mercredi 27 février 2013

L'orthographe, plaisir des yeux

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Bernard Cerquiglini, La genèse de l'orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2004, 180 p. Bibliogr., Index.

Un post sur un magazine consacré à l'orthographe m'a valu des remarques : l'orthographe, c'en est fini avec le numérique, et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec les médias. Or il semble bien que pour partie l'orthographe est un produit des médias imprimés. Revenons à un livre publié il y a quelques années par un linguiste (philologue) sur l'histoire de l'orthographe française. Replaçant le débat orthographique dans une perspective large et dans la longue durée, il prend en compte l'évolution des technologies de l'écriture, le passage du manuscrit des scribes à l'imprimerie.
Cet ouvrage fort savant, précisément documenté est remarquable de clarté ; de plus, il est écrit avec beaucoup d'humour.

Pour l'auteur, l'orthographe est phénomène visuel car "l'écriture est une technologie de l'information" (p. 36). "L'écriture présente à la vue des formes que l'oeil doit reconnaître ; elle doit être parfaitement lisible"." (p. 34). Logiquement, l'orthographe n'a pas les mêmes exigences visuelles pour le manuscrit et pour le texte typographié. L'intention et l'exigence de lisibilité expliquent en partie l'étymologisation (orthographe qui renvoie au latin). "La graphie est la forme permanente de la langue, offerte à la contemplation... elle porte en elle une esthétique, qui opacifie le lien à la parole". Belle démonstration à propos de l's que l'on ne prononce plus et qui laisse la place progressivement à l'accent circonflexe (l'anglais a gardé cette s héritée du français : île / isle, tempête / tempest, etc.). L'accent circonflexe sera accepté par l'Académie dès 1740. A partir de la Renaissance et de la généralisation de l'imprimerie, l'orthographe relève de la typographie et donc du métier des imprimeurs qui définissent les normes de lisibilité.

La normalisation de l'orthographe actuelle est donc en grande partie issue du travail des imprimeurs, ce qui a fait dire à une spécialiste, Nina Catach, que l'orthographe était une "orthotypographie". Aux imprimeurs, on doit notamment les accents, importés du grec, langue de référence des Humanistes : "la réforme, toujours, sera du côté des machines" affirme Bernard Cerquiglini. Les imprimeurs contribuent à la lisibilité du français, à l'esthétique de l'alphabet et de la page (les lettres s'inscrivent dans un carré selon les diagonales, modèles établis par Dürer et Leonard de Vinci), à la ponctuation. Sans doute serait-il fécond de confronter ces observations avec l'écriture du chinois et à son évolution.
Les imprimeurs créent des "habitudes oculaires", ils contribuent à la linéarisation de notre culture, à la formation de notre "vision du monde", comme l'a montré Panofsky (habitus visuel), à son alphabétisation ("abcedmindedness", diront Joyce puis M. McLuhan). La logique visuelle du corps lecteur l'emporte ainsi sur l'envie toute théorique de calquer l'écrit sur l'oral, le besoin de stabilité pour former les habitudes perceptives (pédagogie, standardisation) l'emporte sur la variabilité de l'oral et la parole : la phonocentrisme est un contre-sens médiatique.
A leur tour, les "machines" du numérique ne manqueront pas d'affecter l'orthographe et la culture visuelle qu'elle inculque.

Références
  • Nina Catach, L'Orthographe française à l'époque de la Renaissance : Auteurs, imprimeurs, ateliers d'imprimerie, Genève, Droz, 1968, 495 p. 
  • Bernard Cerquiglini, L'accent du souvenir, Paris, 1995, Editions de Minuit, Bibliogr., 167 p.
  • Constantin Milsky, Préparation de la réforme de l'écriture en République populaire de Chine - 1949-1954, Editions Mouton & Co, Paris, 1974, 506 p, Bibliogr.
  • Orthographe : de la dictée aux moteurs de recherche

lundi 23 avril 2012

La voix de Bossuet à la radio

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Elle était célèbre, la voix de Bossuet, elle résonnait devant Louis XIV et sa cour. Retransmission à la radio, par France Musique (un peu après 1H58mn), du Carême du Louvre, le 5 mars 1662 (Bossuet a 35 ans, Louis XIV, 24). Grâce à Geoffroy Jourdain et Benjamin Lazare, nous pouvons écouter une partie du "Sermon du nouveau riche". Ce sermon, ainsi que les Oraisons funèbres de Bossuet, nous les avons peut-être lus au lycée, mais nous ne les avons jamais entendus, jamais écoutés. Ces chefs d'oeuvre d'oralité sont lettre morte lorsque l'on ne fait que les lire.

Les voici, lus, déclamés par Benjamin Lazar, avec l'accent bourguignon de l'époque, avec les "R" qui roulent et tonnent et vibrent, avec les silences que ne marque pas l'imprimé, avec les "s" du pluriel, tous prononcés, qui sifflent à la fin des mots dans le silence de l'écoute. Tout à coup, on "perçoit" la partition de ce sermon au lieu d'un espace uniforme, linéaire ; la ponctuation et la mise en page s'avèrent de faible secours pour rendre compte de la musique du texte. De l'orateur, on perçoit la volonté d'expliquer, de convaincre, les menaces aussi : ne s'agit-il pas de convertir ? On "perçoit" la structure fixe propre au genre du sermon (texte, exordes, péroraison). On l'entend penser, argumenter. Eloquence à propos de laquelle Christine Noille-Clauzade évoque une "machine démonstrative".

Les textes des sermons de Bossuet sont incertains, Christine Noille-Clauzade parle même de "texte en ruines" (cf. infra, Références). Les sermons n'étaient pas entièrement écrits, encore moins préparés pour être imprimés. Nous ne disposons que de versions manifestement approximatives, réécrites, complétées à partir des ébauches, des brouillons, raturées : les préparations. Le sermon prononcé était différent du texte le préparant, "inachevé" qui laissait, et prévoyait, une large part à l'improvisation. L'édition dont nous disposons relève quelque peu de la doxographie.

A cette occasion, on peut imaginer ce qu'impose à un document oral sa reconstitution écrite, ce que l'écrit fait aux oeuvres anciennes (cf. Homère standardisé, fixé...). Beaucoup des "grands textes" que nous étudions à l'école (notamment pour le baccalauréat) étaient conçus pour l'oral, pour être récités, dits et joués. Ainsi, la volonté de transmettre, l'enseignement réduisent-ils le théâtre, qui est conçu pour être vu, écouté, entendu, à de l'écrit. Plus de voix, plus de costume, plus de décors, plus de lumières : du texte, une typographie spécifique et quelques didascalies. Et des élèves s'ennuient...
Penser aux discours politiques d'André Malraux ou de Charles de Gaulle et ce dont nous prive une version imprimée. Penser aux cours publiés. Penser à ce qu'il pourrait résulter du passage à l'écrit d'un débat télévisuel !

Un changement de média n'est jamais neutre pour son contenu.
C'est toujours une sorte de transcription : à titre d'illustration, pour percevoir ce que cela signifie, que l'on pense, par exemple, à la transcription pour piano de La Symphonie fantastique de Berlioz par Liszt. L'oeuvre, ainsi réduite, y gagnera en diffusion. (cf. ci-dessous : la symphonie dirigée par Leonard Bernstein puis sa "réduction" pour piano avec la partition de Franz Liszt, "arrangée).
Mais on peut également, par exemple, imaginer une arrivée d'étape du Tour de France suivie à la radio et la comparer à la même arrivée regardé à la télévision.



Références

Yvonne Champailler, Présentation des sermons dans les Oeuvres de Bossuet publiées en Pléiade, Paris, Gallimard, 1961 (où ne figure pas le "Sermon du nouveau riche"), pp. 1031-1033.

Christine Noille-Clauzade, "A la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les sermons de Bossuet", paru dans Lectures de Bossuet : Le Carême du Louvre, Presses Universitaires de Rennes, pp. 89-109.

Olivier Millet, "Le sermon comme événement. Stratégies éditoriales de Jean Calvin dans ses publications imprimées de sermons, entre oralité, art oratoire et impression", in Greta Komu-Thilloy, Anne Réach-Ngô, L'Ecrit à l'épreuve des médias. Du Moyen Age à l'ère électronique, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 93-106.
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lundi 8 août 2011

Batailles d'écritures, avenir du manuscrit


Une bataille de l'écriture manuelle (Handschrift, calligraphie) se déroule en Allemagne. Quelle écriture faut-il enseigner, selon le niveau scolaire (primaire, secondaire) ? Le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FaZ) rend compte à la une d'un conflit politique qui se déroule actuellement à Hambourg et de son inscription dans l'histoire de la culture allemande.
Pour simplifier : les partisans d'une écriture scripte (unverbundenDruckschrift) s'opposent aux partisans d'une écriture en lettres attachées, cursive (verbundenAusgangschrift), plus rapide. Question diablement politique : en 1941, Hitler avait imposé le passage à une écriture scripte avec un alphabet dit latin (Normalschrift) ; l'écriture alors usuelle, héritée du gothique, dite Sütterlin (du nom de son auteur), étant déclarée "juive" (circulaire du 3 janvier, signée Martin Bormann !).


L'enjeu du débat actuel est considérable ; de son issue dépendent :
  • les dépenses d'éducation : manuels à réimprimer, éventuellement, 
  • la réussite scolaire des élèves ballottés, au gré des classes, d'une écriture à l'autre, 
  • la difficulté globale de lecture des écritures cursives (aux examens, par exemple)
  • la performance des logiciels de lecture automatique : lecture automatique de document (LAD) et reconnaissance optique de caractères (OCR).
Le besoin d'une écriture commune est certain : il faut non seulement que tous les élèves puissent lire ce qui est écrit au tableau mais, mais aussi et surtout, dans l'intérêt de la société et de son économie, que tout ce qui est écrit à la main puisse être lu par tous.

Cette bataille scolaire a un air gentiment anachronique (cf. supra, l'illustration de la FaZ) alors que les élèves utilisent de plus en plus des outils d'écriture non manuscrite (ordinateurs, smartphones, etc.). Il n'en est rien. Quel statut prend le manuscrit dans une société à typographie numérique dominante ? Il ne disparaît sans doute pas, la fameuse victoire de Gutenberg est loin d'être totale ! Un paradigme ne se substitue pas à un autre, il l'englobe, en redéfinit la place.
Le marketing continue, par exemple, de recourir à des journaux d'écoute ou de pratiques média manuscrits (diary) pour des enquêtes. Le manuscrit, rigoureusement analysé et exploité, n'est-il pas au numérique "dactylographié", comme le quali au quanti (cf. la défense du manuscrit, par Tim Ingold) ? L'écriture manuscrite est révélatrice de la personnalité, d'un style (graphologie, calligraphie)...

Des applis sont développées permettant d'écrire avec un doigt ou avec un stylet sur un téléphone ou une tablette (cf. Penultimate Evernote), qu'il s'agisse de l'écriture de langues alphabétiques ou du chinois, etc. On peut aussi dicter grâce à la reconnaissance vocale (Dragon, applis intégrées dans les smartphones, les tablettes, les ordinateurs, etc.).
Comme toujours, l'histoire des médias resurgit à cette occasion et l'histoire culturelle et commerciale de l'Europe est reparcourue par le débat des écritures manuscrites. Le débat réveillé aujourd'hui à Hambourg s'étendra assurément à toute l'Europe. Aux Etats-Unis, la place de l'écriture cursive est en discussion dans la pluparts des Etats (certains s'en tientraient à l'écriture scripte). Dans de nombreux Etats, l'apprentissage de l'écriture cursive a été abandonné tandis que celle de la dactylographie devenait obligatoire. En Grande-Bretagne, une enquête de Docmail (2014) confirme la régression de l'écriture manuscrite.
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mardi 24 mai 2011

L'imprimerie en Chine, bien avant Gutenberg

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Thomas Francis Carter, L'imprimerie en Chine. Invention et transmission vers l'Occident, Paris, 2011, Imprimerie Natrionale Editions, 318 p., Bibliogr., Index, Chronologie.

Luo Shubao, An Illustrated History of Printing in ancient China, City University of Hong Kong Press, 1998, 128 p., bilingue anglais - chinois, index bilingue, cartes.

Classique d'histoire traduit de l'anglais (introuvable en anglais), ouvrage qui fait référence sur le sujet, publié en 1925, complété en 1955. L'imprimerie commence en Chine vers le 10ème siècle de notre ère. L'ouvrage parcourt toutes les étapes de l'histoire des inventions menant à l'imprimerie : du papier et de l'encre d'abord, puis de l'imprimerie par planches et enfin par caractères mobiles (en bois, en argile puis en métal). Imprimerie de livres, les Neuf Classiques confucéens d'abord dès 931, en 130 volumes, suivant l'ordre du Premier ministre Feng Dao (冯道 / 馮道), mais aussi de cartes à jouer, de monnaies, de textiles.
Ouvrage méticuleux (451 notes) qui ne nous épargne aucun détail de la mise au point de l'imprimerie, examinant notamment la géographie de la diffusion de cette technique en Chine mais aussi en Corée, en Perse, en Turquie, au Japon, en Egypte jusqu'à l'Europe (Venise, Russie). Derrière le "gros concept" d'imprimerie se dégage des pratiques complexes, des mises au point lentes, réfutant en acte les explications simplistes.
On perçoit, dans le détail des technologies intermédiaires, les conséquences des systèmes d'écriture sur les évolutions technologiques des médias. Là où suffit une trentaine de caractères pour imprimer du latin (Gutenberg), il en faut plus de 30 000 pour imprimer du chinois. L'imprimeur les classe selon les tons (5) puis selon les rimes (phonétique). La différence première, et sans doute plus formatrice qu'on ne le sait entre cultures chinoises et occidentales, naît de l'opposition alphabet / caractères. Le portrait de l'homme ABC minded, cher aux travaux de M. McLuhan et de Jack Goody, ne vaut que pour l'homme occidental. A cela s'ajoutent le rôle et le statut de la calligraphie en Chine. Conclusion : la Chine n'est pas dans la "Galaxie Gutenberg", ce qui secoue, et peut-être compromet, la valeur explicative de cette notion "pour comprendre les médias".
Dans le cours du livre, on voit aussi se mettre en place la méconnaissance de la Chine par l'Europe : beaucoup de ce qui est dû à la Chine sera attribué à la Perse : on ne connaît que la dernière étape parcourue par une technique. Markovien !


Le livre sur l'imprimerie en Chine ancienne semble un parfait complément, involontaire, de l'ouvrage de Francis Carter. L'auteur parcourt une quarantaine de siècles, depuis les symboles sur les poteries jusqu'aux caractères mobiles d'imprierie. La longue introduction situe les étapes menant à l'imprimerie avec des frises historiques très claires. Ensuite, viennent les chapitres consacrés à chacune des étapes, parfaitement illustrés et légendés (en chinois et en anglais) avec des pièces du Printing Museum of China. Le dernier chapitre est consacré à la reliure des livres.



A parcourir ces deux ouvrages on est amené à se demander s'il est possible de distinguer les effets de l'imprimerie en Chine et en Europe. Un point commun se dégage, celui de la triple segmentation, régulière, linéaire dressant la perception et formant des habitus visuels : caractère / énoncé / livre. Triple articulation qui peut expliquer une culture de mécanisation, commune aux deux régions du monde. Reste la différence que structurent l'alphabet d'une part, les caractères chinois de l'autre.
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dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

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Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
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