dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

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Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
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