Voici les lettres croisées de deux éminents théologiens chrétiens, Pères et Docteurs de l'Eglise, échangées à la fin du quatrième siècle de notre ère (394-419). Edition bilingue (latin / français), traduction et annotation par Carole Fry.
Bien sûr, il ne s'agit pas ici de commenter les débats théologiques qui constituent le coeur de ces échanges épistolaires, mais d'observer, guidé par l'introduction de Carole Fry, ce que cette longue et lente correspondance révèle du courrier, de sa culture et de son histoire. La lettre est l'un des médias majeurs de cette époque romaine ; le décalage historique, en dépaysant, fait voir les transformations subies par ce média depuis une quinzaine de siècles, transformations invisibles lorsque l'on s'en tient à de brèves périodes d'observation. Pour situer l'écart à la norme de la correspondance des deux célèbres théologiens, l'auteur publie en annexes quelques pages consacrées aux usages épistolaires extraites d'un manuel de rhétorique de l'époque, rédigé par Caius Iulius Victor. Par bien des aspects, sauf la longueur des missives, cette correspondance suit les usages courants de l'époque.
- Les lettres sont dictées, dites d'abord. Par conséquent, l'écriture, l'invention, la rhétorique suivent d'abord une logique orale ; elles ne sont pas manuscrites par l'auteur (olographes) mais par un secrétaire. L'auteur, au mieux, ajoute quelques mots de sa main à la fin de la lettre en la signant pour l'authentifier. La dictée et la lecture à voix haute par un tiers sont la règle, surtout pour des auteurs âgés qui ont mauvaise vue.
- Voilà qui renvoie aux applications et logiciels permettant de dicter sur un ordinateur ou un téléphone, de faire lire des textes à voix haute sur un ebook...
- Le latin de cette époque, et de ces deux auteurs, est une langue de distinction, presque ésotérique, volontairement non populaire : "si les textes latins sont difficiles à comprendre, c'est qu'ils ont été conçus pour l'être", souligne Carole Fry.
- Quel est l'équivalent de ce latin, aujourd'hui ? Qu'est-ce qui assure, dans l'univers numérisé, cette fonction langagière de distinction, de séparation socio-linguistique ?
- La lettre est souvent lue en chemin par des lecteurs imprévus, indiscrets parfois, qui s'intercalent entre l'auteur et son destinataire au cours des différentes étapes de l'acheminement. L'intimité du courrier n'est pas assurée, auteurs et destinataires le savent et en tiennent compte. La lettre peut être non seulement lue mais aussi copiée et recopiée, et ceci d'autant plus que la lettre est longue et peut être assimilée à un traité (libellus). Le sachant, l'auteur écrit aussi pour ces destinataires clandestins, au-delà de la cible à qui la lettre est adressée (exemplaria). La notion de correspondance privée est relative : quand le destinataire reçoit sa lettre beaucoup l'ont déjà lue avant lui, ont créé du buzz, parfois souhaité et bienvenu, parfois hostile.
- De la même manière, Internet est un lieu de correspondance publique souvent asymétrique (blogs, commentaires, mur de Facebook, etc.) où se redessine la notion de communication privée.
- La mise en page (colométrie) joue un rôle dans la lecture des lettres manuscrites. La lettre est mise en page par le secrétaire, selon des standards précis formateurs d'habitudes de lectures.
- Les travaux de eyetracking et d'ergonomie visuelle dans le e-mailing commercial cherchent à repérer les stratégies de lecture.
- Le temps épistolaire de cette époque n'est pas le nôtre. Le transport de la lettre est approximatif, assuré par des messagers parfois peu scrupuleux, dans des conditions difficiles (naufrages, vols) ; aussi, le temps séparant l'envoi d'un courrier de sa réception peut être très long. En cours de route, les lettres peuvent être perdues, modifiées (falsifiées), détournées pour un temps de leur destination. Ainsi, la lettre N°102 mettra deux ans pour atteindre Augustin à Hippone, port romain en pays Berbère, (aujourd'hui Annaba, Algérie), transportée par mer, depuis Béthléem, au sud de Jérusalem, où habite Jérôme. Cette incertitude du courrier oblige les auteurs à renvoyer certaines lettres qui, heureusement, ont été recopiées et archivées avant envoi (cf. pp. 108-109).
- Notre conscience du temps est formée par le rythme de la communication. Le rythme des médias électroniques se rapproche de la conversation face à face, la correspondance Augustin-Jérôme de celle des livres. Les courriers égarés n'ont pas disparu avec le courrier électronique (dans la boîte à spam, mauvais libellés, changements d'adresse, modifications sur les serveurs, etc.) et l'exigence pénible d'archivage. Rien n'est jamais sûr.
- Tout ceci explique la difficulté d'établir aujourd'hui le texte authentique (ecdotique) de cette correspondance : il y a tant de variantes, de commentaires intégrés au texte original, de mises à jour plus ou moins justes, d'accrétions diverses. Comment faire la part de "l'incurie des copistes", des messagers et celle d'une oralité parfois débraillée dictant dans l'urgence ("la fougue de celui qui dicte", dit Jérôme) ?
- Qu'est-ce qu'un texte authentique, faut-il en séparer les commentaires, exclure les "copiés collés" ? Qu'est-ce qu'un auteur ?
- Carole Fry conclut son introduction en évoquant la traduction : éloge du renoncement, de l'humilité du traducteur (p. LXIV) qui ne peut se sortir d'une telle épreuve qu'avec une traduction littérale, enrichie de notes explicatives.
Ce livre constitue un point de repère précieux pour la compréhension et l'analyse des médias numériques. La connaissance des médias se lit où parfois on ne l'attend pas.
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