Alexandre Matheron, Etudes sur Spinoza et les philosophies de l'âge classique, ENS Editions, Lyon, 741 p., 2011, Index des noms, Index des passages cités de Spinoza, Préface de Pierre-François Moreau.
Voici une somme, celle des travaux d'Alexandre Matheron sur Spinoza (en dehors de ses travaux de thèse : Individu et communauté chez Spinoza, 1968 et Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, 1971. Alexandre Matheron était LE spécialiste de Spinoza.mardi 28 décembre 2021
Spinoza dans toute son oeuvre et selon l'ordre de ses raisons
vendredi 4 juin 2021
Recadrer les dérives identitaires
Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil, Paris, 275 p.
L'objet de ce livre est une série de comportements politiques que l'auteur qualifie d'identitaires. Comportements qu'elle répertorie à partir d'expériences et d'exemples divers, qu'elle repère dans la création de nouveaux concepts et d'un nouveau vocabulaire : c'est la "galaxie du genre". "Ainsi passe-t-on, sans même s'en rendre compte, de la civilisation à la barbarie, du tragique au comique, de l'intelligence à la bêtise, de la vie au néant, et d'une critique légitime des normalités sociales à la reconduction d'un système totalisant."mardi 25 mai 2021
Flaubert : le plus fort de la famille littéraire
Album Gustave Flaubert, par Yvan Leclerc, Paris, 2021, Editions Gallimard, 256 p., Index
Il n'était certainement pas "l'idiot de la famille", comme Jean-Paul Sartre intitula sa biographie ; cette vie de Gustave Flaubert le démontre amplement. Cette vie est racontée en beaucoup d'images, vie illustrée dans le nouvel "album" Flaubert. Flaubert meurt le 8 mai 1880, il y a 141 ans. "Toute illustration en général m'exaspère", écrivit Flaubert. Et il s'explique : "Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes". Pas de biographie donc, comme pour Homère ou Shakespeare. Mais pourtant, 4500 lettres et tous ses manuscrits conservés disent Flaubert aussi, un autre Flaubert ?
On apprend beaucoup de Flaubert dans ce petit livre. De son Don Quichotte qu'il traita comme lecture fondamentale, par exemple, tout au long de sa vie. Flaubert ignorera la dessin que son entourage maîtrisait, il a fait manifestement "le choix des mots contre toutes les autres formes de représentation, considérées comme inférieures" mais il dira, néanmoins, dans le Dictionnaire des idées reçues, qu' "il y a des romans écrits avec la pointe d'un scalpel". Flaubert fait une scolarité correcte : bon latiniste et bon angliciste, il lit Spinoza dans le texte et Shakespeare aussi. Il admire Néron en histoire et Byron en littérature. "Comme on admirait Hugo!", écrit-il, et les héros du siècle, Werther et René, les auteurs à la mode aussi : Walter Scott, Balzac, Rabelais et Montaigne. S'il commence des études de droit à Paris, c'est de littérature que rêve Flaubert. C'est alors qu'il prend conscience de ses crises d'épilepsie et aussi qu'il fait connaissance de Louise Colet, sa maîtresse, féministe engagée, plus âgée que lui.
Ensuite, c'est le voyage en Egypte, tourisme sexuel et tourisme historique. Il s'en suit une infection vénérienne... Maxime du Camp, qui l'accompagna dans son voyage, le traitera d'"anti-voyageur". Flaubert est assis dix heures par jour à son bureau où il y a 1700 livres et des peaux de bêtes. Enfin, c'est Madame Bovary qui paraît en feuilleton dans le Revue de Paris, en octobre 1856. Procès : Flaubert est acquitté en février 1857. Mais le bovarysme est né que Jules de Gaultier définira, en 1892, "comme la faculté départie à l'homme de se concevoir comme autrement qu'il n'est". Mais ce sera, dit Maupassant "une révolution dans les lettres" : Isabelle Huppert interprétera Emma au cinéma, après que Jean Renoir en 1934 ait mis en scène Madame Bovary (1934). Et Jean-Paul Sartre se demande, en trois gros volumes, comment "l'idiot de la famille" devient l'auteur de Madame Bovary.
Ensuite, ce sera Salambô, qui meurt, elle aussi. Flaubert voulait "rendre la vie intérieure des Carthaginois". "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar" : ainsi commence Salambô qui sera un succès public immédiat. Désormais, Flaubert a son jour, le dimanche. Il y reçoit Tourguéniev, Renan, Taine, les Goncourt et Georges Sand. Ensuite, ce sera L'éducation sentimentale. Il est décoré de la légion d'honneur ("les honneurs déshonorent", dira-t-il plus tard, pourtant). Et puis, ce sera Bouvard et Pécuchet encore avec le Dictionnaire des idées reçues : "Du défaut de méthode dans les sciences" ou, comme dit Yvan Leclerc, "une critique des images de masse, reproduites dans un but didactique".
Concluons. Flaubert écrit à Georges Sand : "Car j'écris (je parle d'un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d'aujourd'hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra". Yvan Leclerc a réussi un merveilleux livre, modeste dans le ton et précis, clair et complet. Cet album est un outil pour des débutants et un outil aussi pour les spécialistes de littérature, et pour les fans de Flaubert.
lundi 26 octobre 2020
Jean-Paul Sartre, quand il se désengageait
François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 207 p.
Encore un ouvrage sur Sartre, certes mais l'idée principale en est que Jean-Paul Sartre qui s'est tant confié, expliqué, raconté, a quand même oublié de dire beaucoup de choses sur lui-même, sur sa vie. Oublié ? Pas si sûr ! Le "réenroulement rétrospectif" de la vie de Sartre omet des moments importants et sa psychanalyse existentielle est pleine de trous. Normal pour chacun(e) d'entre nous puisque nous ne visons pas la transparence totale, mais pour Jean-Paul Sartre, qui y prétendait, nous sommes tentés d'y percevoir des oublis révélateurs, voire calcuFrançois Noudelmann.
Cet ouvrage est donc un ensemble de réflexions sur la biographie : on ne connaît pas Jean-Paul Sartre. Un Sartre qui joue à être Sartre, multipliant les moi, multiples, divisés ou flottants. Ce n'est donc pas seulement un "tout autre Sartre", sûrement pas, mais un portrait plus nuancé que nous propose François Noudelmann et qui vise "à sauver Sartre du sartrisme", à montrer un Sartre inactuel... et plus sympathique que le compagnon de route des communistes de la fin du XXème siècle.
François Noudelmann enseigne la philosophie à New York (NYU).
mercredi 18 décembre 2019
Proust, encore, et toujours
Jean-Yves Tadié, Marcel Proust. Croquis d'une épopée, Paris, Gallimard, 2019, 376 p.
L'auteur de ce livre est le grand spécialiste contemporain de Marcel Proust : c'est à lui que l'on doit les quatre volumes de la dernière édition de la Recherche en Pléiade et de nombreuses études dont certaines sont présentes dans ce volume. Le titre reprend, quant à lui, celui d'un gros ouvrage sur Napoléon que l'auteur évoque à propos de son enfance.

L'ouvrage commence par une préface qui raconte l'entrée de Jean-Yves Tadié dans l'oeuvre de Marcel Proust car c'est une déjà vieille histoire qui remonte à ses années d'étudiant puis à sa thèse. En 1982, vient la demande de Gallimard pour une nouvelle édition, la seconde, de Marcel Proust en Pléiade, puis une biographie, puis une exposition à la Bibliothèque Nationale...
Le livre commence avec l'amitié, d'abord ; l'auteur, pourtant, après avoir répertorié des dizaines de connaissances de Proust, suppose que celui-ci ne connut véritablement que son oeuvre, et son travail créateur comme réseau d'amitiés.
Le livre va ainsi de Versailles, où Proust se réfugie après la mort de sa mère, à Cabourg, à Pompéi... On y trouve aussi Proust pianiste et les musiciens, dont Reynaldo Hahn qui fut son amant ; on y trouve aussi, bien sûr, la fameuse sonate de Vinteuil (César Franck ou/et Camille Saint-Sens ou/et Gabriel Fauré ? Un peu des trois, sans doute). Et puis voici Marcel Proust et la peinture, avec Elstir et les oeuvres de John Ruskin jusqu'au "petit pan de mur jaune" de Vermeer de Delft ; et puis, voici les tableaux de Chardin et surtout ceux de Claude Monet, son peintre préféré, mais l'on rencontre encore Paul César Helleu, Gustave Moreau et James Whistler. Combien de ces personnages sont-ils devenus des héros du musée imaginaire de Proust ?
Un article est consacré au journalisme ; il commence par un inventaire des contributions de Proust aux revues et à la presse : Le Figaro, bien sûr, mais aussi la Nouvelle revue française, la Revue blanche et des dizaines d'autres... et ce, dès l'enfance, souligne Jean-Yves Tadié. Marcel Proust se voulait journaliste. A propos de la presse, il écrira, entre autres, sur la "réalité mortelle du fait divers", sur "la misère du globe", réservant en revanche aux revues des textes plus approfondis ou les gardant pour lui, comme le "Contre Sainte-Beuve" (refusé par Le Figaro). Car Marcel Proust, et Jean-Yves Tadié le rappelle, est mal accueilli par la presse, qui, pour l'essentiel, l'ignorera. Signalons encore, dans ce livre, un article sur Baudelaire, un tout petit sur Bergson, son cousin, une préface sur Claude Debussy (cf. Claude Debussy à la plage), un texte sur Lionel Hauser, banquier et petit-cousin, un texte sur sa voisine, le commentaire de l'un des trois questionnaires de Proust, etc.
Nous trouvons dans ce livre également deux préfaces à des éditions de Gallimard : l'une à Jean Santeuil, l'autre à Un amour de Swann.
Alors, Proust aujourd'hui ? D'abord, il n'apparaît pas chez Sartre, ni Malraux et à peine chez Camus. En revanche, en chinois, en japonais et en anglais, on compte déjà trois traductions dans chacune de ces langues. Mais laissons le dernier mot à Jean-Yves Tadié : "Reste la pensée de ce roman qui n'arrête pas de penser. L'intrusion de la philosophie dans le roman en change l'interprétation : c'est la pluralité des significations qui se superpose à la singularité de l'anecdote ; c'est l'arrière-plan, et non plus le plaisir de la surface ; c'est la verticalité de la question, non l'horizontalité de l'intrigue. Le sens est infini, non l'anecdote". Le livre de littérature devient donc aussi philosophie ; parti du journalisme, Marcel Proust finit en philosophe.
Voici un ouvrage à lire pour voir Marcel Proust autrement, pour le lire mieux, le comprendre davantage.
Notons enfin que, cette semaine, le FigaroSCOPE titre "A la recherche de Marcel Proust" (cf. la photo de la une, supra) pour célébrer le centenaire de son prix Goncourt et propose une promenade dans Paris pour le retrouver.
vendredi 27 juillet 2018
Les sciences cognitives, sciences rigoureuses de la publicité ?
La cognition. Du neurone à la société, sous la direction de Thérèse Collins, Daniel Andler et Catherine Tallon-Baudry, Paris, essais Folio, Gallimard, 2018, 727 p., Index des noms, bibliographie (hélas, pas d'index des notions), 14,9 €
David Vernon, Artificial Cognitive systems. A Primer, 2014, MIT Press, Boston, 266 p. Index (des noms et des notions). 40 $.
Cet ouvrage imposant peut servir de manuel et de carte pour s'orienter dans les multiples disciplines réunies sous le label général de sciences de la cognition. La lecture du sommaire seule (17 p.) donne le vertige : il s'agit donc d'un outil complet, d'une encyclopédie du domaine. Il sera utile aux étudiants mais aussi aux praticiens de la publicité dont ces sciences ne sont pas le domaine de prédilection. La plupart des chapitres recoupent des préoccupations actuelles de la publicité qu'il s'agisse principalement du ciblage sous toutes ses formes ou de l'évaluation des actions publicitaires (décision d'achat, attribution, performance, agrément, prédiction...). Beaucoup de chapitres seront également utiles à certains domaines du journalisme auxquels il apportera un peu de rigueur et de prudence (psychologie générale, santé, conseils aux parents, psychologie de l'enfant, etc.). L'évolution rapide de ce secteur scientifique impose une mise à jour régulière des manuels, défi pédagogique constant.
Quelque uns de ces chapitres :
- l'émotion
- l'intention
- la perception visuelle (computer vision)
- l'action (la rationalité)
- la personnalité et la personnalisation
- l'attention (distraction, multitasking)
- la mémoire (mémorisation, démémorisation, oubli)
- le langage, etc.
L'ouvrage commence par ce que Jean-Paul Sartre appelait "le sérieux" de la cognition, les données physiologiques : "de la molécule au neurone" puis des neurones au cerveau" chapitre qui se termine par un développement sur "le défi des neurosciences cognitives". Un chapitre complet est consacré au développement, un autre à l'évolution, puis à la perception visuelle, au langage, à la décision (apprentissage, rationalité), à la conscience, au raisonnement, à l'émotion, etc. La question éthique est également évoquée.
D'autres dimensions de la cognition peuvent être abordés par l'activité publicitaire, notamment la création. Comment la tester, l'évaluer ? Les réactions aux tests et enquêtes diverses (AB testing), le design des interfaces utilisateur (UI), la gestion des interactions, tout cela relève également, peu ou prou, des sciences de la cognition. Pensons encore à ce qu'apporte et qu'apportera le développement des capteurs portables (wearables divers et fitness trackers, sous forme de bracelets, d'adhésifs, etc.) capables d'enregistrer en continu (donc réduisant bientôt les biais) des données biologiques et biométriques (rythme cardiaque, sudation, tension, température, mouvement des yeux, niveau de cortisol, etc.) et de les analyser en temps réel ou presque. Ces capteurs devraient révolutionner l'observation indispensable à la compréhension de la cognition.
C'est pourquoi nous mentionnons un manuel universitaire qui met l'accent sur l'intelligence artificielle dans ses relations à la cognition : Artificial Cognitive systems. David Vernon part des sciences cognitives pour en dégager les paradigmes et le système (perception, apprentissage, anticipation, action, adaptation). Au terme de cette analyse, l'auteur passe à l'architecture cognitive puis à l'autonomie, notion clef pour la robotique. Avec la cognition artificielle, celle des machines qui apprennent, David Vernon examine ensuite l'articulation des concepts classiques, l'intention et l'attention (shared intentions, joint attention) ou encore la mémoire et la prospective, la connaissance et la représentation. L'ouvrage se conclut par l'approche de la cognition sociale.
La confrontation de ces deux manuels permet de mieux situer l'ambition des sciences cognitives et ce qu'y apportent l'intelligence artificielle et les machines. Le lien des sciences cognitives avec l'intelligence artificielle est évident : données (capteurs), réseaux neuronaux, algorithmes, apprentissage, robots, etc.
D'Aristote à ces manuels, les sciences de la cognition ont changé de technique, allant de la philosophie générale à l'informatique en passant par les mathématiques (réseaux neuronaux, machine learning). Néanmoins, la question première de Descartes, celle de la relation de la liberté et de la volonté, reste omniprésente.
L'avenir des études et de la recherche publicitaires passe sans aucun doute par les sciences de la cognition. Ces deux manuels constituent un bon point de départ mais le détour par les textes philosophiques anciens donnera aux lecteurs une perspective féconde et prudente, circonspecte.
Références
Aristote De l'âme, Paris, Les Belles Lettres, bilingue grec / français, index de quelques termes philosophiques grecs, 35 €
Aristote De l'âme, Paris, édition en poche GF Flammarion, traduction, présentation et annotations par Richard Bodéüs, 1993, 9 €
René Descartes, Les Passions de l'âme, prenez l'édition en poche GF Flammarion, présentée et annotée par Pascale d'Arcy, 1996.
et le commentaire par Denis Kambouchner, L'homme des passions. Commentaires sur Descartes, Editions Albin Michel, Paris, 1995, 2 tomes.
samedi 8 juillet 2017
Bistrots et cafés : espaces publics populaires ?

Clélia et Eric Zernik, L'attrait des cafés, Paris, 2017, Yellow Now, 111 p.
Le bistrot, à Paris ou en province, est un lieu de socialisation, de rencontre ; c'est un espace public aussi. Il ne pouvait que retenir l'attention d'un anthopologue comme Marc Augé, qui s'intéresse au quotidien, aux jardins de Paris, au vélo, au métro et qu'habite, comme Louis Aragon et les surréalistes, "le sentiment du merveilleux quotidien". Mais Marc Augé fut d'abord un "gamin de Paris" avant d'être étudiant à Paris ; son éloge du bistrot de Paris est livre de connaisseur ! Le bistrot de Paris est un terrain qu'il arpente en ethnologue mais aussi en amateur natif.
Marc Augé est un spécialiste des "non-lieux" ; il y a consacré un ouvrage (Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, 1992). Le non-lieu est anonyme, impersonnel : gare, aéroport, centre commercial. Martin Heidegger déjà distinguait constructions (Bauten) et habitations (Wohnungen). Le bistrot n'est pas un non-lieu : on y retrouve les copains et les copines, on n'y est pas anonyme, au contraire ; on y est plus ou moins vite accepté, on fait bientôt partie de sa famille. Lieu de rencontre pour la belote ou le tarot, l'apéro, le flirt, les discussions pour refaire le monde, l'école, les parents, la révolution, le match, l'échappée gagnante de l'étape... Bistrot divisé en coins. "Les bistrots sont des lieux, au sens plein du terme : la gestion de l'espace y est prioritaire et le temps y est une valeur". Bistrots des premiers rendez-vous, des devoirs bâclés, du billard, du baby foot ("Chez Laurette", Michel Delpech), des humbles boissons, noisettes et petits crème, petit blanc et panaché... "Le bistrot, c'est un lieu entre les lieux", dit Marc Augé. Annexe de l'école ou du lycée, entre boulot et dodo, entre boulot et métro, entre le domicile familial et les cours. Chacun de nous garde dans sa tête un ou plusieurs bistrots, ses racines choisies, son "lieu naturel".
Que voit un ethnologue dans un bistrot ? Un espace social ? Un espace entre le zinc - percolateur, tireuse à bière - et la salle. Il y perçoit des emplois du temps, cafés crème du matin, tartines, heure de pointe du déjeuner, heures creuses, heure de l'apéro. Il y voit des rites (les tournées que l'on paie), des rôles que l'on joue.
Le cinéma a mis en scène les bistrots (cf.infra), Jean-Paul Sartre aussi dans L'Etre et le Néant ; Marc Augé évoque encore les bistrots de Maigret, ceux de Louis Aragon (Le Paysan de Paris, 1926), d'Ernest Hemingway. Songer encore aux dérives de Guy Debord, de bistrot en bistrot.
Anthropologie légère de notre quotidien, toute d'expériences vécues, car notre anthropologue est chez lui dans les bistrots, de plain pied avec son terrain. Cette anthropologie, comme celle de Claude Lévi-Strauss, est empreinte de nostalgie : Paris sans bistrots, livré par l'urbanisme commercial, aux McDo, KFC ou Starbucks, non-lieux publics ? Marc Augé évoque ainsi, comme Baudelaire, une civilisation qui lui semble disparaître... nos "tristes tropiques".
Clélia et Eric Zernik ont pris un parti d'observation différent, celui du cinéma. Après une belle introduction sur les cafés comme "chez-soi de substitution" et comme "pauvre spectacle", on passe aux représentations cinématographiques du café à partir de six exemples analysés. Marcel Carné ("Les Tricheurs"), Alfred Hitchcock ("Les Oiseaux"), puis Jean-Luc Godard et le "café-philo", Raymond Depardon ("Paris"), Eric Rohmer ("L'amour l'après-midi") et Jean Eustache avec "La maman et la putain" : autant de films, autant de cafés pour y voir plus clair dans le monde des cafés et bistrots. Le café devenant cinéma, et le cinéma devient café, dira Jean-Luc Godard...
N. B.
- Sur Martin Heidegger et l'habitation, les places et les lieux : "Bauen Wohnen Denken", in Vorträge und Aufsätze, Stuttgart, 1954 (traduction, Essais et conférences, "Bâtir habiter penser", Paris, Gallimard, 1958).
- Sur les cafés, buffets de gare, voir aussi les textes (années 1880-90) de Joris-Karl Huysmans réunis dans Les Habitués de café, Paris, Edition Sillage, 2015, 61 p., Bibiogr. 6,5 €
Boulogne: "Aux petits oignons", le chef, Michel Hache, derrière le bar, un dimanche matin. Déjeuner, dîner, Le Parisien et le wi-fi, pastis et petits crème ! |
lundi 18 juillet 2016
Foules, masses, publics et autres multitudes
Elena Bovo et al., La foule, 2015, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 151 p.
La notion de foule est intuitive, confuse, floue ; bien qu' appartenant aux expressions d'usage courant, elle est difficile à cerner, encore plus à définir. Pour s'y retrouver, on la pose en l'opposant à celles de masse, de multitude, de classe, de public, de peuple, d'opinion publique, de corps électoral, de série voire même de consommateurs ("foule sentimentale", disait la chanson). Nous ne nous trouvons donc jamais loin des médias, de l'audience... et, désormais, de la data.
L'arrivée des médias électroniques, radio, télévision, Internet, a étendu la notion de publics et d'espace public au virtuel. On ne cesse sur le Web de parler de "crowd" (crowd sourcing, crowd funding, etc.), voire même de "crowd-based capitalism" (Arun Sundararajan). De quelle foule s'agit-il ? Existe-t-il des foules virtuelles que réuniraient les réseaux sociaux par centaines de millions d'utilisateurs ? "Actions à distance", disait Gabriel Tarde, qui croyait pouvoir y déceler le signe distinctif de la civilisation... Optimiste (cf. La radio au service des nazis). "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art", dit Charles Baudelaire (Petits poèmes en prose, XII).
Pour y voir clair, comprendre, cerner et discerner la notion de foule, Elena Brovo a réuni six spécialistes d'histoire et de philosophie. Sept chapitres pour disséquer et analyser cette notion, chacun s'appuyant sur un ou plusieurs auteurs canoniques : Spinoza, Maximilien Robespierre, Jules Michelet, Karl Marx, Gustave Le Bon, Hippolyte Taine, Gabriel Tarde, Jean-Paul Sartre, pour finir avec Scipio Sighele, disciple de Cesare Lombroso ("La folie des foules"). La juxtaposition de ces textes est étourdissante et, refermant l'ouvrage, on ne sait plus guère à quelle foule se vouer. Doute hyperbolique. Sans compter les foules méconnues : par exemple, les fan zones du football (4 millions de personnes en juillet 2016, en France, cf. infra), la foule des villes, des départs en vacances (cf. infra), des rues et des places publiques (smart city), des manifestations... "οἱ πολλοί" (oi polloi), disait-on en anglais distingué (l'opposant à οἱ ὀλίγοι, oi oligoi, bien sûr).
La référence, explicite ou implicite, à la Révolution française et aux philosophes des Lumières est à l'horizon de la plupart des auteurs évoqués dans ce livre, historiens, politologues, philosophes, psychologues dès lors qu'ils mobilisent la notion de foule. On y cherche avec Michelet et Taine "les origines de la France contemporaine". L'exercice se poursuit aujourd'hui... (cf. la conclusion du chapitre d'Arthur Joyeux). D'autres illustrations historiques, moins françaises, auraient été bienvenues.
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Dessin du Canard Enchaîné, 13/07/2016, p. 8 |
Gustave Le Bon, en 1895, annonce "l'ère des foules". Sa psychologie des foules, qui connaîtra un succès éphémère, sera détrônée par l'idée d'opinion publique dont la force et la puissance sont inséparables de celle de la presse et des intellectuels (cf. Affaire Dreyfus).
Gabriel Tarde, critique contemporain de Gustave Le Bon (Les lois de l'imitation, 1890), propose de substituer la notion de public à celle de foule : voici venir "l'ère du public ou des publics", le public est "le groupe social de l'avenir". Ce public est un produit des médias, de l'imprimerie et du chemin de fer qui, ensemble, bâtissent la grande presse (manquent l'école obligatoire et la publicité). Tarde ajoute au diagnostic le télégraphe et le téléphone. Chapitre synthétique, éclairant, de Gauthier Autin : "grandeur et décadence de la psychologie des foules".
Karl Marx a-t-il parlé de foule ? Dans "le marxisme et les foules", Arthur Joyeux rappelle d'abord combien l'éloge des foules par Le Bon est réactionnaire, contemporain de l'hostilité aux syndicats, aux bourses du travail, au parlementarisme, à la classe ouvrière. Ensuite, il propose une étude "langagière" de la notion de foule à partir de textes de Marx : "foule" serait en allemand "die Menge" (proche de volume, quantité, ensemble, notion chère aux mathématiciens, Mengenlehre) ou "der Haufen" (le tas), ensembles indistincts, non structurés, que Marx oppose à la masse (die Masse) qui se constitue en classe organisée, consciente (avec un parti, des organisations "de masse"...). Travail de lexicologie séduisant mais frustrant car trop limité dont on attend davantage... Peut-être faudrait-il recourir à des outils plus puissants d'intelligence artificielle des textes (NLP, clusters, etc.). Car enfin Hitler aussi utilise la notion de masse : diriger, affirme-t-il, c'est pouvoir bouger des masses ("Denn führen heisst : Massen bewegen können" (Mein Kampf, Eine Kritische Edition, p. 1473).
De cet ensemble de textes ne ressort, en toute logique, aucune conclusion. La foule comme la masse ou la multitude sont rebelles au concept ; elles ne se laissent pas aisément saisir et enfermer par les outils de classification courants. Pourtant, les problèmes évoqués dans cet ouvrage sont au cœur de l'économie de la communication et des médias et de l'histoire politique récente. De quelle discipline peut-on attendre un début de réponse ?
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Fan zone de la Tour Eiffel à Paris, en juillet 2016, pour l'UEFA Euro. Foule ? |
lundi 16 mai 2016
Iconoclaste : la gestion de la presse nationale française depuis 1939

Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais. Enquête avec la collaboration d'Olivier Tosas-Giro, Paris, 2012, La fabrique éditions, 190 p. Bibliographie
Voici une histoire polémique de la gestion de la presse nationale française. Une synthèse virulente allant de la guerre de 1939-45, de la collaboration avec les nazis, jusqu'à 2010. Livre ironique, mordant souvent, féroce parfois, écrit par un journaliste nourri dans le sérail, et qui en connaît beaucoup de détours.
Nombre des acteurs de cette presse, fonctionnaires, journalistes, managers, "journalistes-managers", ont écrit sur leur expérience de dirigeant dans la presse, sur leur déception souvent : ils peuplent la bibliographie.
Livre de journaliste, il met l'accent sur la presse d'information nationale, celle qui est adulée par les médias, celle du microcosme journalistique et politique, celle qui a toujours, simultanément ou successivement, un pied dans la politique et dans la finance, presse écrite qui aime se voir à la télévision : qui d'ailleurs lui confère une dimension people.
Les patrons de la presse nationale est le fruit d'une enquête journalistique (lectures, entretiens) sur la gestion politique et financière des entreprises de presse nationale en France. L'accent est mis sur la presse quotidienne, Le Monde et Libération surtout, titres emblématiques d'une presse pour journalistes et personnels politiques. Il n'y est pas question de la presse populaire, presse des loisirs créatifs, magazines de vulgarisation historique, des guides d'achat... On va du Monde de Hubert Beuve-Méry, au style modeste et sobre, à l'expérience innovante du Monde Interactif. On évoque le Libération de Serge July mais on omet celui de Jean-Paul Sartre, ambitieux qui prétendait changer l'information des citoyens, le journalisme et le financement de la presse (cf. infra, la Une de Libération du 18 avril 1973, avec appel à la souscription).
Les auteurs dégagent plusieurs dimensions de la gestion de la presse : le "hold-up des holdings" (chap.VII) qui permet aux propriétaires de profiter d'avantages fiscaux et de noyer la gestion dans la complexité technique, rendant les structures financières opaques, les structures sous-jacentes illisibles. Les chapitres VIII et IX décrivent "le règne des propriétaires" et les grandes "familles" de la presse : il s'avère plus difficile d'énoncer que de dénoncer.
Se profilent encore, à la lecture de cet ouvrage, quelques caractéristiques majeures de la presse quotidienne nationale en France et de son modèle économique. Tout d'abord, l'intrication de la presse, de la haute administration (cabinets ministériels, missions, commissions, etc.) et de la banque ; tous ces milieux sont en constante osmose. Ensuite, sa dépendance de l'Etat par la voie des subventions (diverses "aides à la presse") : la presse qu'ils ne financent pas directement par leurs achats, les Français la financent indirectement par leurs impôts...
Au-delà de ces spécificités nationales, d'un poids limité, il faut malgré tout observer la quasi universalité du déclin de la presse papier. Partout dans le monde, son lectorat diminuant, elle n'est plus un support publicitaire adéquat pour les grandes entreprises visant la consommation massive et ciblée ; elles lui préfèreront de plus en plus la télévision puis le Web mobile, vidéo. La part des recettes publicitaires qui revient à la presse baisse depuis un siècle : chaque média nouveau vient éroder sa part du marché publicitaire : ce furent d'abord la radio puis les réseaux d'affichage national, puis la télévision, et, maintenant, le tour du Web. C'est à une transformation lente et inéluctable à laquelle nous fait participer ce changement de paradigme : la nostalgie de la presse papier et du média national a encore de beaux jours devant elle, mais l'avenir de l'information, donc du journalisme, est aux écrans, aux données mobiles (géo-data). La concurrence devient américaine (plutôt que mondiale) : Google, Facebook, Microsoft, AOL pour commencer puisIBM, Freewheel, etc.
Pour finir : ne confondons pas les problèmes de la presse nationale (papier) avec ceux du journalisme d'information. Si l'information est indispensable à la vie démocratique, son modèle économique est loin d'être établi. Jean Stern et Olivier Tosas-Giro décrivent un modèle économique compromis et décadent sans imaginer - ce n'est pas leur propos - le prochain modèle, numérique, évidemment. Le diagnostic se veut politique voire moral, mais la solution est économique et technique.
dimanche 10 avril 2016
Annie Ernaux, écriture et auto-socioanalyse
Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, 151 p. 15 €
Cet ouvrage est un travail sur la mémoire, sur la narration de l'intime, sur la distance entre ce qu'a vécu une jeune fille et ce qu'en perçoit la "même" femme, beaucoup plus tard. Soixante ans après un événement sexuel traumatisant (pour elle), l'auteur repasse par deux de ses années, celles, entre dix-huit et vingt ans, années qui inaugurent son entrée dans l'âge adulte, par le baccalauréat et la vie d'étudiante boursière. Autobiographie avec zooms, avant et arrière, flash-backs.
Retrouver, comprendre, assimiler. Enoncer plutôt que dénoncer.
Le travail de mémoire de l'auteure (sa documentation) est opéré au moyen de photos, de lettres retrouvées, de souvenirs plus ou moins délabrés. Annie Ernaux supplée ces traces en recourant au moteur de recherche, au réseau social Copains d'avant, aux annuaires. Le Web est désormais un outil des romanciers, toute la mémoire de leur monde s'y trouve, ou presque.
Comme dans la plupart de ses livres, Annie Ernaux utilise les médias, traces dans la mémoire, pour situer la datation biographique et l'ambiance de l'époque : les films ("L'année dernière à Marienbad", "Les Orgueilleux", "A bout de souffle", "Les Amants", "Hiroshima mon amour", "Le repos du guerrier"...), les chansons à la mode (Dalida, Gilbert Bécaud, Georges Brassens, Billie Holiday, Paul Anka, Edith Piaf, "Only You"), les people du moment (le roi Pelé, Charlie Gaul, Juliette Gréco, Brigitte Bardot...), la presse magazine (Bonne Soirée et ses romans insérés, Lectures pour tous...). Tout cette mémoire involontaire aide à parler de l'époque, permet de la retrouver. L'auteure souligne d'ailleurs combien les romans-feuilletons féminins de ces années là étaient bien plus réalistes, à propos de la vie des femmes, de leurs soucis et de leurs préoccupations, que la littérature noble, légitime. Pour tisser la toile de fond des souvenirs de 1958, l'information politique occupe peu de place : la guerre d'Algérie, affaire masculine et muette, est à peine présente (les attentats, les appelés). La vraie vie était ailleurs, censure du temps, effacement à quoi contribuent les médias, par défaut !
Cette "fille" de dix-huit ans est un personnage en quête de son auteur. Le personnage discute âprement avec l'auteure, qui est la femme qu'elle est devenue (dont on peut suivre la vie de livre en livre, avortement, mort des parents, cancer du sein...). Volonté de l'auteure de récupérer le discours intérieur de son personnage, volonté illusoire d'autoanalyse, de lucidité extrême.
On retrouve dans Mémoire de fille, énoncés crûment, les thèmes de l'analyse sociale chers à Annie Ernaux, fille de petits épiciers, rescapée scolaire : la honte culturelle (le français parlé par ses parents, l'accent normand, l'aménagement modeste de l'habitation familiale), le rôle de la modernité et des pratiques culturelles alors classantes, la mode, le tennis, les échecs, les disques de Bach... Formidable psychanalyse sociale effectuée par la classe dominée et par les plus dominés de cette classe, les femmes. Ce livre s'avère un manifeste tranquillement féministe, un manifeste subjectif, ancré dans le social et le biographique : "auto-socianalyse", aurait dit Pierre Bourdieu. Mais une socianalyse que ne masque aucun concept grandiloquent, aucune euphémisation, aucun artifice narratif.
A dix-huit ans, Annie Ernaux, "la fille", se libère et se console avec les livres et sa distinction culturelle récemment acquise. Cesar Pavese (Le Bel été !), puis Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, Albert Camus, Jacques Prévert, André Gide... années d'apprentissage littéraire et philosophique.
Dès les premières lignes est énoncée l'ambition directrice du livre : "Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres". L'enfer de la domination vécue, c'est bien ces autres, ceux qui imposent l'obéissance tacite. Etre dominée, c'est tellement vouloir être comme les autres, jusqu'à l'obsession. Humiliation d'être humiliée. Analyse sociale d'un "universel singulier" (Jean-Paul Sartre à propos de Flaubert) que l'on réduit d'habitude à du psychologique, de l'émotion, du sentiment, voire de la sentimentalité (il y en a ...). Que reste-t-il ? Toute une femme, faite de toutes les femmes mais que ne vaut sans doute pas n'importe qui...
Dense, ciselé. Impressionnant de lucidité et de talent. A lire deux fois, la première pour le plaisir du texte, la seconde pour dé-couvrir et suivre l'analyse, pas à pas. On ne ressort pas indemne de cette lecture.
Sur l'œuvre de Annie Ernaux, dans ce blog :
- Annie Ernaux : réflexions faites sur l'écriture.
- Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, éditions Gallimard, 2014, 113 p.
- Ethnologie littéraire de l'hypermarché.
- Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, 72 p.
- D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans.
- Thomas Hunkeller, Marc-Henry Soulet, et al., Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, Genève, 2012, 215 p.
- Annie Ernaux, Ecrire la vie, Gallimard, 1087 pages, 2011
- Les mots-clés de la vie d'une femme
- Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 p. folio, 253 p.
lundi 16 novembre 2015
L'intelligence artificielle des passions de l'âme

Rosalind W. Picard, Affective Computing, Cambridge, The MIT Press, 292 p. 2000, Bibliogr, Index
Descartes voyait dans les émotions des "passions de l'âme" (1649), les effets de l'action du corps sur l'âme. Avec l'analyse des émotions et le "calcul affectif" (affective computing), l'analyse des expressions du visage est devenue une discipline scientifique recourant à l'intelligence artificielle pour déterminer l'humeur, les sentiments d'une personne.
Une telle connaissance, si elle est rigoureuse, peut donner lieu à de nombreuses exploitations commerciales, médicales, éducatives. L'humeur, bonne ou mauvaise, est-elle une variable discriminante du comportement du consommateur, de l'élève, des décideurs, des politiciens ? Que révèle-t-elle de la santé d'une personne, des risques de maladie, de son intention d'acheter ?
Pour celui qui s'émeut, l'émotion, disait Jean-Paul Sartre, est une "transformation du monde" (Esquisse d'une théorie de l'émotion, 1938) : en effet, dans l'émotion tout se mêle et se confond, la pensée (cognition), le corps et la conscience ; aussi l'émotion fait-elle l'objet d'une approche nécessairement interdisciplinaire, combinant à l'anthropologie les sciences cognitives, la robotique, le machine learning, l'oculométrie (eye-tracking ou gaze-tracking) et, bien sûr, la psycho-physiologie, où Jean-Paul Sartre situait le "sérieux de l'émotion" (observation des états physiologiques).
L'analyse de l'émotion fait l'objet d'un projet du MediaLab au MIT (Cambridge) au point de départ duquel se trouvent les recherches de Rosalind Picard, où elle est Professeur. Son ouvrage fondateur, Affective Computing, déclare un objectif que l'on peut résumer en quelques mots : pour les rendre plus intelligents, doter les ordinateurs des moyens de comprendre les émotions pour qu'ils puissent "avoir le sentiment de", voire même, "faire du sentiment". "Computers that recognize and express affect". Avec quels types de données faut-il les alimenter ? Quel rôle peut jouer l'internet des choses que l'on porte sur soi (capteurs, affective wearables) dans cette perspective ?
L'intelligence artificielle peut permettre d'approfondir la compréhension des émotions et des sentiments (feelings). Rosalind Picard met en avant de son travail la déclaration de Marvin Minsky (comme elle, Professeur au MIT auteur de The Emotion Machine et de The society of Mind) : il ne s'agit pas de savoir si une machine intelligente peut avoir des émotions mais si une machine peut être intelligente sans avoir d'émotions. On devine sa réponse.
L'ouvrage commence par l'étude du cadre intellectuel général de l'"affective computing", la description des émotions ; il débouche en seconde partie sur l'ingénierie propre à son développement, aux conditions de la reconnaissance automatique des émotions par un ordinateur.
L'analyse des visages et des émotions exprimées ("emotion recognition") repose sur quelques opérations essentielles à partir d'une base de données de visages, détection des visages, codage des expressions faciales ("facial coding"), catégorisation des émotions de base. Notons que cette catégorisation est sans cesse reprise depuis Descartes qui en distinguait, intuitivement, "six simples et primitives" (art. 69 du Traité des passions : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse), les autres émotions n'en étant que des compositions ou des espèces. L'affective computing devrait rendre possible une analyse plus objective, passive des émotions. Quid de la détection des sarcasmes ?
Le diagnostic final, l'identification d'une émotion, d'une humeur (mood) combine l'analyse de la voix et de celle des expressions du visage.
Science fiction ? On pense au film Ex Machina dont le personnage est un robot, alimenté par toutes données du Web, dont les photos des réseaux sociaux (micro-expressions mémorisées), capable de décoder les émotions humaines. Comprendre des émotions est une étape clé sur le chemin du test de Turing.
Les applications sont nombreuses et des entreprises vendent l'exploitation de l'analyse des émotions. Citons, par exemple, pour le marketing :
- RealEyes qui se veut "the Google of emotions". Recourant à la reconnaissance faciale, il s'agit d'observer l'effet de stimuli marketing dans les points de vente : produits, agencement des linéaires, PLV. Utilisé par Ipsos.
- Affectiva (dans laquelle a investi WPP) propose, en temps réel, des emotion analytics issus des travaux du MediaLab (MIT)
- Innerscope Research (racheté par Nielsen) se réclame de la consumer neuroscience
- Emotient quantifie l'émotion, l'attention, l'engagement pour prédire le succès d'un message publicitaire, d'une émission. Racheté par Apple en Juin 2016.
- Virool analyse les émotions des utilisateurs de vidéo sur le Web (eIQ platform)
- A titre d'exemple, signalons le projet européen de recherche SEMEOTICONS qui vise l'auto-surveillance à l'aide d'un miroir intelligent (wize mirror ou affective mirror) pour l'auto-diagnostic
- Signalons encore l'analyse des émotions politiques lors des débats électoraux (cf. par exemple, au Canada en septembre 2015 avec le FaceReader du Tech3Lab de Montréal.
- La BBC étudie l'impact émotionnel de la publicité dite "native" avec CrowdEmotion.
- Vyking recourt à la reconnaissance faciale pour cibler les consommateurs selon les émotions que manifestent les visages.
- FacioMetrics (née en 2014 de Carnegie Mellon University) a été rachetée en novembre 2016 par Facebook.
lundi 29 juin 2015
Heidegger : l'interview en différé (Der Spiegel)
Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS, Propyläen, Berlin, 2014, 368 p. Bibliogr., Index.
Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle (1889-1976). Professeur de philosophie influent aux disciples nombreux et célèbres : Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Leo Strauss, entre autres. Il fut lui-même élève de Edmund Husserl qui dirigea sa thèse de doctorat.
Son œuvre compte plus d'une centaine de volumes, dont le plus important est Sein und Zeit (L'Être et le temps, 1927).
Le 23 septembre 1966, Martin Heidegger donna une longue interview pour l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous réserve que cette interview ne soit publiée qu'après sa mort. L'interview, longuement préparée, fut donc publiée dans le numéro suivant le décès du philosophe, en mai 1976, soit presque dix ans après avoir eu lieu. Heidegger, en repoussant la publication de l'entretien au-delà de sa mort, voulait pouvoir travailler tranquillement. Pour Der Spiegel, une telle interview constitue un trophée journalistique !
Le livre de Lutz Hachmeiter, directeur de l'Institut für Medien- und Kommunikationspolitik à Berlin, décortique et expose l'histoire de cette interview. Il en traite d'abord la construction, en évoque la mise en scène médiatique, qui comporte aussi de nombreuses photos posées. Il en documente méticuleusement les constituants, les acteurs (famille, étudiants, collègues), le contexte intellectuel et politique, l'époque. Le texte de l'interview est publié dans le tome 16 des œuvres complètes (cf. infra). On le trouve en anglais ici.
Rappelons les faits qui se trouvent au cœur de cette interview et la motivent. En 1933, quelques mois après que le parti nazi (NSDAP) et Hitler aient pris le pouvoir, Martin Heidegger est élu recteur de l'Université de Fribourg en Brisgau ; il y manifeste d'abord son allégeance au pouvoir nazi, puis, déçu, prend petit à petit ses distances et démissionne, un an après. Depuis lors, la question revient sans cesse dans le débat philosophique : Martin Heidegger, le "grand philosophe", a-t-il été nazi, antisémite ? A-t-il jamais cessé de l'être ?
En 1945, Heidegger sera interdit d'enseignement pour trois ans ; ensuite, il ne sera plus inquiété et mènera à Fribourg et dans sa petite maison en Forêt-Noire (die Hütte), la carrière universitaire d'un intellectuel mondialement célèbre et célébré.
L'interview donne l'occasion à Heidegger de s'expliquer et de se disculper, bien qu'il ne plaide pas coupable... La première partie de l'interview du Spiegel est consacrée aux relations de Martin Heidegger avec l'Etat nazi (NS-Staat): "Der Philosoph und das dritte Reich". Ensuite, Heidegger évoque sa philosophie, à propos de l'éducation, du rôle de l'université et surtout de la place de la technique. Celle-ci est à ses yeux devenue incontrôlable et toute-puissante sous la forme de cybernétique (c'est le "Gestell") : selon Heidegger, l'erreur fondamentale de nos sociétés est-elle de se soumettre à la domination de la technique, aux médias, à la mondialisation ? Question d'importance, légitime, mais faut-il mixer ces questions philosophiques et politiques légitimes avec l'acquiescement actif au nazisme ? Stratégie rhétorique de détournement, voie d'évitement ?
D'ailleurs, comment ne pas s'étonner de la persistance dans la philosophie contemporaine de références à des œuvres qui n'ont jamais clairement rompu avec le nazisme comme celles de Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt (tous trois interviewés par Der Spiegel) ? D'où vient cette fascination ? Pourquoi le poète Paul Celan a-t-il voulu rencontrer Martin Heidegger ?
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La Une du Spiegel, 31 mai 1976 (N° 23) |
L'interview pour Der Spiegel est conduite par deux journalistes, Rudolf Augstein et Georg Wolff. Ce dernier est issu de l'administration nazie où il travaillait au service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD - de Reinhard Heydrich). Belle reconversion ! Un développement est d'ailleurs consacré par Lutz Hachmeister à la place qu'occupaient au Spiegel d'anciens cadres de l'Etat nazi, collaborateurs de Himmler. Chapitre éclairant de l'histoire de la presse allemande après-guerre et du fameux magazine, de réputation progressiste, à l'époque de Konrad Adenauer.
En fait, dans cette interview, Martin Heidegger ne répond directement à aucune question concernant son engagement nazi. Il ne philosophe pas sur le nazisme, ne dit rien sur la destruction de l'Europe juive, sur les camps d'extermination. D'ailleurs, on ne lui demande rien. Heidegger réfute la plupart des accusations dont il est l'objet. Pour toutes réponses, nous n'avons que quelques élucubrations plus ou moins ésotériques que les interviewers semblent écouter respectueusement ; la plus fameuse, la plus obscure, "Seul un dieu peut encore nous sauver" "Nur noch ein Gott kann uns retten") donnera son titre à un documentaire sur Heidegger.
Depuis cette interview, les tomes 94, 95 et 96, dits "Schwarze Hefte" (Cahiers noirs), des œuvres complètes de Heidegger ont été publiés, finalement. Ces écrits des années 1930 confirment l'antisémitisme têtu et constant du professeur de philosophie. Le quotidien Frankfurter Allgemeine (FAZ) parlera à ce propos de "débâcle intellectuelle".
La lecture de l'ouvrage de Lutz Hachmeister laisse une impression d'ambiguïté, de malaise. Heidegger noie le poisson dans son jargon philosophique. Notons qu'il déclarait détester les journalistes qu'il traitait de "Journaille", reprenant une expression péjorative de Karl Kraus (Die Fackel, 1902) dont usaient les nazis. Heideggers Testament. Der Philosoph, der Spiegel und die SS témoigne pourtant que Martin Heidegger ne dédaignait pas d'exploiter les pouvoirs de la presse (de nombreuses photos ont été prises à l'occasion de cette interview, publiées en un volume par FEY vendu à Todnauberg pour les touristes, cf. infra).
Emmanuel Lévinas était embarrassé quand on l'interrogeait sur le nazisme de Martin Heidegger. En 1968, dans Quatre lectures talmudiques, il écrira finalement : "Il est difficile de pardonner à Heidegger" (in "Traité du Yoma"), mais, néanmoins, il ne cessa de s'y référer dans ses cours (cf. ses derniers cours, année universitaire 1975-76 : Dieu, la mort et le temps). Près d'un demi-siècle plus tard, il semble impossible de pardonner. Pourtant la philosophie heideggerienne est florissante et hégémonique. Impardonnable.
Quelques références bibliographiques
- Cohen-Halimi, Michèle, Cohen Francis, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Paris, 2015, Sens&tonka, 42 p.
- Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Jahre 1931-1941), Band 94, 95, 96, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2014.
- Heidegger, Martin, Gesamtausgabe (Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges 1910-1976), Band 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000.
- Lescourret, Marie-Anne (sous la direction de ), La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris, Editions de l'éclat, 1994.
- Lévinas, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, 1993, Editions Grasset & Fasquelle (Livre de Poche)
- Lévinas, Emmanuel, Quatre lectures talmudiques, 1968, Editions de Minuit
- Trawny, Peter, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les cahiers noirs, Paris, Seuil, 2014 (Heidegger und der Mythos der jüdischen Verschwörung, 2014, Vittorio Klostermann)
- Trawny, Peter, (herausgegeben von), Heidegger, die Juden, noch einmal, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2015, 256 p.
- Trawny, Peter, Irrnisfuge- Heideggers An-archie, 2014, Berlin, Mathes & Seitz, 92 p.
- Weill Nicolas, Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment, Paris, CNRS Editions, 2018, 208 p.
mardi 19 mai 2015
S'engager à se désengager

David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Edition Métailié, Paris, 2015, 207p. Bibliogr.
"Nos existences parfois nous pèsent" : ainsi commence l'ouvrage de David Le Breton. Cette affirmation liminaire est le pendant du postulat existentialiste : "l'homme est condamné à être libre" (Jean-Paul Sartre). Cette injonction pèse, et nos contemporains, ivres de "divertissement", aimeraient parfois relâcher la pression qu'ils subissent dans tous les moments de leur vie personnelle et professionnelle. D'autant que cette pression sociale est désormais aggravée par les médias nouveaux et les réseaux sociaux, omniprésents et instantanés, mobiles et portables.
David Le Breton décrit une réaction de plus en plus fréquente à cet enfer, "disparaître de soi" : "j'appellerai blancheur cet état d'absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté d'être soi". Comportement de résistance à une organisation sociale qui sécrète précarité, angoisse et stress.
L'auteur, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg traite du désengagement, de l'indifférence, du "retrait du lien social" sous toutes ses formes. Beaucoup de ses exemples proviennent de la littérature : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Georges Perec, Robert Walser, Herman Melville (Bartleby), Samuel Beckett, Georges Simenon, Paul Auster... tous ont évoqué cette logique de désengagement social. L'auteur aurait pu évoquer, pourquoi pas, la vie du mathématicien Alexandre Grothendiek. Loin de la littérature, les formes banales de la "disparition de soi" sont multiples : le sommeil, la fatigue (burn out), la dépression... L'auteur évoque aussi la "souffrance au travail" (citant Christophe Dejours), "l'usure mentale" dans les entreprises où les employés peuvent être considérés comme variables d'ajustement. Un chapitre entier est consacré à l'adolescence et aux contraintes de l'identité, un autre à la maladie d'Alzheimer où les vies se défont. Quel diagnostic commun pourrait les réunir ? Quelle aliénation ?
Pourquoi "Disparaître de soi" devient "une tentation contemporaine" ? Qui succombre, qui résiste ?Si l'ouvrage recense de nombreuses formes courantes, discrètes, de résistances aux diverses formes de contrainte sociale, il met aussi l'accent sur les formes pathologiques, extrêmes.
L'angle choisi par l'auteur pour regarder la société est original, situé à l'intersection du sociologique et du psychologique ; ce point de vue, cet angle pourraient s'avérer particulièrement fécond pour analyser l'évolution issue des nouveaux médias et de leurs exigences sociales dont témoigne, par exemple, le droit au déréférencement, droit à l'oubli contre l'atteinte à la vie privée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux.
S'évader de soi, s'évader des personnages qui fabriquent pour chacun une identité carcan (personnalisation à partir de nos données) ? Le dernier épisode de Mad Men qui montre Don Draper, dépressif, "disparaître de soi", se défaire de ses personnages, un à un, et des contraintes accumulées tout au long des épisodes de sa vie. Comment "glisser entre les mailles du tissu social" et de ses exigences, de son économie ? Tout au long de l'ouvrage de David Le Breton, chemine une interrogation sur l'identité et sur la personnalité, thèmes lancinants des médias sociaux (personnalisation, recommandation). A lire cet ouvrage, le besoin urgent se fait jour d'une socianalyse des médias sociaux et de leur impact sur la vie quotidienne.
N.B. Sur un thème voisin, voir l'ouvrage de Byung-Chul Han, Müdigkeitsgsellschaft, Matthes & Seitz, Berlin, 2010, 70 p. (traduction française : La société de la fatigue, Circé).
jeudi 18 décembre 2014
Annie Ernaux : réflexions faites sur l'écriture
L'écrivain revient toujours sur les lieux de ses livres. Michelle Porte est la réalisatrice d'un documentaire, "Des mots comme des pierres", consacré à Annie Ernaux, diffusé sur France 3 en 2013. La situation d'interview télévisée obligeait Annie Ernaux à parler devant / à une caméra. Cette sommation muette faite à l'écrivain, "la sorte d'urgence qu'elle (la caméra) impose de répondre", l'a amenée à effectuer un retour sur son œuvre. Il s'en suit une biographie conduite par ses lieux : sa maison en banlieue parisienne (Cergy), la maison de son enfance, le café-épicerie d'Yvetot dans le Pays de Caux.
"La mise en mots", selon une expression d'Elsa Triolet, s'effectue dans ce cadre. Si Annie Ernaux, comme Jean-Paul Sartre (Les mots), a passé toute sa vie dans les livres, ce ne sont pas les mêmes livres. Elle évoque le rôle du dictionnaire Larousse, du Tour de la France par deux enfants (Augustine Fouillée, 1877), manuel de lecture qu'avait utilisé son père, les magazines féminins de sa mère (Confidences, Les veillées des Chaumières, Le Petit Echo de la Mode). L'auteur évoque la place et le rôle des photos dans son travail, qui lui permettent de retrouver le passé et fonctionnent pour l'écriture comme stimuli de la mémoire : statut "passé / présent" des photos de famille, des photos sans prétention esthétique, représentant des personnes (cf. Les années, et surtout Retour à Yvetot ou L'Usage de la photo). Photos de ce qui a eu lieu.
Dans cette auto-analyse littéraire, chemine partout une réflexion continue sur l'appartenance de classe, appartenance qu'il faudait effacer ou dissimuler, trahir, pour réussir dans la vie : ainsi du refoulement des "mots normands" de la langue populaire, par exemple, au profit de la langue légitime de l'école et de la littérature. Là se lit l'importance de l'enfance, des parents, qui, jamais, par construction, ne peuvent savoir ce qu'ils font.
Annie Ernaux rend compte de "la violence feutrée de la domination culturelle" mais aussi de la violence dure, sérieuse, faite aux femmes, violence qui est le point de départ de son premier roman, Les armoires vides (1974) puis de L'événement (2000). Double détermination, double domination.
Est-on condamné - à et par - ses classes sociales d'appartenance et de référence ? Le rêve imposé de mobilité sociale, et spatiale, serait-il la dernière ruse de la domination, la dernière illusion de liberté ? Annie Ernaux se perçoit en "transfuge de classe", en "parvenue" : cette conscience de classe est-elle une dimension, ultime, de la domination ? Annie Ernaux, comme Pierre Bourdieu, a "l'insoumission comme héritage". Au-delà de tout, au-dessus des classes se trouverait l'écriture comme "vrai lieu", comme utopie...
Livre de réflexion sur les livres, "le vrai lieu" approfondit l'analyse de la "production littéraire" en général et de celle d'Annie Ernaux, en particulier. On ne suivra donc pas ce fonctionnaire d'ambassade que cite Annie Ernaux et qui aurait déclaré : "elle ne sait pas du tout parler de ses livres". Il semble qu'elle en parle très bien, au contraire. Et donne envie de les lire, de les relire mieux.
A noter : une émission de France Inter, "L'écrivaine Annie Ernaux". Quant au film, hélas, il est encore introuvable... La disponibilité des œuvres télévisuelles partout, tout le temps reste un vœu pieux. Alors, France 3, service public ! Il ne suffit pas de concevoir et faire réaliser des émissions, encore faut-il les rendre disponibles, tout le temps, sur tout support.
jeudi 26 juin 2014
Théâtre et politique à Athènes. Spectateurs de paroles, auditeurs d'actions
Noémie Villacèque, Spectateurs de paroles ! Délibération démocratique et théâtre à Athènes à l'époque classique, Presses Universitaires de Rennes, 2014, Index, 432 p., Bibliographie, Plans et illustrations (dont plusieurs clichés de l'auteur)
Le titre de l'ouvrage est emprunté à une phrase de Thucydide citant Cléon, homme politique athénien. Celui-ci s'adresse ainsi à ses concitoyens : "spectateurs de paroles et auditeurs d'actions, qui voyez les faits à venir d'après les beaux parleurs qui les donnent pour possibles et les actions déjà passées d'après les critiques brillamment formulées, attachant ainsi plus de crédit au récit qu'à l'événement vu de vos propres yeux" (II, XXXVIII, 4). Promesses irréalistes, discours éloignés des faits, mensonges habiles : politique politicienne, démagogie, fake news.
Noémie Villacèque a consacré sa thèse à une recherche sur la mise en scène théâtrale du débat démocratique ; elle est amenée à s'interroger sur la réalité de ce "topos" à propos de la démocratie athénienne qui était une démocratie directe se donnant à voir comme au théâtre.
Politique et spectacle, mise en scène du politique : cette proximité des genres ayant pris avec la télévision des proportions formidables, cet ouvrage d'historienne pourrait être lu en contrepoint de la "société du spectacle" de Guy Debord qui disait : "On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle" (cf. "Guy Debord rattrapé par la société du spectacle"). Guy Debord qui se faisait représenter par un magnétophone dans les débats...
L'ouvrage est propice à une lecture savante d'helléniste ou, simplement curieuse, de science politique, d'histoire de la communication. Le travail Noémie Villacèque repose sur l'étude d'un corpus de textes grecs : Aristophane, Lysias, Thucydide, Hypéride, Platon, Xénophon, Aristote, etc. Recourant à tous les moyens à sa disposition, ethnologiques, linguistiques, politiques, histoiriques, elle examine aussi, documents à l'appui, la topographie des lieux des assemblées démocratiques et l'aménagement des espaces judiciaires : le théâtre de Dionysos Eleuthéreus, les tribunaux et la colline de la Pnyx (3 000 à 10 000 places) où se réunissait l'Ekklésia, l'assemblée des citoyens.
Pourquoi Cléon compare-t-il l'assemblée politique, démocratique, avec le théâtre, demande Noémie Villacèque ? Peut-être parce que, au théâtre, le public participe vivement, parce que le peuple y est agité, plein de cris, de bruit, de tapage (θόρυβος) : quel est le "degré d'historicité de l'analogie", interroge-t-elle ?
La dernière partie de l'ouvrage est consacrée à l'analyse des critiques de la démocratie, examinant "le théâtre de la démocratie" (espace public ?). Dans le débat politique, les ennemis de la démocratie - et les philosophes - préfèrent au chahut populaire des délibérations plus feutrées, canalisables : domestication de l'opposition par les rituels, les genres, par les règles du jeu politique, de la représentativité (cf. Jean-Jacques Rousseau), politique trop polie pour être honnête. S'accorder sur l'expression du désaccord, n'est-ce pas déjà renoncer à l'essentiel du désaccord ? ("élections, piège à cons", disait Jean-Paul Sartre en janvier 1973).
"Méthodologie des écarts", selon l'expression de Florence Dupont : pour qui étudie les médias et la communication politique, un tel travail, précis, méticuleux, invite à considérer, sous un angle comparatiste, décapant, la question de la politique spectacle (ne parle-t-on pas parfois de "cirque" ?). Pour l'emporter, l'homme ou la femme politique doivent-ils se faire acteurs, stars, comme déjà le signalait Cicéron ? La peoplisation est-elle une extension obligée de cette théâtralisation ?
Lecture féconde que cet ouvrage pour qui travaille sur les relations entre politique et médias audio-visuels (vidéo) mais aussi sur le spectacle vivant tel que le capture la vidéo (campagne électorale, débat organisé et réglé minutieuement par la télévision, mises en scène calculées à la seconde près). Dans le spectacle politique moderne, tout est fait pour éloigner le peuple dont on craint, aujourd'hui encore, le tapage, le chahut et les cris, tellement vulgaires voire dangereux. Les médias contribuent-ils à la police de l'expression politique démocratique ? Que change la généralisation de la vidéo au débat politique ("Un président sur YouTube", etc.) ? "The Revolution Will not be Televised" prévenait Gil Scot-Heron (1970) : une révolution politique ne doit-elle pas échapper d'abord à la mise en scène médiatique ?
lundi 6 mai 2013
Culture ouvrière : Radio Lorraine libre

Lorraine Cœur d'Acier (LCA) fut l'une des plus célèbres "radios libres" (dites à l'époque Radios Locales Privées) avant que celles-ci ne soient autorisées (loi du 9 novembre 1981) et ne passent, pour la plupart, dans le secteur commercial (modèle économique avec financement publicitaire), ou disparaissent... L'article démonte l'évolution d'une radio militante, radio syndicale (CGT/PCF) des luttes ouvières dans la sidérurgie, en radio culturelle. Il pose la question de la définition de la "culture ouvrière" et de la relation des intellectuels à cette "classe ouvière".
Travail d'histoire récente : certains acteurs sont encore accessibles pour des témoignages, des explications. Ingrid Hayes a pour chantier socio-historique la relation qui s'établit entre les ouviers et les intellectuels alors que la radio faisant appel à des journalistes professionnels subit une mutation sociologique plutôt inattendue.
Cette histoire est-elle celle d'une dépossession ou d'une appropriation culturelle ? En effet, très rapidement, cette "radio de luttes" informe de moins en moins sur les problèmes des ouvriers sidérurgistes et de leurs familles et, de plus en plus, traite de questions culturelles. Les intervenants "intellectuels", qui, de facto s'emparent de la radio, appartiennent en majorité au secteur socioculturel régional (enseignants, animateurs, etc.).
L'article décrit l'intérêt pour la culture légitime, émancipatrice de leur point de vue, que déclarent et manifestent les personnes des familles ouvrières, notamment les femmes. C'est l'occasion d'une réflexion, à peine ébauchée, sur la vulnérabilité apparente des familles ouvrières à la culture de la télévision et de la radio commerciales (Grandes Ondes) et de ses people (Louis de Funès, Claude François, Michel Sardou, Serge Lama, Bernard Lavilliers et même Jean Ferrat, etc.). Mais y croient-elles ? Quelle place occupe cette culture de média dans leur vie, dans leurs loisirs ? Distraction ou opium pour le peuple ? On pense aux travaux de Richard Hoggart sur la "culture du pauvre" (The Uses of Literacy, 1957).
Les débats évoqués dans cet article ont traversé l'histoire des Partis communistes (l'idée de "révolution culturelle", de "Proletkult") et ils émergeront dans l'après 1968, par exemple, dans la conception d'un quotidien comme Libération qui voulait alors, comme Lorraine Cœur d'Acier, "donner la parole au peuple" (dans la première version, sartrienne, du journal : 1973-1981).
Les journalistes militants, plus ou moins parisiens, "intellectuels" mais proches, alliés des ouvriers, ont fait de Lorraine Coeur d'Acier un agent de socialisation et un révélateur de contradictions (de classes ?) délicates à énoncer et à reconnaître.
La culture des mass-médias, des variétés, de la BD, des magazines "sportifs" ou "féminins", des séries télévisées, des romans photos, des spectacles sportifs pose depuis toujours problème à ceux qui se considèrent comme détenteurs d'une légitimité culturelle universelle et qui prétendent faire des médias des vecteurs d'éducation et se croient investis (par qui ?) d'une mission. Culture impopulaire ?
L'article invite à penser la place qu'occupent les médias dans la culture quotidienne, ce qu'ils traduisent, ce qu'il supposent, ce qu'ils font... L'économie des médias (ciblage, planning) n'apporte pas de réponse à cette question qui semble prendre, avec la culture des smartphones, une nouvelle dimension.
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Auto-collant reproduit dans l'article, p. 101. |