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dimanche 2 juin 2024

Lucrèce, relu. Autrement, et tellement mieux

Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d'un classique européen, Paris,  Fayard, 414p., Bibliogr, Index, 24€

Voici un grand livre sur un philosophe classique, écrit par un Professeur que l'on ne saurait concevoir plus classique (et normalien) mais aussi formidablement moderne. Tout d'abord, l'ouvrage multiplie les exemples, les références grecques et latines (dans la langue d'origine, surtout en notes).
Surtout, le livre est bien organisé, pédagogiquement. Tout d'abord, la Grèce vue de Rome : l'otium graecum pour Rome qui se perçoit comme "ciuitas erudita", ville savante (selon Ciceron). Puis viennent plusieurs chapitres dont l'un est consacrés au commanditaire du De Natura Rerum, Memmius, dont Lucrèce, poeta, est un "client".

"Lucrèce est périégète" (guide, qui décrit, raconte son voyage), déclare Pierre Vesperini qui souligne que l'ordre des thèmes abordés obéit à une logique selon laquelle chaque chose (res) évoquée fonctionne comme un prétexte (du grec πρόφασις prophasis, en latin, locus) qui provoque d'autres discours, qui, à leur tour, provoquent d'autres discours, et ainsi de suite (p.153). L'illustration, qui vaut démonstration, suit. Ce tissage des choses, leurs connections suivent des listes, des sous-listes non systématiques (on est dans le règne de "apesanteur taxinomique" !, p.170). L'auteur aussi parle du vertige qui peut saisir le lecteur, ou l'auditeur, à suivre "le dédale infini des bibliothèques mentales" que peut faire défiler cette pratique. Tout s'éclaire, et l'on comprend dès lors l'organisation du discours de Lucrèce...

"Lucrèce, quand il écrit, écrit pour l'oreille" (p.102) ; de plus, la lecture à Rome concernait seulement les passages les plus connus qui étaient d'ailleurs aussi, souvent, des passages enseignés par les "grammatici". "On lisait par extraits", affirme Pierre Vesperini (p.178), cette "lecture découpée" renvoyant à la pratique des " conversations lettrées". Et la conclusion s'impose : "Le De natura rerum n'était donc ni désordonné ni incohérent ; ses principes d'ordre et de cohérence n'étaient simplement pas les nôtres" (p. 181).
 Pour teriner, les chapitres X à XVI du livre sont consacrés à la postérité de l'oeuvre de Lucrèce jusqu'aux Lumières, puis bien au-delà, avec Henri Bergson (qui produit un petit manuel de lecture de Lucrèce) et même Bertolt Brecht qui l'a emporté en exil.
Chemin faisant, Pierre Vesperini émet des hypothèses qui débordent largement son objet d'études. Ainsi de l'hypothèse de l'opposition entre culture populaire et culture savante, opposition qui serait née des sociétés bourgeoises. Voilà qui demanderait (dans un autre ouvrage ?) d'amples démonstrations.

Au total, l'ensemble compte 291 pages de texte sur 412 pages. Donc, 30 % de l'ouvrage sont consacrés aux annexes : les notes, la bibliographie, l'index (des noms seulement, mais, et c'est dommage, pas des notions et concepts). La bibliographie ensuite, pertinente mais qui, parfois, mélange un peu tout. Cela dit, les notes sont toujours très riches, suggestives et bienvenues : elles constituent un outil de travail et d'approfondissement important.

L'ouvrage est de remarquable qualité, même si la conclusion est un peu rapide, allusive. Il s'agit d'une "archéologie" (cf. le titre de l'ouvrage) : elle retrace le voyage de l'oeuvre de sa naissance aux siècles récents. La première lecture fait défricher le sujet ; une seconde lecture permet d'en approfondir les conclusions. Reste que l'on voudrait en savoir plus sur la méthode et comprendre les intentions de l'auteur. Alors, il faut lire d'autres ouvrages de lui : j'ai attaqué par La philosophie antique, dont le traiterai prochainement.


mercredi 5 juillet 2023

La gestion de la construction au XVe siècle. Réflexions épistémologiques

 Sandrine Victor, Le Pic et la Plume. L'administration d'un chantier (Catalogne, XVe siècle), Classiques Garnier, Paris, 279 p., Bibiogr., Index nominum, Index rerum, Sources

Voici une thèse de gestion. D'histoire de la gestion des constructions au XVe siècle.
Les sources sont comptables : comment se sont effectués les travaux dans deux cas de fortifications remarquables, celui de Gérone et celui de Salses (près de Perpignan). Qui a payé ? Comment ? L'auteur suit les "méandres de la gestion administrative" très méticuleusement, citant les participants, les courriers échangés (cités en espagnol, suivis d'une traduction de l'auteur). Le vocabulaire employé par les "commis aux écritures médiévaux , les commanditaires des travaux" est souvent moderne. Question importante : "optimisation, rationalité, bureaucratie" : ces termes qui empruntent à Max Weber, entre autres, dénaturent-ils les phénomènes observés ? Qu'est-ce que les "fonctionnaires", par exemple, "rodés au fonctionnement de l'appareil d'Etat, à la hiérarchie, à l'application des ordres, et surtout, aux comptes" (p. 49) ? Ils suivent un habitus particulier : ce sont les cadres de l'armée ("de soldats à ouvriers, la gestion comptable est la même"). Officiers et fonctionnaires partageraient le même habitus. Et l'on peut souligner ici le jeu de mots sur "ceux qui comptent". Mais que valent les expressions comme celle d'"appareil d'état", que désignent-elles ?

Ce travail est impressionnant par la qualité et la subtilité des démonstrations. Chaque point est assorti de ses précisions indispensables et, presque chaque fois, de questions techniques d'abord et, ensuite, de questions épistémologiques. L'enjeu est l'observation, dans un chantier, de la collaboration des hommes qui y participent. D'où l'importance de scruter cette collaboration au pied de la lettre "interrogeant l'Etat, l'administration, l'entreprise, la modernité des structures et des états d'esprit, les mécanismes économiques et les interactions professionnelles". 
Sandrine Victor a raison de voir dans ce type de recherche le lieu de travaux à venir ; elle a raison aussi de citer les travaux de Paul Bertrand sur le rôle de "l'écrit ordinaire" ("écrit" qui est en fait à la source de cette thèse, comme de presque toutes les thèses de Lettres, mais aussi de Droit). Difficile de résumer une telle recherche où tout semble si bien se tenir. Le titre est peut être simplificateur, trop peu épistémologique, mais les questions, quelque peu humoristiques, de Brecht sont bienvenues. 
Le livre est à lire par les historiens aussi et surtout par ceux qui font de la "science politique" qui peuvent se demander ce qu'il en devient aujourd'hui des questions posées par l'historienne, questions si modernes.
Superbe travail donc.


dimanche 24 février 2019

Une journaliste et photographe berlinoise aux prises avec le XXème siècle

Autoportrait 1950

Berlin lebt auf! Die Fotojournalistin. Eva Kemlein. 1909-2004, 126p. 2016, Stiftung Neue Synagogue Berlin,  Hentrich & Hentrich14,9 €

"Berlin revit" (lebt auf) après douze années de nazisme, dont cinq années de bombardements, à quoi succèdent l'occupation soviétique et son mur de la honte ("Mauer der Schande"). De Hitler à Staline : Eva Kemlein, toute une vie à Berlin (un chapitre s'intitule "Ein Berliner Leben im 20. Jahrhundert").
La photo-journaliste du quotidien Berliner Zeitung, dont le premier numéro est publié en mai 1945, a couvert la renaissance de la ville capitale en montrant surtout l'héroïsme quotidien des femmes de Berlin dans une ville en ruines et occupée par la soldatesque soviétique (cent mille femmes violées par les occupants).
L'oeuvre photographique de Eva Kemlein contribuera à l'exposition, "Berlin - ville des femmes" ("Berlin - Stadt der Frauen", 2016). Berlinoise, née à Berlin, Eva Kemlein a mené dans la capitale une existence souterraine durant les dernières années du régime nazi pour éviter la déportation (sa mère a été déportée et assassinée).

Photographe, Eva Kemlein documentera les ruines du château de Berlin (3 000 photos), Das Berliner Schloss (aujourd'hui reconstitué sous le nom de Humboldt Forum) avant sa destruction volontaire : le dynamitage (die Sprengung) du château en 1950 fut décidé par le gouvernement de la zone d'occupation soviétique (dite DDR / RDA), destruction hautement symbolique d'un monument du patrimoine culturel européen.
Plus tard, Eva Kemlein se spécialisera dans la photographie de théâtre, des répétitions aux premières ; elle sera la photographe de l'activité théâtrale de Berlin, et notamment du Berliner Ensemble de Helen Weigel et Bertold Brecht. Même s'il s'agit de théâtre, elle se veut "Bildereporterin"  (reporter d'images) et non artiste photographe ("künstlerische Fotografin"). On peut voir dans le catalogue ses photos de l'actrice Helen Weigel dans "Mère Courage et ses enfants", dans "Peur et misère du IIIème Reich" ; des photographies font voir aussi, à travers les diverses mises en scène, la construction de la magie du théâtre, de la tension et de la poésie. On voit des photographies de la "La vie de Galilée", mise en scène en 1957 (loin de la navrante adaptation actuelle - février 2018 - au Berliner Ensemble, "Galileo Galilei. Das Theater und die Peste"). On peut également voir des photos de la mise en scène de "Die Vermittlung" (Peter Weiss, "L'instruction", une pièce sur le procès d'Auschwitz à Francfort, 1963-1965).

L'ouvrage est le catalogue de l'exposition qui eut lieu en 2016-2017 à la synagogue de Berlin (Centrum Judaicum). Le titre reprend la une du premier numéro du Berliner Zeitung. L'ouvrage comporte dix chapitres consacrés à différents aspects de l'oeuvre et de la vie de Eva Kemlein qui a légué 300 000 négatifs à la fondation du musée de la ville de Berlin.
Contribution à l'histoire du journalisme du quotidien et du spectacle, tout à l'opposé du people. Cette femme ne se dira ni grand reporter ni artiste, c'est une journaliste photographe du "tous les jours", bicyclette et Leica qui ne la quittera jamais, même pendant la période nazie.
Journaliste photographe empêtrée dans l'histoire, bien plus que l'historien. Car comment faire voir du présent quand ce n'est pas encore de l'histoire ? Que faut-il en faire voir ? Comment ne pas (se) tromper ?

dimanche 30 avril 2017

Vialatte, journalisme et littérature


Alexandre Vialatte, Résumons-nous, Paris, Editions Robert Laffont, 1326 p. Préface de Pierre Jourde, 2017, 32 €

Contrairement à ce que laisse augurer le titre, il est presque impossible de résumer l'œuvre journalistique d'Alexandre Vialatte. A côté de ses romans et surtout de ses nombreuses traductions de l'allemand : Franz Kafka notamment, en commençant par La Métamorphose (1928), puis Friedrich Nietzsche (Ecce HomoLe Gai Savoir, 1950), Bertolt Brecht (Tambours dans la nuit, 1936), etc. Alexandre Vialatte a, sa vie durant, multiplié les collaborations dans la presse, notamment dans La Montagne (1952-1971), le quotidien régional de Clermont-Ferrand (près de 900 chroniques publiées en deux tomes dans Rubriques de La Montagne, chez Laffont en 2000) ; il collaborera aussi à Télé 7Jours, à la Revue du tiercé, Réalités, Elle, Arts Ménagers, au Courrier des Messageries maritimes, aux Nouvelles Littéraires, à la N.R.F., au Spectacle du Monde, aux Lettres françaises, au Crapouillot... étrange mélange de populaire et de littéraire, qui à lui seul dit tout le personnage attachant d'Alexandre Vialatte.

Résumons-nous est un très gros volume qui réunit des articles parus dans toutes sortes de revues, journaux et magazines. Les articles sont répartis en cinq grandes parties suivant l'ordre chronologique. Chacune est située en quelques pages.
  • D'abord, l'époque allemande, Mayence puis Berlin (1922-1949) : des articles écrits pour La Revue rhénane suivis de "cartes postales". Ecœuré, Alexandre Vialatte observe et énonce la montée du nazisme, en vain : on ne le croit pas ... en 1945, militaire, il assistera, sidéré, au procès des gestionnaires national-socialistes du camp de concentration de Bergen-Belsen. Tous ces textes sont regroupés sous le titre Bananes de Königsberg.
  •  Puis vient une partie intitulée "Journalismes", recueil d'articles parus dans Le Petit Dauphinois (1932-1944). Comme pour les chroniques de La Montagne, c'est la presse du quotidien réfléchi. Moments choisis d'histoire sociale, sculpture de l'éphémère, ironie et poésie. 
  • Ensuite, c'est "l'Almanach des quatre saisons" rédigé pour Marie-Claire (1960-1966), texte imitant les almanachs populaires de la France rurale, truffés de saillies surréalistes et de conseils fantaisistes. 
  • La partie intitulée "Lanterne magique" reprend des chroniques cinématographiques (1950) parues dans l'hebdomadaire familial Bel Amour du Foyer. 
  • Enfin, viennent, sous la rubrique "Promenade littéraire", des articles parus dans Le Spectacle du Monde (1962-1971), magazine mensuel.
Difficile de décrire le style d'Alexandre Vialatte, style fait d'humour, de mélancolie et de critique, de modernité et de tradition. Drôle et désopilant. En fait, ce que l'on retient de cette immense œuvre journalistique, c'est la féroce et désespérante actualité, sans concession, de la plupart de ses longs posts.
Le journalisme populaire est un genre littéraire à part entière, qui reste à caractériser notamment la chronique. On pense à Henri Calet, par exemple, dans un genre proche : Combat, Le Parisien Libéré, Elle, chroniques radiophoniques...
Belle préface, tendre et néanmoins iconoclaste, de Pierre Jourde. Ouvrage à parcourir, à picorer, pour le plaisir, l'inspiration... La presse, décidément, est de son temps et de tout temps. Quand elle est servie par un tel talent.

vendredi 6 mai 2016

Eichmann, retour sur l'événement médiatisé à Jérusalem


Sylvie Lindeperg, Annette Wieviorka, Le moment Eichmann, Paris, Albin Michel, 302 p. 2016, 20 €.

Dirigé par deux universitaires, cet ouvrage collectif regroupe 12 contributions issues pour partie d'un colloque qui s'est tenu à Paris en juin 2011. Son objet est précisément délimité : "la médiatisation du procès et sa postérité, notamment cinématographique".
L'ensemble constitue une réflexion très riche où s'entremêlent et se conjuguent des éléments de philosophie juridique et morale, politique aussi.

La médiatisation est tout d'abord le fait de la radio publique en Israël-même (Kol Israël, la "voix d'Israël") ; pour le public israélien, la radio fut en effet le principal média du procès, c'est elle qui en fit un événement médiatique de masse, grâce aux diffusions en direct.

Aux Etats-Unis comme en Allemagne, l'événementielisation fut le fait de la télévision.
Un chapitre est consacré à la manière dont la télévision américaine couvrit le procès. La retransmission du procès a été conçue aux Etats-Unis selon les codes narratifs d'une série télévisée, transfigurant en personnages les acteurs du procès (les témoins, le public, les interprètes, l'accusé).
Le livre consacre aussi un chapitre à la retransmission du procès en Allemagne fédérale : 36 émissions de télévision d'une demi-heure ("Eine Epoche vor Gericht", "une époque en procès"). Le procès et la représentation de la Shoah en URSS sont également étudiés.
Enfin, Marie-Hélène Brudny apporte un retour critique sur le travail de Hannah Arendt qui donna lieu d'abord à des articles dans le magazine américain The New Yorker puis à un livre au sous-titre devenu fameux sur la "banalité du mal" (Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, 1963-1964). L'auteur étudie d'abord les notes de travail de Hannah Arendt, avant d'analyser la réception du texte ("conditions de préparation, d'écriture puis de publication"). Le travail de Hannah Arendt doit beaucoup à la presse internationale dont elle ne manque pas de souligner la qualité journalistique et documentaire, de niveau très supérieur à la façon prétentieuse dont, selon elle, le procès a été traité dans livres et revues (par des auteurs universitaires ?).

L'ouvrage analyse le procès comme la construction d'un événement médiatique mondial. La presse internationale est présente. Le procès qui se déroule en allemand et en hébreu est traduit en anglais. Comme à cette époque, Israël n'a pas de télévision, le procès est filmé intégralement sous la direction de Leo Hurwitz par une équipe de Capital Cities, groupe de télévision américain (qui sera racheté par ABC puis Disney). Cf. The Eichmann Trial, sur YouTube). Ce seront les uniques images de référence du procès (utilisées entre autres dans le film de Margarethe von Trotta, "Hannah Arendt", 2012).
Le livre mentionne méticuleusement les contraintes techniques de la couverture internationale du procès (standards vidéo incompatibles, emplacement des caméras, angles de prises de vue, mouvement des caméras, montage à la volée, éclairage) ; on évoque aussi les dimensions linguistiques de la couverture (traduction séquentielle et non simultanée, doublage, choix des voix, etc.). Cela vaut-il distanciation ?

Les quatre derniers chapitres sont consacrés à l'analyse du traitement du "moment" Eichmann par le cinéma. On pourrra y ajouter un film récent, "Der Staat gegen Fritz Bauer" (l'Etat contre Fritz Bauer, titré en français "Fritz Bauer, un héros allemand") ; ce film de Lars Kraume (2015) raconte la recherche obstinée que mènera un juge allemand pour retrouver Adolf Eichmann, l'un des responsables pour l'administration allemande de la Shoah. Entravé par la justice allemande qui protège encore les nazis, le juge Fritz Bauer fait appel au Mossad, services secrets israéliens, à qui il révèle où trouver Eichmann : le Mossad capturera Eichmann en Argentine, où il se cache, et le ramènera en Israël où il est jugé, de mai à septembre 1960.

Les auteurs se réfèrent fréquemment au procès de Nuremberg (1945) comme exemple canonique de procès de crimes contre l'humanité. Plus récemment, on peut évoquer le "procès d'Auschwitz" à Lüneburg en 2015 (cf. infra : Die letzten Zeugen. Eine Dokumentation). Mais il faut aussi évoquer "Die Vermittlung", la pèce de Peter Weiss ("L'instruction", sur le procès d'Auschwitz à Francfort, 1963-1965).

Berlin, Reklam Verlag, 2015, 277 p. 12,95 €
Le procès de Eichmann est "le Nuremberg du peuple juif", dira David Ben Gourion. Adolf Eichman est présenté par le procureur Gideon Hausner comme un "criminel de bureau", assassin bureaucrate avec 6 millions de victimes, "tuant par des mots, des signatures, des coups de téléphone" ; le procureur évoque aussi "le silence du monde". Complice ?

Hannah Arendt aura une remarque ironique : "la personne qui lit l'acte d'accusation voit forcément en Eichmann un surhomme" ; elle, au contraire, ne voit en Eichmann qu'un homme ordinaire, un fonctionnaire insignifiant. Hannah Arendt a eu communication de l'article de Hans Zeisel dans Saturday Review : "Ce crime a été si grand qu'il n'a pu avoir lieu sans que nous n'ayons tous été impliqués, non en y prenant part, mais en gardant le silence, en l'encourageant directement ou en regardant ailleurs". Car enfin, Eichmann n'aurait pu se charger de tant de crimes s'il n'avait bénéficié de tant de complicités, de silences, des personnes et des nations...

Le procès d'Adolf Eichmann renvoie aux questions de Bertold Brecht (cf. infra) : ne pourrait-on dire, à sa manière : Eichman assassina des millions de personnes. Lui tout seul ?
Formidable coupable qui en disculpe tant d'autres.
Devenu événement par le truchement des médias, le "moment Eichmann" n'est-il pas aussi celui d'une vaste déculpabilisation ? En grossissant le personnage d'Eichmann, les médias détournent l'attention de dizaines de millions de coupables. Catharsis médiatique de la "banalité du mal" ? Le spectacle médiatique comme déresponsabilisation, dépolitisation faute de dénazification (Entnazifizierung) ?
Quinze ans après la défaite du nazisme, tous les "petits" coupables, les sans-grade et petits profiteurs de la collaboration européenne de tous les jours avec le nazisme, citoyens obéissants, étaient encore en poste, parfois "infiltrés" à des postes très élevés (comme Hans Globke en RFA, René Bousquet en France, ou le SS Wernher von Braun, qui fit construire des V1 / V2 dans les camps de concentration de Dora-Mittelbau / Buchenwald avant de diriger, aux Etats-Unis, le programme spacial de la NASA). Médaillé, félicité, honoré, le SS von Braun ne sera jamais jugé...

Au pied de la statue de Bertold Brecht, devant le théâtre Berliner Ensemble (Berlin). 
Extrait de "Fragen eines lesenden Arbeiters", 1935
Traduction des deux premières lignes : "Le jeune Alexandre a conquis l'Inde. // Lui seul ?" Photo FjM.

dimanche 8 novembre 2015

Aragon, toutes ses vies


Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015, 889 p., Index, 29 €.

La vie de Louis Aragon est comme un roman. On dirait du Balzac. Aragon lui-même y taillera des chapitres pour ses romans. D'où naîtront des difficultés majeures pour le biographe : que lui faut-il croire de ce qu'écrit Aragon, lui qui s'est voulu spécialiste du "mentir-vrai", cet art romanesque où se mêle la vie vécue à la fiction ?

L'auteur de cette biographie est romancier, Professeur de littérature et journaliste littéraire. Soucieux d'exhaustivité, il explore la vie et l'œuvre d'Aragon avec prudence, suspendant ses jugements et s'en tenant aux faits quand on les connaît, au doute quand il ne sait pas ; son travail est servi par une documentation impressionnante. Attitude salutaire et agréable au lecteur, ainsi respecté. Car, par exemple, que savons-nous de ce que savait / croyait savoir Aragon du stalinisme, que savons-nous de ses vies amoureuses ? Que croyait-il lui-même de sa famille, comment l'a-t-il vécue, cette famille impensable ? Que savons-nous du couple Louis Aragon / Elsa Kazan ? Entreprise redoutable que de raconter Aragon : heureusement, le biographe ne tente pas, au nom d'une thèse quelconque, de concilier, en une vue unique et artificielle, les différents moments d'une vie, ses constantes contradictions, en proie au "vertige du moderne". Pas de psychologie d'Aragon, pas de "carrière" d'Aragon...

Louis Aragon au cours de sa longue vie (1897-1982) a beaucoup changé de fidélités, il les a parfois cumulées. Surréaliste, intime d'André Breton, proche quelque temps de Dada, il fut sans cesse révolté. Il y a du Guy Debord chez le jeune Aragon, célébrant les déambulations dans Paris, pestant contre "l'idole du travail", insultant le bourgeois et les puissances du moment, y compris "Moscou la gâteuse". Communiste, par calcul, peut-être, mais fidèle jusqu'à la fin ; son image sert le parti... dont il avale et fait avaler les couleuvres staliniennes mais il soutient et aide Rostropovitch, déchu de sa citoyenneté soviétique.
Résistant par la plume... mais pas par le fusil, resté en France alors que beaucoup d'intellectuels se sont réfugiés aux Etats-Unis. Soutenant les Républicains espagnols que la France du Front populaire délaissa quand Hitler bombardait Guernica. Ce pacifiste fut mobilisé dans les deux guerres dont il revint chaque fois glorieusement décoré. Médecin au front, il y a fréquenté de tout près l'horreur, la douleur, les souffrances.

Poète de l'amour courtois pour Elsa, Louis Aragon, féministe, déclare prendre le "parti des midinettes". Ses modèles féminins empruntent à la fois au personnage d'Aliénor d'Aquitaine et à celui de Clara Zetkin, communiste allemande.
Germaniste, germanophile, il doit participer à l'occupation de l'Allemagne. Polyglotte, il traduit, à l'occasion, de l'allemand, de l'anglais, du russe, de l'espagnol : Bertold Brecht, Lewis Carrol, Maïakowski, Rafael Alberti. Il se veut d'abord du parti des poètes, des troubadours à Hölderlin.

Professionnellement, Louis Aragon fut d'abord un homme de presse. C'est avec la presse qu'il gagnera sa vie, qu'il accumulera du pouvoir, du capital social.
Toute sa vie, il fut journaliste, directeur de journaux et de revues, de la presse quotidienne, Ce Soir (1937-1939), à la presse littéraire, les Lettres françaises (1941-1972). Il écrit dans L'Humanité où il commence par couvrir des faits divers, des grèves, des accidents avant de donner des éditos politiques. Louis Aragon ne crachera jamais dans la soupe des médias et il revendiquera même cette dure école : « La plupart des écrivains considèrent le journalisme comme un obstacle à leur art, ses obligations comme desséchantes pour leur génie. Moi, je dois tout à ce stage aux travaux forcés. À la pauvreté d'alors. À l'absence de complaisance des gens. A leur cruauté même. Merci. ». André Breton, en revanche, dénonçait le journalisme mais s'abonnait quand même à l'Argus pour collecter les coupures de presse le concernant.
Tout au long du livre, l'auteur effectue une description peu ragoûtante du champ littéraire français, description que Paul Nizan, avec qui il travailla dans la presse, n'aurait pas reniée. La littérature aussi a ses "chiens de garde" : mesquineries, méchancetés, coups bas, jalousies... "Hypocrisie" y est reine, là aussi. En observateur lucide, Louis Aragon, du cœur du champ littéraire, anticipe dans Clarté, dès 1926, la formation d'un "prolétariat de l'esprit" et "l'inféodation de l'esprit au capital".

Sur la vie d'Aragon, le biographe n'a pas de thèse à défendre, il raconte, sans prendre parti, sans donner de leçon.
Désormais ouvrage de référence, son gros livre suscitera diverses lectures : lectures de sociologues et d'historiens de la littérature et des médias, lecture de science politique, mais aussi, tout simplement, lecture d'un vaste roman à la manière des œuvres d'Aragon. On peut le lire comme un feuilleton, d'épisode en épisode, ou dans le désordre, comme un manuel universitaire, comme une anthologie... Toujours avec profit, toujours avec plaisir.


Sur Louis Aragon :

dimanche 24 août 2014

Service public TV. François Mauriac téléspectateur




François Mauriac, On n'est jamais sûr de rien avec la télévision. Chroniques 1959-1964, Edition établie par Jean Touzot avec la collaboration de Merryl Moneghetti, 2008, Paris, éditions Bertillat, 653 p. Index

Mauriac, prix Nobel de littérature (1952), a tenu une chronique TV, sorte de blog hebdomadaire, dans L'Express puis dans Le Figaro Littéraire. Toutes ces chroniques viennent d'être réunies en un volume, elles commencent avec la Cinquième République (1959) et s'achèvent fin novembre 1964 ; cet "enfant de la télé", consciencieux et enthousiaste, a 80 ans.
L'ouvrage séduit par la fraicheur des points de vue, la lisibilité : pas de langue de bois, de clichés ; pas de soumission aux modes intellectuelles, pas de complaisance pour les pouvoirs. Discrètement iconoclaste. La télé couverte par les "téléchroniques" est celle des débuts : noir et blanc, une chaîne (la seconde est inaugurée en avril 1964, six mois avant la dernière chronique). Peu de foyers possèdent alors un "poste" : 10% en 1959, 40% en 1964. En 1959, cette télévision diffuse 52 heures de programmes chaque semaine, dont une moitié en directe. 1959, c'est l'année de naissance de Télérama et de Télé 7 jours. Un média de masse s'invente et segmente.

Que retenir de ce que Mauriac retient de ces premières années télé, comment tirer profit de cette double mise à distance, celle du romancier, celle d'un demi siècle d'histoire télévisuelle ?
  • Télévision sans surprise. Déjà vu. Mauriac s'insurge quand la télévision piétine, ne faisant que redire ce qui a déjà été répété ailleurs ... notamment en matière d'information. Il souligne la rareté des "coups d'éclat" et la routinisation de l'offre de télévision : " Ce qu'on nous donne est honnête, du tout venant, sans surprise..." (p. 565, note de juillet 1964). Comment positionner un média dans un univers d'information continue ? Quel modèle économique pour échapper à la répétition, maîtresse d'opinion et d'indifférence : "Le pire danger de la TV, il faut le dire, c'est l'usure des meilleures émissions" (p. 265). Faut-il surprendre le téléspectateur ? Faut-il tant de télévision ? 
  • Que la télévision s'oublie, comme le reste. Vanité des vaniteux qui s'y bousculent, "people" qui bientôt ne seront  plus personne... "Ex-fan des sixties // Que sont devenues toutes tes idoles"... Et des politiciens qui courtisaient cette télé du pouvoir, à part De Gaulle, il ne reste rien. Des journalistes, rien. Des variétés, quelques uns, quelques unes ...
  • La télé, ce sont des visages, des regards. Comme Emmanuel Lévinas qui parlait d'épiphanie (cf. Totalité et infini, Section III, "Le visage et l'extériorité"), Mauriac souligne la transcendance des visages : ni la caméra ni la télévision ne l'altèrent. Que pensait Lévinas du visage télévisé, object technique, réifié, coupé d'Autrui, dés-interactivé donc ?
  • Que le média est parfois plus déterminant que le message, qu'il faut donc être à l'affût des modes d'usage, plutôt que des modes d'emploi. Que le téléspectateur est libre... McLuhanisme intuitif qui insiste sur les déterminismes techno-logiques souples (flous ?) du média (effet des horaires, des formats d'émissions, de la consommation familiale, etc.).
  • Si l'on n'y prend garde, la télévision "tend vers le bas"... A qui d'allumer des contre feux ? A l'école d'élever ? Comment faire passer des émissions difficiles aux grands publics : pas d'allusions, pas de connivences cultivées, recommande un Mauriac brechtien. Quelle didactique mettre en oeuvre (p.72) qui ne tue l'oeuvre ni ne rebute le téléspectateur ? La télévision publique a une mission culturelle : quels styles correspondent à cette mission ? A ces questions, des réponses manquent encore. 
  • De l'adaptation des oeuvres littéraires à l'écran télévisuel : réflexion sur l'écart pour un même contenu entre les médias, ce que l'on sous-estime toujours (Balzac ne passe guère l'écran, tellement appauvri). Mais s'agit-il des mêmes contenus ? La télé peut aussi raviver les classiques, leur donner une autre vie : Le Cid (Corneille), Les Perses (Eschyle), Musset, Ionesco, Marivaux en profitent. Mais il y faut beaucoup d'innovation. La télé appelle d'autres mises en scène, une autre manière de voir le théâtre (p. 346). "A quoi sert de téléviser des décors ?"
  • Que la relation de la télévision à la durée est incertaine. Risque de saupoudrage, de papillonnage quand il faudrait approfondir, insister. Mauriac dénonce le montage d'interviews en guise de réponse, facile et vide, à une question (p. 344), micro-sondages et micro-trottoirs qui alimentent l'opinion et ne pensent pas. Que le temps de la télévision n'est pas celui du roman ou du théâtre : quelle durée pour quel type de programme ? La question des formats est ouverte depuis cinquante ans ; Web et téléphonie mobile y pataugent à leur tour ...
  • De la difficulté de réunir la famille devant la télé, en une "écoute conjointe" (p. 206), que rassemblaient le spectacle de cirque ("La Piste aux étoiles"), certaines dramatiques, des films. Remarque qui rappelle que le problème de la structure des audiences ne naît pas de l'accroissement de l'offre mais de la logique sociale des consommations.
  • Certains genres sont insupportables à la télévision : "le propre de la télévision serait précisément de tordre le cou à la conférence" (p. 203), et pourtant, les conférenciers n'y manquent pas ! La télé grossit les grimaces des parleurs, et des interprètes (chanteurs, instrumentistes, etc.). Problème encore des visages et du gros plan. Nombreuses remarques de Mauriac sur la caméra qui accable, le maquillage qui enlaidit (problème aggravé par la HD), et les miracles télévisuels parfois. 
  • La télé se laisse aisément aller et flatte les pouvoirs. Exemple : Mauriac évoque une émission littéraire où Papon, alors préfet de police, dissertait de Descartes et de vie intérieure ! A l'époque, Papon, triomphant, n'a pas encore été condamné pour complicité de crimes contre l'humanité : il faudra attendre 1998. Le Canard Enchaîné sauva l'honneur des médias. Pour parler de Descartes, il y avait de grands professeurs, Alquié, Desanti, Guéroult, Lévinas... Dont certains furent aussi Résistants. 
Il y a 50 ans, les notations de Mauriac suscitaient des interrogations sur les principes de gestion propres à un service public de télévision. Quelle stratégie pour maintenir l'exigence d'innovation continue malgré la propension au remplissage, à la répétition, malgré le risque d'usure ? Quelle esthétique pour concilier audiences populaires et programmes de qualité ? Quelle organisation pour digérer les incessantes remises en chantier imposées par les innovations technologiques (taille et format des écrans, définition, interactivité, télécommande, etc.) ?

Dans le filigrane des chroniques, circule la question de l'évaluation des auditoires. Mauriac la pose dans les termes du critique, de l'écrivain. Traduisons la en termes techniques. Pour apprécier le service public, le contact / seconde paraît inapproprié.
Pourquoi ne pas recourir à une audience cumulée calculée sur une longue durée (un mois ?) et à partir du quart d'heure (au moins, au lieu de quelques fatidiques secondes).
Doit-on évaluer la télévision choisie comme la "télévision tapisserie", vue en passant, télévision involontaire ?

lundi 5 mai 2014

Le texte original n'existe pas. L'écriture et ses technologies

Luciano Confora, Le copiste comme auteur, Traduit de l'italien par Laurent Calvié et Gisèle Cocco, Paris, 2012, éditions Anacharsis, Index, 130 p.

Publié en 2002, par un professeur de philologie classique à l'Université de Bari, cet ouvrage érudit questionne l'originalité du texte des ouvrages anciens qui nous parviennent au terme d'un changement de média. Par exemple, L'Iliade et L'Odyssée : ce sont des œuvres orales qui furent d'abord récitées par les aèdes, puis manuscrites, copiées, organisées et éditées pour être lues sur différents supports (tablettes de cire, papyrus, parchemin, papier), puis imprimées et traduites, etc. Que lit-on aujoud'hui quand on lit Homère ?

La plupart des œuvres anciennes, d'avant l'imprimerie au moins, ont subi des mutations médiatiques semblables, passant par la main des copistes, des traducteurs et des éditeurs : dans les textes anciens, on n'accède pas à l'original. D'ailleurs, observe Luciano Confora, il n'y a pas d'œuvre originale, c'est une illusion et les textes ont une histoire souvent complexe, histoire que l'enseignement ignore presque toujours.

L'illusion de l'original ne concerne pas que les effets des changements de média avant l'imprimerie. Il y a les effets de réécriture par l'auteur, il y a les effets de la dramaturgie (les acteurs et actrices contribuant au texte. Cf. les pièces de B. Brecht) ou de l'écriture collective ("ateliers"). En conséquence, "le mode de diffusion et le mode de composition sont intimement liés". Qu'est-ce qu'un livre achevé ? L'est-il jamais ?
Dans cette histoire, le copiste est un intermédiaire, un lecteur d'abord ; selon Luciano Confora, la copie est la seule forme d'appropriation effective d'un texte. Dans cette optique, les technologies brouillent les pistes de l'appropriation et de la diffusion : la photocopie, la sténographie, la dictée (reconnaisssance vocale), le copier-coller du traitement de texte... Et le plagiat est une dimension de la copie. Souvent, le copiste donne son avis sur le texte copie (subscriptio), comme s'il en était co-auteur.
A partir d'exemples (Démosthène, Platon, Aristote, Thucydide mais aussi Stanley Kubrick ou Bertold Brecht, etc.), ce livre de philologie invite à penser les effets du numérique sur les textes, sur la lecture, sur l'accès aux textes : ainsi, les technologies de la liseuse numérique et du ebook organisent l'ergonomie de la lecture autrement que le papier, elles permettent de conserver les annotations du lecteur, de les partager, le livre peut être désormais écrit et publié de manière presque continue... L'édition numérique modernise et radicalise la fameuse question : qu'est-ce qu'un auteur ? Curieusement, cette réflexion philologique permet de comprendre les changements numériques intervenant dans notre culture.

Sur un sujet voisin :
Livres : traces de lectures, traces d'écritures.
Ecriture numérique et livres électroniques
Le cas Nietzsche, philologue

mercredi 1 mai 2013

Vivre et penser dans la langue des assassins

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John E. Jackson, Paul Celan. Contre parole et absolu poétique, Paris, Editions Corti, 2013, 153 p. 20 €

Cet ouvrage porte sur l'oeuvre d'un poète de langue allemande, Paul Celan. Il s'agit surtout d'une réflexion sur la langue de la poésie, sur la langue maternelle, sur la langue allemande qui fut la langue des nazis, des camps, et qui fut la langue de sa mère qui la lui fit aimer. Sa mère fut assassinée par des nazis, dans un camp de concentration, son père aussi.
"Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand", dira Celan. "Contre-parole" donc qu'illustrent exactement ces deux vers de Celan :

"Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?"

Traduction de John E. Jackson (p. 17) :
"Et tolères-tu, comme jadis chez nous, Ô mère,
La rime douce, la rime allemande, la rime amère"
(voir le mot à mot, inélégant, ci-dessous).

John E. Jackson, professeur de littérature à Berne (Suisse), ami de Celan, démonte et remonte merveilleusement, patiemment, le texte allemand de Celan, ce qui est un exercice délicat, difficile à rendre. Travail d'explication indispensable pour les lecteurs non germanophones et, autrement, pour les lecteurs germanophones aussi. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux les poèmes de Celan, on peut lire et aimer ceux qui ont été expliqués si méticuleusement. On comprend mieux aussi le poète, devenu plus proche.
La lecture de l'ouvrage de John E. Jackson qui veut approcher "l'idiome celanien" est redoutable, mais efficace. Et il faudra le relire, le relire encore. Mais quel plaisir que ce déchiffrement jamais cuistre, toujours précis et modeste au service du poète et de sa pensée.

C'est aussi un travail sur le rapport à la langue. La langue allemande, rappelle Paul Celan, a traversé le nazisme ; elle lui a survécu ("blieb unverloren"), elle s'est "enrichie" (angereichert), malgré tout, de cette traversée (discours de réception du prix littéraire de la Ville de Brême, janvier 1958). Peut-on élargir ce propos, le développer ?
Peut-on penser, vivre et résister dans la langue des bourreaux, des oppresseurs ? Comment Aimé Césaire, par exemple, peut-il penser la colonisation et la libération dans la langue du colonisateur ? Quelle est l'indépendance de la langue par rapport à ceux qui s'en servent pour opprimer, pour assassiner ? Réflexion inconfortable sur les pouvoirs de la langue et les limites de ses pouvoirs, sur la liberté que donne la langue à ceux qui la parlent par rapport aux discours dominants dans cette langue. La langue allemande fut aussi la langue des anti-nazis, la langue de Paul Celan, celle de Victor Klemperer, de Bertolt Brecht et de tant d'autres (cf. "Langage totalitaire").


  • Mot à mot (ma trad.) :
"Et tolères-tu, mère, comme jadis, hélas, chez nous,
la douce, l'allemande, la douloureuse rime ?"

dimanche 25 novembre 2012

Aragon, journalisme et roman


Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres, Paris, Gallimard, 2012, 205 p. , 19,9 €
Aragon, Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, 1537 p., 69 €

Journalisme et roman, théâtre, poésie... Aragon a brouillé systématiquement les genres, comme dans sa vie. Daniel Bougnoux connaît Aragon sur le bout du doigt : il est l'éditeur des oeuvres romanesques en Pléiade (dont le cinqième tome vient de paraître), il est aussi Professeur, spécialiste de communication, auteur de manuels universitaires.
La confusion des genres qui structure son essai sur la vie d'Aragon est aussi celle des sentiments, celle de la vie familiale, de la vie amoureuse et de la vie politique. Drôle de vie : avec cet essai, nous y entrons comme dans un moulin, un peu gênés par ce "mentir-vrai" à tout va. Refermant le livre, on a surtout envie de (re)lire Aragon. Il nous est devenu un peu moins étranger, un peu plus attachant. Qu'avons-nous compris ? La frime, les masques et les fidélités qu'il s'impose, semblent exprimer une constante difficulté de vivre : "Comment, comment pouvons-nous supporter le monde tel qu'il est ? J'ai passé mon temps à l'imaginer autre", avoue-t-il dans Blanche ou l'oubli. Voyons là une clef de lecture. Dire le monde tel qu'il est, travail de journaliste ; dire le monde tel qu'il pourrait être, travail politique ; rêver le monde, oeuvre de poète... Pour Aragon, roman et poésie se nourrissent de journalisme.

Ecole de la rue, école des médias
La relation d'Aragon aux médias est constante. Tout d'abord parce qu'il dirigea successivement trois journaux : Paris-Journal (1923), Ce soir (1937) et Les Lettres Françaises (1953-1972), cela après avoir été rédacteur à L’Humanité en 1933. A l'époque, avec l'affichage (sauvage), la presse était le premier média du Parti communiste qui compta de nombreux titres, quotidiens, magazines, revues. Un groupe de presse majeur appliquant à la propagande et à l'information un marketing précis et une segmentation rigoureuse. 
Daniel Bougnoux note que les surréalistes célébraient en esthètes la vie urbaine et ses bizarreries commerciales : publicité, néons, affiches, passages, music-hall, marchandises de tous ordres offertes à la flânerie et aux déambulations. C'est l'héritage baudelairien. Mais ils n'en dénonçaient pas moins le journalisme, trop quotidien pour eux, trop “au goût du jour”. Aragon, au contraire, aurait éprouvé autant de fascination que de répulsion pour le journalisme, l'actualité et la presse. Goût pour “le déballez-moi ça de l’univers” (L’Année terrible) : Zeitgeist, dit Daniel Bougnoux, mi Google mi-Hegel. Comme Sartre, intellectuel total ? A la différence d'André Breton, Aragon revendique la proximité féconde de la littérature et du journalisme : “S’il est vrai qu’il faut lire la poésie autrement que le journal, il faut savoir aussi la lire comme le journal” (Chronique du Bel Canto). Retenons encore cette question qui donnerait une maxime féconde pour le journalisme : “Comment savoir ce qui se passe sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ?” ("Le contraire-dit").

La création littéraire comme anti-dogmatisme ?
Daniel Bougnoux considère que Aragon a été protégé du dogmatisme par le roman et par le travail dans les journaux. Au contraire, l’enseignement, le cours magistral portent au dogmatisme, à la scholastique, au marxisme de la chair : tout le contraire de l’innovation, de l’invention, de la création. Sauf à enseigner en cherchant, ses mots, ses idées au lieu d'asséner des cours et des méthodes. L'un de ses héros de roman déclarera : “C’est curieux d’être un enseignant quand on est sûr de rien” (cité p.195). Cheminements bizarres de la création : “Comment suivre une idée ? Ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques apparaissent au balcon”. 
L'auteur rappelle qu'Aragon fut traducteur (cf. l'émission de France Culture, "Aragon traducteur"). Pouchkine, Maïakovski, Shakespeare, Brecht, Lewis Carroll, Rafael Alberti) : toutes ces langues qu'il épousa (il est aidé de son épouse, russophone, Elsa Triolet, pour la traduction de Maïakoski) affecteront sa manière de dire, et, sans doute, sa “chorégraphie mentale”.
Cet essai a pour ambition de dévoiler “comment marche une tête”, celle d’Aragon ; on y suit aussi celle de Daniel Bougnoux lisant Aragon. Livre parfois émouvant, ironique tout le temps, sans insister jamais.  Livre court, d'avoir le bon goût de ne pas conclure.

Comme c'est le trentième anniversaire de la mort d'Aragon, le pseudo-événement nous vaut des présences dans les médias (cf. supra, le Hors Série de L'Humanité, les interventions de France Culture, etc.). Les hasards du marketing de Gallimard nous apportent aussi le Tome 5 des oeuvres romanesques d'Aragon. On y trouve, entre autre, "La mise à mort", "Blanche ou l'oubli", "Le contraire-dit". Illustrations des énoncés et hypothèses de Daniel Bougnoux.
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dimanche 17 juin 2012

Le mentir vrai des photographies


L'œil du Troisième Reich
La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).

vendredi 5 août 2011

Brecht et Weigel à la maison

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Chausseestrasse 125. Die Wohnunngen on Bertolt Brecht und Helene Weigel in Berlin-Mitte, fotografiert von Sibylle Bergemann, Akademie der Künste-Archiv, 96 p.

Visiter la maison d'un écrivain pour mieux comprendre le mode de production de ses textes ? Pourquoi pas. La dernière habitation de Brecht peut être visitée à Berlin, Chausseestrasse 125. La visite, guidée, est brève, claire. Le document qui l'accompagne également.

Cette maison est aussi et, peut-être, d'abord, un atelier où se fabriquent les pièces de théâtre ("Produktionstätte"), où se réunissent les acteurs, costumiers, décorateurs des pièces jouées par le Berliner Ensemble, théâtre que dirige Helene Weigel : des bureaux et tables pour écrire, ciseaux et colle, pinceaux, schémas de mises en scène, documents (photos, journaux, anglais et américains notamment)... Une radio, une machine à écrire (portable), des téléphones fixes et même un téléviseur dans la chambre d'Helene Weigel. Des livres.

Le document du musée rapporte des réflexions sur les effets de l'habitation (l'habiter), sur le rôle et l'ampleur des habitudes ("die Diätetik der kurzen Gewohneiten") prises dans une habitation, réflexions stimulées par une discussion avec Walter Benjamin. En allemand comme en français, les notions d'habitude (Gewohnheit) et d'habiter (wohnen) sont parentes et renvoient, pour le français, au verbe latin avoir (habere). Dommage que le mot "habitant" l'ait emporté sur l'ancien français "habiteur" : de la maison et de celui qui y demeure, quel est l'habiteur ?

Au mur, sur des étagères, des signes des engagements de Brecht : un poème de Mao, une image et un texte de Confucius ("Der Zweifler", celui qui doute, titre d'un poème de Brecht, repris dans le livre, p. 50), des masques de théâtre japonais Nô : la ligne asiatique ("die asiatische Linie") qui court dans l'oeuvre de Brecht est manifeste, tout comme la ligne marxiste, non stalinienne (portraits de Lénine, Marx, Engels). Et encore des livres, de toutes sortes : des policiers (Krimi), des livres de cuisine et les classiques (Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervantes, etc.)...

Trop peu d'attention est accordée par les sciences des médias et des cultures au mode de production des oeuvres, des médias (épistémologie). Les modes de production, littéraires ou cinématographiques, restent dissimulés dans la notion fumeuse d'auteur. D'après cette habitation, qu'est-ce qui a changé dans les technologies de création littéraire ? L'ordinateur et le Web. Si peu, et tellement.
Cette habitation énonce un mode de vie indissociable d'un mode de production et d'un rapport au monde : l'habitation ne doit pas manifester, provoquer d'attachements. Elle reste un lieu provisoire, pas d'enracinement. Dernière habitation de passage pour ces deux qui furent des émigrés perpétuels, condamnés par le nazisme dès 1933, mais revenant à la langue allemande et à Berlin, un moment usurpés (cf. le texte de Anna Seghers sur la langue parlée, prononcée par Helene Weigel, pp. 66-68). Brecht et Weigel sont enterrés ensemble, selon leurs voeux, dans le cimetière voisin, à quelques pas des tombes de Fichte et de Hegel...
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samedi 10 juillet 2010

Delerm made in médias

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Pour situer les "caractères" de ses chansons, les qualifier, Vincent Delerm recourt aux médias. Ses personnages se détachent sur fond de médias, ils évoluent dans un système d'axes qui rappelle "L'anatomie du goût" et La distinction (cf. la fille Deutsche Gramophon dans l'album Kensigton Square)Goûts et dégoûts média dressent un portrait. Dans ces chansons douces, Delerm introduit parfois des ruptures à la Brecht pour que la réalité se montre, désenchantante, et que le spectateur ne se laisse pas entraîner sans retour dans la fiction des mélodies.

Son tour 2009 (Quinze chansons) se déroulait dans un décor de décors de cinéma : François Truffaut, Jacques Tati, Claude Lelouch ("Dauville sans Trintignant"), "Fanny Ardant et moi"... 

Des bouts de conversation montés comme un collage, une tendresse de classe, le temps qui passe, un Trenet attentif à ne collaborer à rien. Elégance et privilège d'artiste.
Chacun de nous est un ensemble de cordonnées médias.Sans cela, pas de médiaplanning !



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dimanche 2 mai 2010

Les voix de Jean Ferrat

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La mort de Jean Tenenbaum, alias Jean Ferrat, a retenu l'attention de la presse. Retentissement inattendu. Des articles dans Le Parisien, la une de Paris Match (850 000 exemplaires), un hors-série de L'Humanité avec le DVD d'une émission de Denise Glaser diffusée en 1971 (N.B. à voir comme trace éloquente de l'évolution des émissions de variété). Pourquoi ce succès médiatique d'un chanteur qui ne faisait plus de scène depuis 1973 ? Peut-on soupçonner sous cette popularité médiatique l'oeuvre de forces que n'expriment pas les procédures électorales ? Que disent de souterrain ces "plébiscites" populaires exprimés pour Michael Jackson, Jean Ferrat ou Johnny Hallyday, qui ne se saurait se dire par d'autres voies ? 

Dans la popularité discrète de Jean Ferrat se dessine une France qui n'a plus guère d'occasions politiques de [se] manifester, qui a perdu ses relais ; "sa" France ("Ma France") se tient évidemment loin de la "Douce France" que Trénet chantait en 1943 dans un Paris tenu par les nazis et leurs collabos. La France que revendique Ferrat est celle de Robespierre, de la Commune, du Chant des Partisans, du "vieil Hugo", symboles que se disputent des politiciens aujourd'hui. Patrimoine culturel aussi.
Les chansons de Ferrat énoncent un engagement personnel de mauvaise humeur, révolté et conservateur, loin des "multinationales", loin des people ("Ma Môme", chanson reprise par Godard dans "Vivre sa vie")un peu écolo, un peu communiste et un tout petit peu antistalinien, un peu Drucker et un peu Pivot... Beaucoup de nostalgies et de doutes aussi, difficiles : "La Montagne" ou encore la chanson féministe et tendre de "La Vieille dame indigne" (film de René Allio, 1965, d'après "Die Unwürdige Greisin", une nouvelle de Bertolt Brecht), "On ne voit pas le temps passer".
La France de Ferrat est aussi celle d'Aragon, des "Gitans", celle de "Nuit et Brouillard" (1963) - le père de Jean Ferrat a été assassiné à Auschwitz. Cette chanson sur les camps sera "déconseillée" à l'époque par le directeur de la radio et de la télévision d'Etat (ORTF). "Douce France" ! Ce ne sera pas la seule chanson censurée (cf. la liste établie par Le Nouvel Observateur).
Toutes ces voix composent une polyphonie politique, qui ne trouve pas son expression politicienne, et que trahit et déséquilibre nécessairement chacune de ses voix séparément. "Toutes ces voix se multiplient pour n'en plus faire qu'une..."


Les médias à l'occasion d'un événement (décès, anniversaire, accident) organisent une consultation électorale involontaire, impromptue, non intrusive, hors institution, non contrôlée, dont les élus n'ont pas été candidats. La science politique devrait prêter attention à ces voix de traverse, hors de portée des doxosophes et de la définition autorisée du politique, mais portées par le marketing des médias.


Confirmation : en août 2010, Paris Match fait à nouveau sa Une sur Jean Ferrat (cf. supra).

lundi 12 octobre 2009

Le livre des livres brûlés par les nazis

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Volker Weidermann, Das Buch der verbrannten Bücher, 2008, Verlag Kiepenheuer und Witsch, Köln (254 p., 2009 en livre de poche, btb Verlag), 12,1 €

Le 10 mai 1933 à minuit, une association allemande d'étudiants ("Deutsche Studentschaft") organise à Berlin, Place de l'Opéra, un gigantesque bûcher de livres : on y brûle les livres qui propagent un "esprit non allemand" ("Aktion wider der undeutschen Geist"). L'événement est mis en scène de comme l'aiment les nazis : flammes du bûcher, annonces théâtrales des oeuvres à brûler, cris, saluts, uniformes, musique traditionnelle... Cette manifestation ne se déroule même pas à l'initiative de la propagande nazie, et ce n'en est que plus révélateur. D'ailleurs, il y aura peu de réactions hostile des étudiants ou des professeurs à l'université, aucune réaction hostile non plus dans les lycées où le "nettoyage" des bibliothèques avait déjà commencé. Les cadres nazis seront même surpris par la soudaineté et de la radicalité du mouvement. La presse grand public fut enthousiaste. Comme son lectorat. De nombreux autres bûchers de livres auront lieu ensuite en Allemagne puis en Autriche annexée, et la liste des livres à brûler sera régulièrement enrichie et mise à jour.

Volker Weidermann reprend la liste des 131 auteurs de la catégorie "belle littérature" dont les livres ont été mis au bûcher. Pour chacun des auteurs, Volker Weidermann donne des éléments biographiques, personnels et intellectuels, avant, pendant et après le nazisme. Cette liste comprend des grands noms de la littérature allemande contemporaine : Isaak Babel, Bertold Brecht, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Kurt Tucholski, Erich Kästner, Joseph Roth, Alfred Döblin, Erich Maria Remarque... et quelques étrangers : Henri Barbusse, John Dos Passos, Ilia Ehrenburg, Jack London, Ernest Hemingway, Maxime Gorki... Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929 n'est pas sur la liste, bien que anti-nazi virulent (sa nationalité allemande lui sera retirée en 1936).
La majorité des auteurs de livres "brûlés" nous sont aujourd'hui méconnus, leur carrière a été brisée. Ce travail d'historien met à jour les intentions et la méthode des nazis aidés de leurs sympathisants ; ils ne s'en tinrent pas seulement aux plus célèbres et aux plus visibles des auteurs car ils voulaient éradiquer profondément, faire disparaître des modes de pensée, des orientations culturelles, changer la langue même. Particulièrement visés et dénoncés à ce titre, les auteurs juifs et communistes. Les nazis cherchent à imposer en Allemagne leur définition de ce qui est allemand (deutsch / undeutsch).

La spécificité du livre comme média se dégage à cette occasion : en effet, les nazis ne bûlèrent pas la presse, ils la domestiquèrent. Et pour cause, celle-ci, dans sa majorité, s'était déjà ralliée et convertie au nazisme. Les livres représentent un capital culturel et symbolique, objectivé, achevé, ils s'inscrivent avec les bibliothèques dans la durée alors que les médias sont volatiles et aisément retournés par les pouvoirs dont ils sont souvent proches, par construction. Qu'est-ce qu'un autodafé à l'époque des e-books ?


Pour terminer, quoi de mieux que le texte dans lequel Bertold Brecht évoque un poète, Oskar Maria Graf. Celui-ci, parcourant la liste des 131 et n'y trouvant pas son nom, réclame dans un article publié alors par un journal de Vienne (Wiener Arbeiterzeitng) que ses livres aussi soient brûlés : "Verbrennt mich!" (Die Bücherverbrennung, in Deutsche Satiren, 1938). Et, bien sûr, la phrase prémonitoire de Heinrich Heine : "là où l'on brûle des livres, on finit pas brûler aussi des hommes" ("Dortwo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen", Almansor, 1821). Cette phrase est aujourd'hui gravée sur une plaque près du monument sous-terrain érigé en souvenir des auteurs de tous ces livres brûlés, Place Bebel, à Berlin, monument représentant en creux, au milieu des pavés, une bibliothèque aux rayons vidés (cf. photo ci-dessous, FjM). 



N.B. La liste établie par les nazis fut scrupuleusement respectée dans la France occupée. Par exemple, en 1942, les éditions Gallimard refusèrent d'inclure le texte d'Albert Camus sur Kafka dans le Mythe de Sysiphe car Franz Kafka figurait sur la liste des "livres brûlés" (le manuscit de Camus est exposé - correctement légendé - à Yale University, à The Beinecke Rare Book and Manuscrit Library). Cette soumission de la vie "intellectuelle " française aux nazis est souvent "omise" : ainsi, le texte publié par l'université de Québec mentionne que l'édition numérique du Mythe de Sisyphe est "augmentée (sic) d'une étude sur Franz Kafka"... Quant à l'article sur Le Mythe de Sisyphe dans Wikipedia, il ne mentionne pas l'événement, tout simplement. 

Sur l'histoire des livres brûlés, voir :

Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, Folio Essais, 2009, 544 p., Bibliogr., Index.

Gunter Lewy, Harmful and Undesirable. Book Censorship in Nazi Germany, Oxford University Press, 2016, 269 p., Index, Bibliogr. Liste des abréviations et glossaire. Cf. in Mediamediorum.

Voir aussi les textes d'Erich Kästner publiés dans Über das Verbrennen von Büchern (Zürich, Atrium Verlag, 2013, 51p.). L'auteur conclut qu'il aurait fallu combattre le nazisme dès 1928 ;  il faut combattre les dictatures et l'intolérance dans l'œuf , avant qu'elles ne prennent le pouvoir : après, il est trop tard. "Man darf nicht warten...". Mais Erich Kästner resta dans l'Allemagne nazie où il bénéficia du soutient de Joseph Goebbels...
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