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lundi 8 février 2016

Heidegger, encore



Guillaume Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme. Paris, 2016, Bibliogr., Index, éditions Perrin, 681 p.

Encore une biographie intellectuelle de Heidegger. Cette effervescence éditoriale récente (cf. l'interview en différé) trahit l'actualité de cette philosophie et de ses acteurs (cf. infra, Hannah Arendt à la une d'un magazine). Comment comprendre cette effervescence ? On peut proposer deux explications. La première est la publication récente des quatre volumes des Cahiers noirs de Heidegger qui apporte des faits nouveaux, incontestables, sur le partage par le philosophe des idées majeures de l'hitlérisme, dont l'antisémitisme.

Une seconde explication demande de prendre en compte la place occupée par la philosophie dans la vie intellectuelle française. Le statut obligatoire de la "philo" au baccalauréat, examen d'entrée à l'université française, son rôle dans les concours de recrutement des écoles à la fois comme contenu et comme rhétorique (l'omniprésente dissertation, les oraux plus ou moins "grands" qui recyclent les topos des programmes de philosophie) crée un public nombreux : professeurs de philosophie dans l'enseignement secondaire, étudiants futurs professeurs. Cette intelligentsia trouve dans l'œuvre de Heidegger nourriture et distinction. D'où l'importance, pour ce groupe de disculper Heidegger à tout prix et de banaliser voire "oublier" sa participation à l'Etat nazi en avril 1933.

Le livre de Guillaume Payen a bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Heidegger coupable ? Pour Guillaume Payen, historien, il n'y a plus aucun doute : Heidegger fut nazi et antisémite, et haut fonctionnaire de l'Etat nazi et membre du parti (NSDAP). Certes, mais, qui en Allemagne en 1933, à part les communistes, ne collabora pas à l'Etat nazi. Tous "Mitläufer" ("collaborateurs passifs ", compagnons de route) ? De leur côté, les Etats occidentaux, leur diplomatie et leurs grandes entreprises n'ont-ils pas collaboré avec l'Etat nazi ? Ainsi des jeux olympiques de 1936 à Berlin ou de la non-intervention pour aider les Républicains en Espagne. 
Affichage Mediakiosk, février 2016
Alors, Heidegger, coupable, comme tout le monde ? 
Quand tout le monde ou presque était nazi en Allemagne, Heidegger le fut aussi. Quand plus personne ne put se dire nazi en Allemagne, Heidegger fit comme tout le monde, il dissimula.
Une question subsiste, bien sûr : comment un professeur de philosophie peut-il être nazi, question que posa l'heideggerien Jürgen Habermas en 1953, dans la presse allemande (FAZ) ? Mais, les professeurs de philosophie français furent-ils résistants ? Pour un Jean Cavaillès, un Jean-Toussaint Desanti, un Georges Canguilhem, un Jean-Pierre Vernant, résistants actifs, combien de "Mitläufer" ? Mais peut-être faudrait-il ne pas soumettre la philosophie au jugement politique !

L'auteur décrit la formation catholique de Heidegger d'abord, puis son activité nazie comme "Führer" (recteur) de l'université de Freiburg, puis, enfin, son rétablissement progressif comme professeur de philosophie dans cette même université puis sa reconnaissance européenne avec le soutien complaisant d'universitaires français, de René Char... Même Paul Celan n'y fut pas insensible malgré ses suspicions.
Chemin faisant, Guillaume Payen revient à plusieurs reprises sur une dimension sous-estimée mais essentielle de la formation de Heidegger, son l'attachement au pays natal (Heimat), au sol (Boden) et à ses racines, attachement qui le prédisposait à accueillir favorablement les composantes "völkisch" du nazisme. 

Aujourd'hui, l'engouement pour la philosphie de Heidegger peut participer, qu'on le veuille ou non, de la banalisation de l'antisémitisme, de son acceptabilité. Particulièrement révélateur s'avère le chapitre 12 du livre, le dernier, où l'auteur expose le débat qui s'est développé à propos de Heidegger en France, depuis sa mort : "l'affaire Heidegger après Heidegger". Les débats entre professeurs de philosophie furent relayés, plus ou moins aveuglément, par les journalistes et les médias, que Heidegger détestait au titre du bavardage, du "on". Et le Web propagea "l'affaire" au-delà de son public cible (les spécialistes), réduisant à peu les délais de réception. L'internationalisation se compliqua des problèmes de traduction, l'obscurité, tant en allemand qu'en traduction, fonctionnant comme barrière à l'entrée du territoire intellectuel. Par exemple, le nazisme qui s'entend clairement dans le vocabulaire de Heidegger s'estompe et se brouille dans les traductions : völkisch, Führer, Gefolgschaft, Blut und Boden, Bodenlosigkeit, Führung, etc

L'ouvrage fait voir à plusieurs reprises le statut qu'accorde Heidegger aux médias. La première dimension des médias est celle de l'opinion, du bavardage (das Gerede), le "on" déjà présente dans le "premier Heidegger", c'est l'effet de la communication de masse, du journal aussi bien que des transports publics. La seconde dimension qui touche les médias et que Heidegger met au cœur de son œuvre, concerne la dictature de la technique dans le monde moderne. A la fois, accepter la technique tout en refusant de se laisser dominer par elle ("die Gelassenheit zu den Dingen", 1955) ? Que vaut cette réflexion, inspirée par Ernst Jünger, à la lumière actuelle de l'intelligence artificielle, du Web et du machine learning, de l'internationalisation à marche forcée du village mondial ? On ne peut l'évacuer, une science sociale des médias devra y revenir.

Le livre de Guillaume Payen est une longue et minutieuse mise au point, une synthèse fourmillante de détails et d'arguments. Les lecteurs seront convaincus qu'il existe une composante nazie de la philosophie de Heidggger. Mais faut-il jeter tout Heidegger ? Existe-t-il deux Heidgger, l'un acceptable, le premier, celui de Sein und Zeit (1927), le second inacceptable, compromis avec le nazisme (1933) ? Que peut-on garder de Heidegger qui ne soit corrompu par son nazisme crasse ? Quand la contamination a-t-elle commencé ? Peut-on séparer le "noyau" phénoménologique de sa "gangue nazie" et remettre cette philosophie sur ses pieds ? Emmanuel Levinas, qui suivit les cours de Heidegger en 1928, en fut ébloui ; lui qui fut l'auteur, dès 1934, de "réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme" ne voyait-il pas dans Heidegger "l'un des plus grands philosophes de l'histoire" ? Et Hannah Arendt, déclarant en 1969 : "la pensée est redevenue vivante" ? En revanche, Pierre Bourdieu, que semble ignorer Guillaume Payen, y décèle plutôt une mystification où la philosophie, son style brillant, son jargon hautain, faits pour impressionner, cachent, euphémisent le politique. Une formation de compromis comme le discours heideggerien facilite les compromissions. Ces deux approches, historique et sociologique, s'éclairent mutuellement.


Références :

Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, suivi d'un essai de Miguel Abensour, Paris Rivages Poche, 1997. 108 p.

Martin Heidegger, Gelassenheit. Heideggers Meßkircher Rede von 1955, Verlag Karl Alber, Freiburg, 2014, 107 s. Texte publié dans le tome 16 des œuvres complètes (Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 2000.

Sur la nazification de la langue allemande, se reporter à l'ouvrage de Viktor Klemperer , LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam, 385 s. Publié en français (LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. 377 p.).

Sur la langue de Heidegger, Georges-Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande, Paris, 2016, CNRS Editions, 236 p., Index, 20 €.

Sur le style philosophique de Heidegger, voir Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Editions de Minuit, 1988. 125 p., Index.

dimanche 26 avril 2015

"Der Witz", non, ce n'est pas une blague !


Andreas B. Kilcher, Poétique et politique du mot d'esprit chez Heinrich Heine / Poetik und Politik des Wiztes bei Heinrich Heine, Paris, Editions de l'éclat, 2014, 107 p., Index. 7€

Produit dans le cadre d'une coopération entre l'université de Aachen (Aix-la-Chapelle) et celle de la Sorbonne Paris 3, ce texte est celui d'une conférence Franz Hessel ; il est publié en deux langues, l'allemand et sa traduction en français.

La notion de Witz, rendue célèbre par Freud sous le nom de "mot d'esprit" (Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, 1905), date de l'Europe des Lumières (18e siècle) ; notion philosophique, elle renvoie à celle du français "bel esprit", de l'anglais wit, ou "ingenium" en latin. Lessing oppose le Witz au génie : le génie relève de la clarté et de la simplicité classiques, tandis que le Witz renvoie au complexe et à l'hétérogène du romantisme. Le génie aime la simplicité, le Witz aime la complication (Lessing). "Le Witz réside en cela qu'il dévoile le caractère borné de toute identité fixe, et relie les choses les plus lointaines, les plus disparates". Le Witz évoque la dispersion de la data, les connivences inattendues tandis que le génie évoque la logique calculée des classifications "logiques".

Heinrich Heine, après Voltaire (article Esprit de l'Encyclopédie), rattache le Witz à la notion de métaphore et lui donne une dimension critique, humoristique, polémique et politique. Le Witz permet de contourner la censure. Sur le plan du style, le Witz refuse la linéarité, la simplicité de la narration (simplification), la prévisibilité, lui préférant une forme chaotique faite de digressions, d'associations et d'omissions. Les Tableaux de voyage (Reisebilder) de Heine se prètent particulièrement bien à cette forme liant des contenus hétérogènes, "rapiéçage de toutes sortes de chiffons", montage inattendu, surréaliste. L'auteur montre le Witz à l'œuvre dans les ouvrages où Heine se moque des institutions, de l'Université, des religions, des administrations, et, c'est logique, des systèmes classificatoires (Linné)... Heinrich Heine est un provocateur, son style inquiète, il invite à penser, ne laisse pas ses lecteurs tranquilles, suspecte la prévisibilité du monde social, la linéarité des énoncés, promeut "l'intranquillité" (cf. Fernando Pessoa).

Le texte d'Andreas B. Kilcher en démontant méticuleusement la notion de Witz dégage son rôle dans le style de Heine. Au-delà, à l'aide des idées mobilisées dans ces analyses, on pourra démonter avec profit les styles narratifs à l'œuvre dans les médias (storytelling, reportages, faits divers, etc.). Qu'impliquent de consentement certains styles narratifs, dans les réseaux sociaux, par exemple ? Qu'est-ce qu'ils imposent imperceptiblement et rendent acceptable ?

lundi 28 juillet 2014

Empires et impérialismes : règles, force et consensus


Harold James, The Roman Predicament. How the Rules of International Order Create the Politics of Empire, Princeton University Press, 176 p. , 2008, Index, $ 21,05

La réflexion sur les médias et l'économie numérique mobilise fréquemment les notions de globalisation et de mondialisation pour rendre compte de l'interconnection au niveau mondial et de la domination des grandes entreprises américaines. Déjà Marshall McLuhan avec l'idée d'un "global village" ("War and Peace in the Global Village", 1968) montrait un lien entre médias et mondialisation. Depuis la publication de cet ouvrage, le développement d'entreprises à portée et à ambition mondiales comme Apple, Google, Facebook, Microsoft, Netflix ou Amazon renforce le besoin de penser leur relation à "l'empire américain", à la globalisation et à la déglobalisation. Impérialisme combinant la force (menace), les règles (lois, traités) et consensus (aides, financements) : ces sociétés jouent sur les trois.
Bientôt, peut-être, se posera la même question pour un empire chinois avec des entreprises puissantes, en voie de mondialisation telles que Baidu, Alibaba, Tencent, etc.

Harold James analyse la constitution de l'empire américain, sa nécessité et ses limites (N.B. les Etats-Unis naissent de la protestation contre une multinationale, l'East India Company, 1773). Empire commercial, empire militaire : puissance et fragilité sont indissociables, c'est le "Roman predicament", une situation inconfortable, paradoxale. La prospérité des Etats-Unis comme empire, par exemple, repose sur la liberté du commerce et la paix ; celles-ci, pour être maintenues et respectées, demandent l'établissement d'un système de règles mondiales et la mise en œuvre de moyens de rétorsion et de forces militaires pour les faire respecter. De là sourd une contradiction essentielle qui menace sans cesse la paix dans l'empire.

Empires, impérialisme : que peut-on apprendre de l'histoire romaine, de la pax romana ? Pour commencer, l'auteur revient à l'analyse de Edward Gibbon qui écrivit une histoire "du déclin et de la chute de l'empire romain" (1776) et à celle d'Adam Smith ("La richesse des nations", 1776 aussi). Passant à l'histoire contemporaine, l'ouvrage fourmille d'exemples historiques (Grande-Bretagne, Etats-Unis, colonisations, commerce international, etc.), anciens et récents. Sans thèse bonne à tout expliquer, l'auteur mobilise les faits pour provoquer une réflexion.

Qu'apporte la notion d'empire à la réflexion sur les médias ? Depuis Herbert Schiller (Mass Communication and the American Empire, 1969) et Marshall McLuhan, la réflexion n'a guère avancé. Les médias sont à peine évoqués par Harold James, pourtant leur rôle est sans doute central dans la constitution et l'extension des empires, au moins dans le maintien d'un consensus (cf. N. Chomsky, E. S. Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, 1988) et dans la propagation de leur contestation. L'auteur, en cela iconoclaste, s'en tient plus à l'énoncé des faits qu'à leur dénonciation : l'accumulation y suffit.

Auguste, Catalogue de l'exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2014, 320 p., Bibliogr.  

Les notions d'empire et de politique culturelle étaient au cœur de l'exposition "Moi, Auguste, empereur de Rome..." Dans la catalogue, qui cite d'ailleurs Harold James (Andrea Giardina, "Auguste entre deux bimillénaires", Daniel Roger évoque "l'entreprise de communication" qui s'adresse aux cités hors de Rome, mobilisant statues et monuments, architecture et urbanisme mais aussi instructions officielles ("La prise du pouvoir, les arts, les armes et les mots"). Le monnayage aussi contribue à la diffusion de l'image d'Auguste et à sa mise en scène. La mission des Romains, écrivait Virgile, est de dominer le monde, "de bien régler la paix, d'épargner les soumis, de dompter les superbes" (Enéide) : expansion territoriale, colonisation certes mais en respectant l'essentiel des coutumes politiques et cultures locales (Harold James y verrait l'équivalent de l'actuel multiculturalisme). Assimilation, octroi du statut de citoyen, tandis que monuments et urbanisme indiquent des "lieux du consensus". Pour un exemple de la gestion romaine d'une province, se reporter au texte de Cécile Giroire sur "La province de Gaule narbonnaise créée par Auguste".

Ramsay MacMullen, Romanization in the Time of Augustus, Yale University Press, 2008, 240 p., Bibliogr., Index.

L'auteur, qui fut professeur d'histoire à Yale University, analyse les modalités de le romanisation qui se développe à l'époque d'Auguste : impérialisme culturel ou séduction du "Roman way of life", "push" ou "pull" ?
Examinant les formes prises par la romanisation en Gaule, en Espagne et en Afrique, il évoque la progression du bilinguisme puis l'uniformisation linguistique avec le latin, la généralisation de la nomenclature romaine, de l'art de vivre (vêtement : la toge, techniques du corps, nourriture : de la bière au vin), l'urbanisation avec forum et marché (macellum), aqueducs, bains, murs d'enceinte... Bientôt, les formes des statues sont standardisées (modèles de plâtre), créant une culture de masse.
L'esthétique romaine est diffusée et adoptée, devenant manière de voir le monde. Comme aujourd'hui le supermarché, les multiplexes, les parkings, les autoroutes forment la perception de la ville et son acceptabilité (cf. les travaux de Bruce Bégout).
L'ouvrage contribue à percevoir le rôle des médias dans la vie quotidienne, au service des pouvoirs en place. Longtemps avant la presse et l'affichage, avant la radio et la télévision, comment s'imposait le respect des vainqueurs, comment s'inculquait un consensus culturel et social pour dominer et maintenir la paix civile.

Non seulement la langue, mais aussi la mode, les monnaies, les monuments, les statues, l'architecture et tout l'urbanisme s'avèrent à Rome autant de médias du pouvoir central. Plus que passer ses messages, leur fonction est la légitimation. Les médias légitiment les règles de l'empire, les font acceptables.
Notons que dans ces trois ouvrages courent aussi des réflexions sur le luxe et la consommation ostentatoire liés à l'expansion coloniale des empires et à leurs entreprises commerciales (étoffes, mets, bijoux, etc.). Non invitation aux voyages !

mardi 17 juin 2014

L'émergence de nouvelles théories des média aux Etats-Unis (1940-1960)


Fred Turner, The Democratic Surround. Multimedia & American Liberalism from World War II to Psychedelic Sixties, Chicago, University of Chicago Press, 376 p, 2013, $9,99 (kindle)

Voici le travail d'un historien des médias qui se consacre à l'analyse de l'émergence des médias dans la société américaine contemporaine.
Professeur à l'université de Stanford, Fred Turner a publié en 2006 un ouvrage sur l'histoire contemporaine, étudiant le croisement des médias, des technologies et de la culture. Dans From Counterculture to Cyberculture, l'auteur montre l'évolution de l'image sociale de l'ordinateur. D'abord associé à l'établissement militaire et à l'Etat, cible de la contre-culture, l'ordinateur devient le vecteur de la cyberculture, assurant le lien, a priori improbable, entre la culture du mouvement hippie et celle des entrepreneurs de la Silicon Valley.

Dans cette même veine historique et méthodologique, The Democratic Surround analyse le passage, également improbable, d'une dénonciation des médias accusés d'être responsables de l'avénement du nazisme, à leur célébration comme facteurs de libération démocratique. Dans les années 1940-1950, les médias furent associés à la notion de "personnalité autoritaire", au totalitarisme, à la dictature. The Authoritarian Personality (Theodor Adorno et al.), publié en 1950, forme le diagnostic psycho-sociologique de la maladie totalitaire qui a conduit à Auschwitz : une éducation autoritaire, imposant la soumission, prohibant le jugement personnel et original. Les médias, presse, radio, cinéma, de même que l'appropriation par les nazis de techniques publicitaires (propagande) auraient soumis le peuple allemand pour le réduire à une armée de nazis hitlériens. Mais pas seulement une partie des Allemands : Fred Turner rappelle qu'à la fin des années 1930, des Américains antisémites défilaient dans les rues de New York en uniforme nazi. La séduction autoritaire se propage et les Etats-Unis n'étaient donc pas à l'abri : le racisme, l'antisémitisme, le sexisme préparant le terrain du fascisme, le rendent acceptable.

Des intellectuels se sont mobilisés pour revendiquer et fonder, en réaction, les conditions théoriques et les principes d'une éducation capables d'établir une personnalité et un humanisme démocratiques. Ce sont des anthopologues : Margaret Mead, Gregory Bateson, Ruth Benedict, Kurt Levin ; ce sont aussi des artistes comme John Cage (happenings), Andy Warhol ou des architectes immigrés venus du Bauhaus. Ils développent l'idée d'un "democratic surround", environnement issu d'une ambiance collective multimédia et d'un univers perceptif multisource, complexe, à l'opposé du média unique et uni-directionnel de la propagande et de ses slogans : expositions (les photos de "The Family of Man" au Museum of Modern Art à New York), le Circarama de Walt Disney pour l'exposition universelle de Bruxelles... Symboliquement, l'ouvrage commence par une référence à Marshall McLuhan dont l'œuvre fournira une charpente notionnelle et ses références à cet édifice souvent confus et brillant : les médias sont une extension, un prolongement de l'homme ; ils créent un village mondial (global) et un milieu multimédia (surround), ils façonnent la personnalité, etc.

Le travail de Fred Turner, en raboutant des idéologies que l'histoire des médias juxtapose habituellement sans les lier, donne une vision moins manichéenne de l'histoire des idéologies dans lesquelles baignent les étapes du développement des médias aux Etats-Unis. On perçoit à cette occasion la généalogie culturelle d'idées qui, déracinées, ont trouvé leur place en Europe quelque temps après.
Illustré de photos et d'exemples multiples, l'ouvrage est ambitieux et il faut un peu de patience aux lecteurs pour s'orienter dans la multiplicité des références historiques, des interprétations. L'ouvrage ne comporte pas de démonstration : il s'en tient à des suggestions d'explication, de corrélations.

dimanche 15 septembre 2013

Karl Kraus, journalisme et liberté de la presse

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Jacques Bouveresse, Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, éditions AGONE, 2007, 214 p., Index.

Karl Kraus (1880-1936) vécut dans la Vienne de Freud, de Musil, de Canetti, de Wittgenstein, de Gustav Mahler, de Schönberg... Die Fackel, La torche (1899-1936), revue dont Karl Kraus finit par être le seul auteur, est une publication tout à fait originale, plus ou moins irrégulière, de pagination variable et de tonalité satirique.
Dans ce volume, Jacques Bouveresse a réuni quatre textes qu'il a consacrés à Karl Kraus entre 2005 et 2007 et qui ont pour fil conducteur la critique du journalisme : Karl Kraus se voulait "anti-journaliste". Ce sont des textes de circonstance et l'on ne sera pas surpris que l'auteur soit tenté d'appliquer les analyses et les satires de Karl Kraus à des situations journalistiques contemporaines.

Une du N°1 de Die Fackel, copie
d'écran sur Austrian Academy Corpus
La critique du journalisme par Karl Kraus est tellement virulente qu'il va jusqu'à demander de libérer le monde de la presse. Analysant la manière dont la presse a préparé et incité la population à la guerre de 1914-1918 (journalistes va-t-en-guerre), puis dont elle a rendu compte du conflit, Karl Kraus stigmatise les journalistes et regrette qu'ils n'aient pas été condamnés, une fois la paix rétablie, comme criminels de guerre. Karl Kraus demande que la presse, responsable à sa manière de la guerre, rende des comptes. Lui qui voit se profiler, dans le traitement du premier conflit mondial, les horreurs criminelles du second, finit par contester la valeur - et le dogme - de la liberté d'une presse qui "inflige au peuple un mensonge de mort".

La matière première des journalistes, c'est la langue. Ce sont les mots et les clichés qu'ils charrient : Karl Kraus dénonce la "catastrophe des expressions toutes faites", des clichés ("Katastrophe der Phrasen", "der klischierten Phrase"). La presse déréalise le monde et fait "vivre la mort des autres comme une nouvelle journalistique" : effet des médias de masse livrés chaque jour à domicile par l'imprimerie, que Karl Kraus compare à une mitrailleuse rotative ("Rotationsmachinengeweher"). Avec la presse, les lecteurs vivent une vie irréelle, une vie de papier ("papierenes Leben").
Karl Kraus défend la langue allemande contre le totalitarisme, comme plus tard le feront Victor Klemperer ou Paul Celan. Aux yeux de Karl Kraus, la presse et le journalisme corrompent la langue, facilitant la circulation et l'acceptation des idées les plus douteuses (les fake news, un siècle avant Facebook)@.
Notons que cette critique implacable de la presse, de son économie doit être malgré tout tempérée par l'existence-même de Die Fackel... jusqu'à l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, du moins.

Exagérations de Karl Kraus ? Peut-être, mais qu'il faut mettre en rapport avec sa lucidité, ses prémonitions : dès 1915, il voit l'Allemagne comme un camp de concentration, il entrevoit des usines fonctionnant grâce au travail forcé, etc. Et l'on pense aussi à cette répartie d'un personnage de sa tragédie, "Les Derniers jours de l'humanité" : "Statut juridique ? On a le gaz". Son biographe, Edward Trimms, parle de Karl Kraus comme d'un "apocalyptic satirist" (2005).

Lire Kraus ravigote et débarasse  notre vision des médias de sa gangue d'habitudes et de clichés. Il faut savoir gré à Jacques Bouveresse de nous amener à lire Karl Kraus, pour bousculer nos certitudes sur les médias et le journalisme. Il faut lire Jacques Bouveresse et néanmoins contester ses propos surtout lorsqu'il généralise (dernier chapitre) hors de son territoire de compétence (la philosophie des sciences). Par exemple, d'où tient-on que les médias peuvent imposer des idées et des manières de penser sinon du journalisme même ? Qui a donc la capacité de résister, d'où vient cette capacité ? D'où vient la rupture avec l'ordre établi par les médias ? Bonne question pour un épistémologue !
  • Du même auteur, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Editions du Seuil, 2001, 231 p. Bibliogr.
  • Voir aussi, de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque, Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index.

mercredi 5 juin 2013

La panoplie publicitaire de Facebook

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Alex Beckis, Facebook advertising. Profit With Facebook's New Promotional Tools. Reach and Engagement after EdgeRank, eswebstudio publication, Second Edition, May 2013, bibliogr. (Recommended Reading), $ 4,99 (ebook)

L'ouvrage revendique d'emblée une ambition didactique ; il s'adresse à ceux qui envisagent d'utiliser Facebook pour la promotion de leur marque, produit ou service. Dès la couverture (écran d'accueil), les mots clés sont avancés qui sont les atouts primordiaux qu'apporte Facebook à ses annonceurs : la couverture et l'engagement.
Cette édition récente fait minutieusement le point sur l'évolution du marketing avec Facebook. L'ensemble est exhaustif jusqu'à fin 2012.

La lecture linéaire et appliquée de cet ouvrage est édifiante : on perçoit bien vite que Facebook a changé l'échelle même des médias en introduisant, symboliquement, le milliard dans les audiences, les utilisateurs... Tout se passe comme si, dans le même mouvement, Facebook avait passé toutes les notions média à une puissance supérieure : l'affinité et le ciblage, par exemple mais aussi l'encombrement, et, l'accompagnant, l'ardente nécessité de choisir et de renoncer, donc de penser.
Travailler avec Facebook, c'est comme réapprendre les médias, tout reparcourir et moderniser, transposer des savoirs anciens pour les mettre à jour.

L'ouvrage commence par le EdgeRank, l'algorithme qui règle l'apparition des informations (les posts et les interactions avec les posts, dites "edges" dans le Newsfeed ;  son calcul agrège trois notions : le score d'affinité avec l'utilisateur (u), la pondération des interactions par Facebook (w), la récence (d, la fraîcheur, "time decay", l'usure du temps). Le EdgeRank est une somme pondérée des actions. La formule finale reste secrète ; d'ailleurs elle change souvent, s'apparentant en cela au PageRank de Google (inspirations communes). Les ingrédients majeurs de la formule indiquent ce que l'on peut faire pour améliorer un PageRank, pour former et améliorer une notoriété, sur quelles variables il faut intervenir.
Facebook advertising (o.c.)
Ensuite, l'ouvrage passe en revue les différents outils de promotion et de publicité, les outils spécifiques à la gestion publicitaire sur Facebook :
  • Facebook Offers qui assure la relation entre promo et points de vente (off- ou online) où l'on peut présenter ses coupons de réduction.
  • La capacité de composer une audience sur mesure ("custom audience") à partir de numéros de téléphone, d'adresses mail, etc. pour ensuite cloner cette audience ("lookalike audience" ou "similar audience") et l'optimiser en termes de couverture et de similarité.
  • Les Partner categories, qui jusqu'à présent ne sont disponibles qu'aux Etats-Unis, fournissent aux annonceurs des audiences pour 500 catégories de produits (achats réalisés, socio-démos).
  • Les outils de création (Facebook Ads Manager), de gestion des campagnes (Power Editor), la promotion (Promoted Posts) et le parrainage des "histoires", pour émerger de la multitude des actions (status updates)
  • L'offre publicitaire exclusivement mobile
  • Le calcul de la couverture
  • L'adexchange (FBX) est également abordé avec son système d'achat RTB, de ciblage et de reciblage
Au terme de cet inventaire, bien conduit et efficacement illustré, Facebook apparaît plus que jamais comme un réseau dans le réseau, un réseau en chantier permanent, nécessairement inachevé. Sa structure, son mode de fonctionnement reflètent ceux du Web global, en plus précis, en plus riche.

dimanche 3 mars 2013

Données et typologies : sur un article du New York Times

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Un article du New York Times évoque la densité et la géographie de l'univers concentrationnaire européen construit par les Nazis et leurs alliés : "The Holocaust Just Got More Shocking" par Eric Lichtblau (March 3, 2013). La densité et la géographie de cet univers a manifestement été largement sous-estimée. Selon le journaliste, les chercheurs du Holocaust Memorial Museum, le nombre des "Nazis ghettos and camps" s'élevait en Europe à 42 500. Nombre inattendu et sidérant (staggering) tant on a appris dans les livres et les journaux que les camps se comptaient en dizaines, voire moins.

Les chercheurs ont pris en compte tous les lieux de détention, aidés de 400 contributeurs. Evidemment, on veut regarder sur la carte la situation de cette géographie du meurtre en France.
Bien sûr l'Est de la France compte beaucoup de ces "SS camps" et "subcamps". Mais, venant de lire l'ouvrage de Zysla Belliat-Morgensztern (cf. Les mémoires de son père), on observe que les lieux dont elle parle et qu'a connus son grand-père avant de mourir à Auschwitz, ne figurent pas sur la carte : Pithiviers, Beaune-la Rolande, etc. Et Drancy, d'où s'échappe miraculeusement Armand, non plus.
Cette carte est donc encore incomplète, et, partant, euphémisante ; elle ne donne pas une idée assez fine de la pénétration des dispositifs de mort dans la géographie complice du quotidien français de l'époque. Certes, les historiens distinguent justement ghettos, camps de transit, d'internement, de concentration et d'extermination, suivant plus ou moins la typologie pétainiste et nazie. En fait, cette typologie, en distinguant méticuleusement les étapes de l'organisation de la déportation, dissimule l'essentiel : que toutes conduisent à Auschwitz, Beaune-la Rolande comme le Vel d'Hiv et le gymnase Japy, Pithiviers comme Recebedou, Noe, Gurs, Agde, Rivesaltes, etc.

Alors que l'on parle de data journalism, cet exemple montre la dépendance des faits à l'égard des données et des typologies : "les faits sont faits" (par qui ? n'importe comment parfois), et toutes les données ne sont pas "données"... d'ailleurs, il faut se méfier de celles qui sont données, fournies (pourquoi, par qui ?) comme allant de soi. Quant aux typologies et à leur dénomination, elles sont souvent fallacieuses (typologies spontanées, indigènes) et risquent alors de constituer les premiers pas sur le cheminement vers l'acceptabilité. Pour déjouer ce piège, il faut rompre avec les typologies premières et construire scientifiquement des typologies sans compromis avec la langue courante que répète et propage tout journalisme spontané. Travail épistémologique scrupuleux et sans fin.
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vendredi 8 février 2013

Les mémoires de son père

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Zysla Belliat-Morgensztern, La Photographie. Pithiviers 1941. La mémoire de mon père, Paris, L'Harmattan, 137 p., 2012, 14,5 €

Zysla est une figure du travail publicitaire en France. Clients annonceurs, chercheurs, collègues connaissent sa présence courtoise et cordiale aux avant-postes du marché. Matheuse incorrigible, elle voudrait que toute action publicitaire s'appuie sur une "science rigoureuse".
Armand. Tout le monde connaît Armand. Figure tutélaire du médiaplanning en France, on lui doit le fameux bêta de mémorisation, qui porte son nom. Pédagogue lumineux, décourageant de simplicité, nous sommes nombreux à lui avoir demandé de l'aide pour un problème difficile dont il se saisit alors avec une gourmandise espiègle.

Dans ce livre inattendu en forme de biographie, Zysla évoque l'enfance d'Armand, son père. C'est aussi un essai sur la mémoire, sur l'oubli, sur la perception des événements du monde par les enfants, sur la difficulté de rendre compte, de témoigner.
Le point de départ du livre est une photo, et une photo dans la photo. A partir de là, commence l'histoire de quelques années d'une enfance mutilée par l'absence omniprésente des parents, déportés, assassinés. Biographie, roman, mosaïque de faits, de dates et d'émotions. Une histoire d'enfants, de quignons de pain, de clandestinité, de copains, de peurs, de Justes aussi.
Cette histoire singulière raconte l'Histoire universelle vécue par un enfant. Il y est question de gestes qui n'ont l'air de rien quand la petite bureaucratie tranquille de l'inhumanité s'active, si bien dressée : arrestation, fichage, rafle, déportation, tout cela a tellement l'air acceptable. Acceptabilité normale, redoutablement efficace de normalité. Des gestes s'enchaînent qui, sans en avoir l'air, funestement trompeurs, conduisent des gens, des enfants, du camp de Drancy aux crêmatoires d'Auschwitz, "camp d'extermination" : la police française obéit comme obéissent les soldats allemands de l'armée d'occupation... La désobéissance de quelques uns a sauvé Armand, l'acceptation leur avait paru inacceptable. N'obéissez jamais ! 

Par delà beaucoup de tendresse retenue, le livre de Zysla Belliat-Morgensztern énonce simplement, raconte sans exclamations et se garde bien d'être édifiante ("Qu'aurais-je fait..."). Pas de manichéisme. Justesse et justice, son ouvrage tisse les mots de son père, qu'elle rapporte méticuleusement, et sa propre expérience d'enfant. Ce "récit à deux voix" sonne toujours juste et l'émotion retentit longtemps encore après la lecture.


N.B. Sur l'histoire et la notion de témoignage, le livre d'Annette Wieviorka, L'ère du témoin, Paris, 2013, Fayard Pluriel, 190 p.
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dimanche 16 décembre 2012

Langage totalitaire

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Laurence Aubry, Béatrice Turpin, et al., "Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire", Paris, 2012, CNRS Editions, 349 p. Bibliogr., Pas d'index.

Cet ouvrage collectif, issu d'un colloque, rassemble des travaux de linguistique, de psychologie et de sciences de la communication. Il invite à re-considéer le problème du langage totalitaire après les travaux de Jean-Pierre Faye (Paris, Hermann, 1972), de Hannah Arendt sur l'Etat Totalitaire et les observations (LTI Notizbuch eines Philologuen) de Victor Klemperer (1947) sur les usages langagiers le l'Allemagne nazie.

L'ambition de l'ouvrage est de dégager les invariants des langages totalitaires, afin d'en construire le concept. La recherche de la généalogie d'une "panoplie mentale" des langages totalitaires (Jean-Luc Evrard) conduit au coeur de l'histoire intellectuelle européenne et notamment allemande : le romantisme, une sémantique de l'élan et de l'action (Sturm), par exemple. L'analyse de la rhétorique nazie fait émerger des traits des langages totalitaires, qui sont toujours "langue du vainqueur" : la fréquence des performatifs et des euphémismes, les amalgames, les métaphores, la valorisation de l'endoxon ἔνδοξον (système d'opinions déjà acceptées). On repère aussi, la critique de la vie privée... Ces traits sont-ils propres au nazisme ou caractérisent-ils en général toute fabrication, nécessairement technicienne, du consentement indispensable à la domination (N. Chomsky) ?
De cette collection d'essais, dont la majorité porte sur les usages langagiers du nazisme, et dans une moindre mesure sur ceux du facisme mussolinien ainsi que sur quelques cas étrangers, il ne ressort pas une définition. Une définition est-elle même concevable ? Plus que le langage totalitaire, ces travaux comptent surtout sur l'analyse de la langue de régimes politiques criminels pour produire une définition féconde. Et s'il y avait des usages paisibles des langages totalitaires, préparant l'acceptabilité ? Peut-on qualifier de totalitaires la rhétorique des médias contemporains qui promeuvent mondialement une idéologie d'acceptation et de divertissement ?

LTI Notizbuch eines Philologen,  385 p.
La propagation d'un langage totalitaire nous semble inséparable des médias qui en permettent l'industrialisation, l'efficacité à grande échelle, produisant une sorte d'effet de réseau. Klemperer rappelle leur rôle dans la banalisation, la répétition, la légitimation de la langue des nazis. Peut-on comprendre le nazisme sans le mass-média qu'est devenue la radio (grâce au récepteur bon marché : der Volksempfänger, 1933), les uniformes, les grands rassemblements, les chants, le cinéma ? Béatrice Turpin, dans sa contribution sur la "sémiotique du langage totalitaire" (p. 65) cite Victor Klemperer : "Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique" (p.65). Cette dimension est peu approfondie. Couverture et répétition font la puissance des médias : il y a du GRP dans la communication totalitaire ("Ganz Deutschland hört den Führer mit dem Volksempfänger", cf. infra). "La LTI investit tous les supports", note encore Béatrice Turpin : en quoi est-ce différent d'une campagne publicitaire 360° pour un soda, une restauration rapide ou une élection présidentielle ? Publicité totalitaire ?

La langue comme outil de propagande s'insinue dans les raisonnements, les repésentations contribuant au travail d'imposition, d'inculcation. Corruption insensible : empoisonnement ("la langue est plus que le sang" ("Sprache is mehr als Blut", affirme d'emblée V. Klemperer, citant Franz Rosenzweig). Le langage totalitaire "désinvestit le sujet de sa propre pensée" : "le mot qui pense à ta place"... L'auteur conclut d'ailleurs que "ce que V. Klemperer énonce ici pour le totalitarisme est valable pour tout contexte idéologique" (p. 74). La contribution de Joëlle Rhétoré est consacrée à l'évolution pro-nazie d'un hebdomadaire grand public français, L'Illustration (1843-1944). Dans ce travail linguistique, analysant le "lavage de cerveau"par le langage totalitaire, l'auteur souligne combien l'approche lexicale est insuffisante pour comprendre le travail de la langue qui vise la transformation des sujets en automates proférant des "chaînes d'assertions" (p. 193) ; pour être inconditionnelle, l'obéissance doit se faire répétition. "L'automatisation du vivant" caractérise le langage totalitaire, souligne Emmanuelle Danblon (p. 291).
Comment ne pas voir le travail d'automatisation de l'expression auquel nous livre et nous habitue le Web (like, follow, etc.) ? Hannah Arendt, couvrant le procès d'Eichmann à Jérusalem, stigmatise la langue stéréotypée de ce parfait administrateur d'une industrie criminelle. La langue qu'il parle (ou qui le parle) est propice à la déresponsabiliation, langue tissée de lieux communs et de clichés, langue d'administration, langue du "silence totalitaire", comme dit Philppe Breton (p. 112). Langue coupable qui déculpabilise.

"Toute l'Allemagne écoute le Führer
avec le récepteur radio du peuple"
A lire ces contributions, il semble que l'on ne puisse définir un langage totalitaire indépendamment de l'organisation totalitaire (dont celle des médias) et de formes pathologiques d'Etat (P. Bourdieu) qui le nourrissent et dans laquelle il s'épanouit ; la non-concurrence des discours instaurée violemment (p. 87) lui assure un monopole qui force et justifie en retour l'efficacité du régime totalitaire.
Limites de l'analyse lexicale pour la compréhension, risques que fait courir, à force de répétition, l'automatisation de l'expression, menaces contre la vie privée... Et s'il y avait du totalitaire dans certains cheminements, en apparence inoffensifs, de la communication numérisée.
Cet ouvrage incite à penser notre présent avec plus de circonspection et de prudence, par-delà le romantisme numérique que célèbrent l'air du temps et de grandes entreprises qui en profitent. A quelles conditions sommes-nous protégés de tout langage totalitaire, langage qui force à accepter ? L'éducation fait-elle son travail anti-totalitaire ?

Notes
  • Sur le langage totalitaire et la corruption de la langue, dès le romantisme, il y a beaucoup à apprendre de Paul Celan. Pour Jean Bollack, si "la mort est un maître venu d'Allemagne - maître, ce n'est pas la Wehrmacht, ce sont les chants et l'esthétique, les crépuscules orchestrés" (Jean Bollack, L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan, Paris, 2003, PUF, p. 145). "La mort est un maître venu d'Allemagne" ("der Tod ist ein Meister aus Deutschland") est un vers du poème de Paul Celan, Todesfuge (1944).
  • Der Volksempfänger est le "poste radio du peuple". Pour l'histoire de cet appareil, voir le montage "Hört, hört !" du SpiegelOnline. L'écoute des discours du Führer était obligatoire : dans les écoles, les usines, dans la rue, tout s'arrêtait pendant leur retransmission. La publicité ci-dessus est reprise du livre de Erwin Reiss, Fersehn unterm Faschismus, Berlin, Elefanten Press, 1979.
  • "Forme pathologique d'Etat", notion empruntée à P. Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, janvier 1991, Seuil, 2012). L'auteur parle d'une "coercition invisible" qui peut évoquer l'inculcation d'un langage totalitaire : "le fait que notre pensée puisse être habitée par l'Etat", etc.

vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

dimanche 17 juin 2012

Le mentir vrai des photographies


L'œil du Troisième Reich
La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).