mardi 17 juin 2014

L'émergence de nouvelles théories des média aux Etats-Unis (1940-1960)


Fred Turner, The Democratic Surround. Multimedia & American Liberalism from World War II to Psychedelic Sixties, Chicago, University of Chicago Press, 376 p, 2013, $9,99 (kindle)

Voici le travail d'un historien des médias qui se consacre à l'analyse de l'émergence des médias dans la société américaine contemporaine.
Professeur à l'université de Stanford, Fred Turner a publié en 2006 un ouvrage sur l'histoire contemporaine, étudiant le croisement des médias, des technologies et de la culture. Dans From Counterculture to Cyberculture, l'auteur montre l'évolution de l'image sociale de l'ordinateur. D'abord associé à l'établissement militaire et à l'Etat, cible de la contre-culture, l'ordinateur devient le vecteur de la cyberculture, assurant le lien, a priori improbable, entre la culture du mouvement hippie et celle des entrepreneurs de la Silicon Valley.

Dans cette même veine historique et méthodologique, The Democratic Surround analyse le passage, également improbable, d'une dénonciation des médias accusés d'être responsables de l'avénement du nazisme, à leur célébration comme facteurs de libération démocratique. Dans les années 1940-1950, les médias furent associés à la notion de "personnalité autoritaire", au totalitarisme, à la dictature. The Authoritarian Personality (Theodor Adorno et al.), publié en 1950, forme le diagnostic psycho-sociologique de la maladie totalitaire qui a conduit à Auschwitz : une éducation autoritaire, imposant la soumission, prohibant le jugement personnel et original. Les médias, presse, radio, cinéma, de même que l'appropriation par les nazis de techniques publicitaires (propagande) auraient soumis le peuple allemand pour le réduire à une armée de nazis hitlériens. Mais pas seulement une partie des Allemands : Fred Turner rappelle qu'à la fin des années 1930, des Américains antisémites défilaient dans les rues de New York en uniforme nazi. La séduction autoritaire se propage et les Etats-Unis n'étaient donc pas à l'abri : le racisme, l'antisémitisme, le sexisme préparant le terrain du fascisme, le rendent acceptable.

Des intellectuels se sont mobilisés pour revendiquer et fonder, en réaction, les conditions théoriques et les principes d'une éducation capables d'établir une personnalité et un humanisme démocratiques. Ce sont des anthopologues : Margaret Mead, Gregory Bateson, Ruth Benedict, Kurt Levin ; ce sont aussi des artistes comme John Cage (happenings), Andy Warhol ou des architectes immigrés venus du Bauhaus. Ils développent l'idée d'un "democratic surround", environnement issu d'une ambiance collective multimédia et d'un univers perceptif multisource, complexe, à l'opposé du média unique et uni-directionnel de la propagande et de ses slogans : expositions (les photos de "The Family of Man" au Museum of Modern Art à New York), le Circarama de Walt Disney pour l'exposition universelle de Bruxelles... Symboliquement, l'ouvrage commence par une référence à Marshall McLuhan dont l'œuvre fournira une charpente notionnelle et ses références à cet édifice souvent confus et brillant : les médias sont une extension, un prolongement de l'homme ; ils créent un village mondial (global) et un milieu multimédia (surround), ils façonnent la personnalité, etc.

Le travail de Fred Turner, en raboutant des idéologies que l'histoire des médias juxtapose habituellement sans les lier, donne une vision moins manichéenne de l'histoire des idéologies dans lesquelles baignent les étapes du développement des médias aux Etats-Unis. On perçoit à cette occasion la généalogie culturelle d'idées qui, déracinées, ont trouvé leur place en Europe quelque temps après.
Illustré de photos et d'exemples multiples, l'ouvrage est ambitieux et il faut un peu de patience aux lecteurs pour s'orienter dans la multiplicité des références historiques, des interprétations. L'ouvrage ne comporte pas de démonstration : il s'en tient à des suggestions d'explication, de corrélations.

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