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lundi 7 mars 2022

Le salon des Arts Ménagers : l'histoire

Marie-Eve Bouillon, Sandrine Bula, Plateau volant, moto laveur, purée minute. Au.salon des arts ménagers. 1923-1983, Paris 2022, Archives Nationales, CNRS Editions, 2022, 205 p.

Voici une histoire, celle d'un salon qui pendant une cinquantaine d'années a fait rêver une partie des français et françaises. Le CNRS en gère l'héritage confié aux Archives nationales en 1985. 

D'abord, il s'agit d'une fête populaire pour près de un million et demi de personnes (1962) qui fréquentent le salon et viennent y découvrir de nouveaux produits : caoutchouc synthétique, béton armé, acier inoxydable, matière plastique... et les nouveaux outils : réfrigérateurs, machines à laver, appareils de chauffage, de cuisson, aspirateurs...

On y célèbre d'abord la ménagère, et les enfants, mais aussi, nolens volens, la "liberté de l'avortement et de la contraception" (MLAC, 1975) ; depuis la loi de 1965, les femmes peuvent ouvrir un compte en banque sans l'autorisation d'un mari (donc avant 1968 et avant la loi Weil). "La française doit voter", demande-t-on aussi avec Louise Weiss, en 1936. Les revendications féminines s'adressent aux femmes et, par leur intermédiaire, à la société française dans son ensemble. Le salon est politique.

Les arts ménagers correspondent à la modernisation des styles de vie ; c'est désormais l'époque du baby boom. Le salon est aussi une grande machine médiatique, il a sa revue (L'Art ménager, la revue créée en 1927 qui devient Arts ménagers en 1950 qui survivra jusqu'en 1974,  associé à Madame Express et Cuisine Magazine) tout comme il a ses vedettes qui passent et en célèbrent les innovations. Présidents de la République mais aussi le comique des familles, Fernand Reynaud ! On est toutefois encore loin de Mon oncle, le film de Jacques Tati... Et le salon fait l'éloge du plastique que chante alors, aussi, avec humour, Léo Ferré, "Le temps du plastique"...

Que sont les "arts ménagers" ? L'expression remplace et déborde - et ennoblit - celle des "appareils ménagers" du salon de 1926, elle a une vocation plus large et désigne "l'art de savoir faire tout ce qui permet et protège le bien-être de la maison" (Larousse ménager, 1955), les outils de la nouvelle révolution industrielle, les objets techniques de la sphère domestique, y compris l'habitat. Mais ce sont d'abord les outils de la ménagère, puis bientôt de tous ceux et celles qui sont et font le ménage chez eux, qui nettoient, font la cuisine... Le salon est une nouvelle forme d'encyclopédie.

Le livre présente le salon et ses visiteurs. Mais sans sociologie. Qui sont les visiteurs de ce salon, comment leur composition a-t-elle évolué au cours de la soixantaine d'années de vie du salon ? Comment sont reprises, par le très grand public, les innovations présentées au salon, qui se veut première étape de leur diffusion ? Le livre ne donne pas non plus une description complète des objets et techniques montrées au salon. C'est dommage car c'est dans et par l'univers domestique et ses divisions que s'accomplit le travail de reproduction socio-économique (les jouets sont présents, par exemple, etc.) ? Et puis, enfin, pourquoi le salon s'arrête-t-il ? Les problèmes qui l'ont fait naître n'ont fait que s'amplifier alors que les femmes ne travaillaient plus seulement au foyer. Sociologues et historiens ont encore du travail.


vendredi 9 mars 2018

Musées et patrimoines : une histoire transnationale



Bénédicte Savoy, Objets du désir, désir d'objets, Fayard, 2017, 82 p.

Voici le texte de la leçon donnée au Collège de France par Bénédicte Savoy pour l'inauguration de la chaire internationale "Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe. XVIII au XXème siècle".
Comment ont été constitués les patrimoines artistiques de l'Europe ? Des centaines de milliers d'objets qui ont traversé l'espace et le temps sont dans les musées. Objets de "transferts culturels" qui donnent lieu à une histoire transnationale. D'où proviennent la richesse et la diversité de nos musées, gardiens du patrimoine dit "national" ? Bien souvent de pillages organisés dans le sillage de guerres impérialistes, notamment coloniales. L'auteur, normalienne, germaniste, est Professeur à la Technische Universität (Berlin). La leçon accorde une juste place à la spoliation des propriétaires juifs en Europe par les serviteurs de l'Allemagne nationale-socialiste et des pays européens collaborateurs et complices du nazisme et de ses exactions. Les occupants de l'Allemagne libérée puisant à leur tour sans vergogne dans le butin nazi. Histoire qui se poursuit...
N'oublions pas, pour parachever un tableau économique global des patrimoines culturels, les destructions dues aux guerres et aux fanatismes religieux (cfPalmyre), les incendies de bibliothèques et autres "brûlements" (exemples : en 1242, des centaines de parchemins du Talmud sont brûlés à Paris à l'instigation de religieux chrétiens ; en 1759, on lacère et brûle L'Encyclopédie en place publique...).

Champollion par Barthold (marbre 1875)
Afin d'illustrer le désir de domination symbolique et de possessions matérielles, Bénédicte Savoy évoque la statue de Champollion réalisée par le sculpteur Frédéric Bartholdi (républicain, auteur de la statue de "La liberté éclairant le monde" à New York). Champollion est représenté le pied posé en vainqueur sur la tête d'un pharaon ; la statue trône aujourd'hui dans la cour du Collège de France. Document allégorique, "à la fois insupportable et précieux", dit Bénédicte Savoy, "la statue invite publiquement à penser les impensés du patrimoine et des musées"(ci-contre, o.c., p. 45).

De quel malaise ("Unbehagen in der Kultur", disait Freud, 1921), nos civilisations insatiables sont-elles malades ? Pourquoi ces "désirs d'objets", ces accumulations de capital artistique, et le besoin de les détruire aussi lors de "révolutions culturelles" ? Bénédicte Savoy dresse le tableau clinique de cette histoire culturelle des patrimoines artistiques évoquant, par exemple, le sac du Palais d'été de Pékin (1861) par des troupes européennes, sac que dénonça Victor Hugo, qui demanda alors que l'on rende ce butin à la Chine, ou encore le pillage des bronzes lors d'une expédition guerrière britannique au Bénin (1897), etc. La construction culturelle ("Bildung") que forment les accumulations des musées invite à un travail d'introspection mais, une fois passée l'introspection savante et généreuse, et confortable, que fait-on ?
L'histoire transnationale des objets déracinés (exotica), rapportés dans les capitales européennes, pose des questions périlleuses aux musées - et à "l'amour de l'art" - concernant la propriété des œuvres ("cultural property"), les acquisitions. Faut-il rendre les objets volés, voire ceux qui ont été achetés et n'ont plus de prix (pensons aux bibliothèque de Voltaire ou de Diderot, achetées par Catherine II) ? A qui les rendre ? De qui sont-elles le patrimoine ? Qui est coupable ? Comment entendre les demandes actuelles de restitution émises par des régions, des villes pillées il y a des siècles ? Faut-il mettre aussi en question le commerce international des objets d'art, les collections ? Le sujet est décidément hérissé de questions pénibles.
Le livre qui introduit le cours d'histoire de Bénédicte Savoy pose, avec élégance et fermeté, et ironie, des problèmes difficiles et peut-être insolubles. A partir de quand le commerce de l'art est-il un pillage, un échange inégal ? L'auteur conclut habilement sa leçon sur la notion d'universalité (citant Achille Mbembé), reconnaissant qu'il faut "prendre à bras le corps les sujets qui fâchent". Celui-ci en est un qui n'a pas fini de fâcher...
Est-ce que la numérisation des musées peut apporter un début de réponse universelle à ce besoin de culture et de "musée imaginaire" ?
Brève et claire, iconoclaste et rigoureuse, cette leçon de Bénédicte Savoy va bien au-delà du marché de l'art. Elle engage assurément les médias (qui prolongent les musées) et les sciences politiques. Lecture à ne pas manquer.

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).

dimanche 26 avril 2015

"Der Witz", non, ce n'est pas une blague !


Andreas B. Kilcher, Poétique et politique du mot d'esprit chez Heinrich Heine / Poetik und Politik des Wiztes bei Heinrich Heine, Paris, Editions de l'éclat, 2014, 107 p., Index. 7€

Produit dans le cadre d'une coopération entre l'université de Aachen (Aix-la-Chapelle) et celle de la Sorbonne Paris 3, ce texte est celui d'une conférence Franz Hessel ; il est publié en deux langues, l'allemand et sa traduction en français.

La notion de Witz, rendue célèbre par Freud sous le nom de "mot d'esprit" (Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, 1905), date de l'Europe des Lumières (18e siècle) ; notion philosophique, elle renvoie à celle du français "bel esprit", de l'anglais wit, ou "ingenium" en latin. Lessing oppose le Witz au génie : le génie relève de la clarté et de la simplicité classiques, tandis que le Witz renvoie au complexe et à l'hétérogène du romantisme. Le génie aime la simplicité, le Witz aime la complication (Lessing). "Le Witz réside en cela qu'il dévoile le caractère borné de toute identité fixe, et relie les choses les plus lointaines, les plus disparates". Le Witz évoque la dispersion de la data, les connivences inattendues tandis que le génie évoque la logique calculée des classifications "logiques".

Heinrich Heine, après Voltaire (article Esprit de l'Encyclopédie), rattache le Witz à la notion de métaphore et lui donne une dimension critique, humoristique, polémique et politique. Le Witz permet de contourner la censure. Sur le plan du style, le Witz refuse la linéarité, la simplicité de la narration (simplification), la prévisibilité, lui préférant une forme chaotique faite de digressions, d'associations et d'omissions. Les Tableaux de voyage (Reisebilder) de Heine se prètent particulièrement bien à cette forme liant des contenus hétérogènes, "rapiéçage de toutes sortes de chiffons", montage inattendu, surréaliste. L'auteur montre le Witz à l'œuvre dans les ouvrages où Heine se moque des institutions, de l'Université, des religions, des administrations, et, c'est logique, des systèmes classificatoires (Linné)... Heinrich Heine est un provocateur, son style inquiète, il invite à penser, ne laisse pas ses lecteurs tranquilles, suspecte la prévisibilité du monde social, la linéarité des énoncés, promeut "l'intranquillité" (cf. Fernando Pessoa).

Le texte d'Andreas B. Kilcher en démontant méticuleusement la notion de Witz dégage son rôle dans le style de Heine. Au-delà, à l'aide des idées mobilisées dans ces analyses, on pourra démonter avec profit les styles narratifs à l'œuvre dans les médias (storytelling, reportages, faits divers, etc.). Qu'impliquent de consentement certains styles narratifs, dans les réseaux sociaux, par exemple ? Qu'est-ce qu'ils imposent imperceptiblement et rendent acceptable ?

jeudi 15 août 2013

L'article "Encyclopédie" : questions pour Wikipedia

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Denis Diderot, Encyclopédie, présenté et annoté par Jean-Marie Mandosio, éditions de l'éclat, Paris, 2013, 156 p., Index

Edition annotée de l'article "Encyclopédie" qui fut publié en 1755 dans le tome V de L'Encyclopédie. Diderot travaille à L'Encyclopédie depuis déjà dix ans quand il rédige ce long article qui est une réflexion critique et auto-critique sur ces années, sur la méthode mise en oeuvre et sur les limites du travail effectué : "Il y aura toujours des défauts dans un ouvrage de cette étendue" (p. 152).

L'originalité première de L'Encyclopédie est d'être une entreprise collective, par conséquent une formation de compromis. "Entreprise" est d'ailleurs à prendre au sens économique du terme avec ce qu'il implique de gestion, de finances, de stratégie, de marketing, de publicité, de ressources humaines... Diderot, qui est devenu de facto chef d'entreprise privée, souligne les contraintes de gestion qui pèsent sur la fabrication de L'Encyclopédie. Ainsi, il évoque la notion de durée, le respect si difficile du calendrier, des délais et le nécessaire "empressement économique", la longueur à attribuer à chacune des parties (L'Encyclopédie dépassera de beaucoup en longueur les prévisions annoncées), la vitesse d'obsolescence des savoirs, leur vulgarisation, les corrections et les changements qu'il faut anticiper pour de prochaines éditions... Et de reconnaître l'aspect pragmatique de la gestion de l'ouvrage : "On se tire de là comme on peut" (p. 145) et de saluer, pour finir, après le travail des auteurs, celui du typographe et de l'imprimeur.

Le mode d'exposition de L'Encyclopédie est mixte : alphabétique par commodité, encyclopédique pour "enchaîner" des connaissances, articulé par des renvois. Ce mode d'exposition est à lui seul un mode de penser des Lumières : critique, contradictoire, polémique (les renvois), provisoire (les savoirs s'accroissent, ils évoluent, la science comme l'opinion) ; Diderot mène tout au long de cet article une réflexion sur la méthode, sur le cheminement du savoir autant que son exposition : la notion d'enchaînement est centrale, le terme revient sans cesse (on pense aux "longues chaînes de raison" de la méthode cartésienne). La notion de "renvoi" (de choses, de mots), participe de la méthode, elle en constitue un outil essentiel, système nerveux de l'exposition dont l'objectif ultime et constant, rappelle Diderot, est "de changer la façon commune de penser" (p. 93). Les renvois forment l'architecture raisonnée d'un maillage qui multiplie et féconde, en les croisant, les informations et les idées associées.

Dans son introduction, Jean-Marie Mandosio invite ses lecteurs à confronter l'ambition de Diderot à celle de Wikipedia où il ne voit que "gigantesque poubelle en réseau" à laquelle manquent l'enchaînement et la méthode. Dommage qu'il n'approfondisse pas cette opinion.
Ainsi, la lecture de l'article "Encyclopédie" suscite-t-il une occasion de penser les conséquences des supports matériels et de leur ergonomie sur la pensée. Comment pense-t-on - et ne pense-ton plus - lorsque l'on pense et travaille avec Wikipedia ? Question que devraient aborder les enseignants avant de livrer leurs élèves tête et idées liées à Wikipedia.
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vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

dimanche 8 avril 2012

Trop de données ?

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David Weinberger, Too Big to Know: Rethinking Knowledge Now That the Facts Aren't the Facts, Experts Are Everywhere, and the Smartest Person in the Room Is the Room, 2012, 11,69 $ (kindle)

Trop d'informations et de données à notre disposition dont on ne sait pas la valeur (knowledge overload). Comment ces données sont-elles organisées (metadata), liées (hyperlinked) pour nous trouver, tomber sous nos yeux ? D'où nous sont-elles données ?
Le problème a-t-il pris une ampleur nouvelle avec la mise à disposition des conversations, des données personnelles (réseaux sociaux), avec la consultabilité, l'accessibilité de toutes sortes de documents (produits par les bureaucraties, les administrations, les laboratoires, les médias) ? Un tel constat ne semble  pas nouveau ; il est même au principe de la réalisation d'encyclopédies : au 2e siècle avant notre ère en Chine (huainanzi淮南子), au XVIIIe siècle (Europe)...
Chaque époque trie et met en avant des documents, définissant les savoirs importants, légitimes et leurs modes de classement. Les technologies d'accès semblent toujours en retard sur le volume des données qu'elles ont rendu accessibles.
L'ouvrage de David Weinberger, en bon généraliste et journaliste vulgarisateur, tente une synthèse des problèmes et solutions apportés par le Web. Il les énonce dans les termes de la koinè du Web mais, au moins, il nous épargne les pseudo données statistiques de rigueur et invite à penser Internet dans nos vies, depuis nos vies. Le livre a les inconvénients de ses qualités : on aimerait évidemment que certains points soient approfondis, mais ce n'est pas l'objectif.

Avec le Web, ce n'est pas seulement la quantité d'information disponibles qui s'accroît mais aussi les relatives commodités d'accès qui s'améliorent (restant inégales toutefois selon les personnes et les institutions) et surtout le nombre de personnes accédant à ces données. La scolarisation (dont l'apprentissage des langues) réduit les inégalités d'accès à l'écrit (or, "nous sommes gouvernés par des écrits", répète Pierre Legendre) ; le Web réduit les inégalités d'accès aux documents, aux informations, aux données. Ce constat étant dressé et illustré, mais non démontré, les objections sur les nuisances du Web étant écartées (le Web rend bête, etc. objections faîtes déjà à L'Encyclopédie), David Weinberger en vient à des questions plus difficiles, parmi celles-ci :
  • La sélection et la vérification des données (curation, rôle du modérateur) se heurte au volume des données à traiter. La presse, qui fut prompte à se lancer dans l'écriture partagée et l'interaction avec les lecteurs, fut aussi prompte à y renoncer (cf. le cas du wikitorial du Los Angeles Times cité par l'auteur, ou, plus récemment, le cas du quotidien 20 minutes bloquant les commentaires sur les assassinats politiques de Toulouse au nom d'une "charte de modération"). Ces situations soulignent que tout élément publié est un filtrat et que le filtre est la définition opérationnelle de ce qui est dicible ("politiquement correct"), à un moment donné, dans un lieu donné. Le Web n'a pas desserré la censure de l'expression publique.
  • La pensée formée par le livre au long format ("book-shaped thought", "long-form book") par opposition à la pensée issue du Web et des formats courts (d'allure doxographique). Peut-on penser sans les livres, sans que leurs caractéristiques techniques forment la pensée (début / fin, paragraphes, etc.) ? Par son ouverture, le Web exerce une tentation (distraction ?) ; tous les liens qu'il adjoint au savoir exposent, trament un savoir sans fin, un livre qui ne se ferme pas, s'écrit en continu, et tendrait vers une sorte de "grand livre du monde" galiléen. Le Web comme facteur d'irrésolution ?
    • Les publications scientifiques : avec ou sans comité de sélection (les pairs). Trop de science ? Les revues Nature et Science refusent 98% des articles qui leur sont soumis (sans compter l'auto-censure des auteurs). Risque de conformisme et de restriction de l'innovation. Tous experts, crowd science  ?
    • Reste l'exploitation de toutes ces données par le marketing : "Big data". La quantité croissante de données fait produire un saut qualitatif à l'analyse. Mais de cela il est peu question dans cet ouvrage.