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lundi 11 février 2019

Apollinaire, citadin et piéton de Paris


Franck Balandier, Le Paris d'Apollinaire, Editions Alexandrines, 2018,  124 p. Bibliogr., Index. 12 €

Apollinaire débarque à Paris quand il a 18 ans. Il prend son premier job dans la publicité (au service courrier), puis dans une agence de placements boursiers dont il démissionne en janvier 1901. Il obtient un diplôme de sténographie. Puis le voilà pigiste pour divers médias (revues, hebdomadaires), le Guide du Rentier, Paris-Journal, etc. En 1908, il signe des textes sous un pseudo féminin, Louise Lalanne, avec la complicité de Marie Laurencin, son amie. Canular certes, mais les poèmes seront mis en musique par Francis Poulenc.
Comme le feront plus tard les poètes surréalistes (André Breton, Louis Aragon, Robert Desnos) et plus tard encore Guy Debord qui en fera un mode de vie, Guillaume Apollinaire "erre à travers [son] beau Paris" (Alcools), de bars en bistrots : Montmartre, Montparnasse, les Halles, Grands Boulevards, la gare Saint-Lazare, Place Clichy puis finalement s'installe à l'Ouest, rue Raynouard, à Auteuil "quartier des jardins" qui est encore un village alors,  ("lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses"). On suit l'inventeur du surréalisme vers la Tour Eiffel, par "le Pont Mirabeau", d'où un soir se jettera Paul Celan.

Le livre montre, sans s'y attarder, le rôle que jouaient les médias de l'époque pour les intermittents de la littérature et de la poésie, le rôle des bistrots aussi, noeuds de la vie sociale et intellectuelle, points de rencontre qui tissent un réseau dans la ville. Espaces publics. Le livre fait entrevoir un peu de la vie quotidienne d'Apollinaire et de sa bande, l'invention d'un style de vie d'artistes, une sorte de bohème, qui sera longtemps imitée. Beaucoup d'alcool et de drogues de toutes sortes (opium,  etc.). La bande, avec Picasso (qui habite avec Fernande à Montmartre, rue Ravignan), Paul Fort, Alfred Jarry, Max Jacob notamment. Une passion avec Marie Laurencin qui échoue, une rencontre avec André Gide qui réussit... On croise aussi le Douanier Rousseau, André Breton, Paul Eluard, Francis Picabia, Blaise Cendrars ("Les Pâques à New York" qui peut-être auraient inspiré "Zone"), Braque, Max Jacob, Giorgio de Chirico, Modigliani, Pierre Reverdy, Tzara, Cocteau, Paul Léautaud, Vlaminck, etc. Du beau monde (cfApollinaire, les peintres de sa modernité) que tous ces amis dont il dira dans un calligramme "écrit" au Front que "les noms se mélancolisent".
Grasset, 2018, 186 p.

Le livre de Franck Balandier raconte tout cela, sans jamais ennuyer les lecteurs, comme un film ; les plans se succèdent : crue de la Seine en janvier 1910, séjour du poète à la prison de la Santé en 1911 pour complicité de vol et recel (statuettes dérobées au Louvre par un de ses amis), l'engagement dans l'armée française en 1914. Blessé, Apollinaire est ramené à Paris, au Val de Grâce (Vème arrondissement), trépanation à la villa Molière, Paris bombardé par la "grosse Bertha" (pariser Kanonen). Mariage dans le VIIème où habite le couple (au 202 du boulevard Saint Germain), grippe espagnole. 9 novembre 1918. FIN. Père-Lachaise. Guillaume Apollinaire venait d'avoir 38 ans.
Ce livre résume le voyage d'une vie, de Montparnasse à Saint-Germain, un itinéraire social peut-être, aussi. Car on n'habite pas impunément, ici ou là, même si, comme dit Hölderlin, "c'est en poète que l'homme habite sur cette terre" ("Dichterisch wohnt der Mensch auf dieser Erde") ! Ce livre évoque un Paris encore intelligent (smart city), avant les périphériques, avant le Front de Seine, avant la marée quotidienne des voitures, avant que le Parc des Princes ne soit bétonné...

Le livre est sobre, trop sobre sans doute ; à cette géographie parisienne d'Apollinaire, il manque un plan illustré (et une version numérique), des photos d'époque ; cela mériterait une appli pour suivre, dans Paris, les déambulations d'Apollinaire. Il y manque aussi les rues évoquées dans "Zone" : l'avenue des Ternes, la rue Aumont-Thiéville, la rue des Ecouffes, la rue des Rosiers... Pour notre bonheur, la collection publie de nombreux autre livres (28), du même format, sur le Paris vécu des écrivains, Balzac, Proust, Aragon...

N.B. Sur le même sujet, éclairant d'une autre lumière la personnalité du "flâneur des deux rives", Grasset réédite les souvenirs de Louise Faure-Favier (1945). La confrontation des deux approches est féconde. Comme Franck Balandier, Louise Faure-Favier souligne le plaisir qu'avait Apollinaire de Paris, d'y déambuler à pied ou en train de banlieue, avec ses amis. L'auteur rapporte que Apollinaire, évoquant les articles de journaux, les poèmes, les contes dira "nous sommes la génération des bouts de papier" (formats courts !).

Référence
Le piéton de Paris est un ouvrage de Léon-Paul Fargue, ami de Guillaume Apollinaire
Publié en 1932 aux éditions Gallimard, (L'imaginaire), Paris, 306 p. 10 €

202 boulevard Saint-Germain, Paris

dimanche 18 mai 2014

Montaigne en été

Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Edition des Equateurs / France Inter, 2013, 170 p.

Avant d'être un livre, c'est une émission de radio de l'été 2012, sur France Inter, grande radio nationale, vers midi. Ce polytechnicien, qui occupe la chaire de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France, veut faire lire et aimer Montaigne, et, pour cela, faire écouter Montaigne en été, pendant les vacances, par la voix de Daniel Mesguich. Pari de programmation osé et noble que le secteur public autorise et revendique.
Sortir un texte classique et difficile, le rendre accessible, actuel et fécond, travail de pédagogue que réalise Antoine Compagnon avec adresse et talent.

Que retenir de Montaigne pour penser et critiquer notre présent qui voit partout s'installer le numérique ?
  • Montaigne apparaît comme un conservateur prudent, qui s'interroge sans cesse sur les bénéfices du changement. L'innovation n'est pas gage d'amélioration. "Le monde est inepte à se guérir : il est si impatient de ce qu'il le presse, qu'il ne vise qu'à s'en défaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu'il se guérit ordinairement à ses dépens". Une telle attitude pourrait aider à penser et peser notre volonté de changer la vie, de passer au numérique à tout prix, ignorant presque tout de son impact social à terme, obnubilés par ses prouesses et aboutissements technologiques. Regard de privilégié ?
  • Montaigne doute du progrès, et des conquêtes coloniales notamment ; ainsi, parlant de l'Amérique : "nous aurons fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion". Trois Indiens que Montaigne rencontre à Rouen en 1562 s'étonnent du monde qu'ils découvrent : comment se fait-il que tout le monde obéisse à quelques uns ("servitude volontaire", dira La Boétie) ? Comment tolère-t-on tant d'inégalité ? Questions qui restent essentielles : dans quelle mesure le numérique participe-t-il de la servitude volontaire, de la modernisation des inégalités ?
  • "Les Essais" sont écrits en français, langue du peuple et des femmes, et non en latin, langue des savants et de l'Eglise. Montaigne observe que la langue change en permanence ; comment nos logiciels d'analyse des textes et de sentiment prennent-ils en compte ces variations, coincés dans la lexique ? 
  • Les Essais, livre de philosophie pratique. D'abord, le monde bouge sans cesse : "le monde n'est qu'une branloire pérenne". "Je ne peins pas l'être, je peins le passage". "Il faut accommoder mon histoire à l'heure". Autant de maximes à intégrer dans la conception du temps : nos intentions changent sans cesse. Avec le numérique, on saisit le "temps réel" mais saisit-on le changement ou seulement une suite de moments ? "Moi à cette heure, et moi tantôt, sommes bien deux" or beaucoup de nos concepts de médiaplanning (tel le retargeting) supposent et construisent une cohérence des personnes dans le temps, une identité remarquablement continue. Postulat commode, intelligence bien artificielle.
  • Les Essais sont un livre, mais jamais terminé, interminable. Montaigne enrichit sans cesse son texte, écrivant dans les marges des ajoutages."Mon livre est toujours un : sauf qu'à mesure, qu'on se met à le renouveler..." Occasion d'approfondir la notion de livre original ou fini, la notion de "surpoids", comme dit Montaigne (cf. Le texte original n'existe pas). Quel Montaigne lisons nous aujourd'hui ? Dans quel français ? (cf. Actualités de Montaigne).
  • Montaigne vante un art non linéaire de la lecture, feuilleter, errer dans une les livres ("je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein"). Eloge d'un travail intellectuel sans suite dans les idées pour mieux les laisser libres de s'organiser, d'inventer peut-être, de surprendre aussi (la démarche surréaliste n'est loin). 
  • Montaigne, on l'a appris dès la classe de seconde, critique l'encyclopédisme scolaire de son temps. Le Web délivrera-t-il l'école de l'encyclopédisme ? Quel statut donner à la mémorisation ? Quelle dose de par cœur optimise le rendement des apprentissages ?
La vie ? Jouer son rôle. Ne pas trop y croire, y croire mais pas trop : "la plupart de nos vacations sont farcesques". Combien de fois dans une réunion ou devant la télé n'avons nous pas eu envie de dire à quelque petit chef bardé de titres de cesser de se prendre au sérieux.
Montaigne avoue trois amours, trois commerces : les "belles et honnêtes femmes", les amitiés et les livres. A la différence des premiers, souvent éphémères, le livre est un commerce durable : "cettui-ci côtoie tout mon cours, et m'assiste partout". La portabilité numérique accentue la disponibilité des livres, leur proximité.

Voici venir l'été, podcast ou livre, vous reprendrez bien un peu de Montaigne. Un hors série de Philosophie Magazine peut vous y aider (7,9 €, juillet 2014).

vendredi 10 mai 2013

Guy Debord rattrapé par la société du spectacle ?

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Catalogue de l'exposition, 223 p., Index, blbliogr.
Guy Debord, 'Un art de la guerre", Exposition à la BNF (Paris, jusqu'au 13 juillet 2013).

Tout prétexte est bon pour (re)lire Guy Debord (1931-1994). Lecture nécessaire lorsque l'on travaille dans (avec) les médias et la publicité : en est-il de plus féroce critique, de moins compromise ? Mesure d'hygiène, pour se décaper de l'esprit de sérieux quotidien, qui s'attrape lorsque l'on se prend au jeu du spectacle. Il faut s'efforcer, de temps en temps au moins, de regarder le monde avec les yeux de Guy Debord.

Homme de média et de spectacle lui-même, Guy Debord écrit des livres, des articles, fonde des revues, monte des événements, réalise des films, détourne des affiches, des BD, des photos publicitaires... Il connaît assurément la musique des médias.
Voilà que Guy Debord, devenu "trésor national", entre à la Bibliothèque Nationale, avec affiche et relations publiques, catalogue et recensions dans la presse petite-bourgeoise. L'exposition est sobre, inattendue. On circule dans la vie de Guy Debord, d'abord avec perplexité, puis on s'oriente dans un demi-siècle d'histoire et l'on s'y retrouve, peu à peu.
Nous voici donc dans sa vie intellectuelle et militante, avec ses fiches de lecture par centaines, avec ses films, ses slogans et ses provocations. Mais qui provoquait qui ? La vie de Guy Debord devenue spectacle à son tour ? Récupéré celui qui disait "Est récupéré qui veut bien" ? Cela a le mérite de confirmer sa thèse essentielle : la toute-puissance infernale du spectacle.

L'exposition met en scène quelques traits majeurs de la personnalité et des oeuvres de Guy Debord, et du mouvement situationniste.
  • L'intérêt pour la stratégie comme jeu, comme pensée. Dans sa bibliothèque, l'histoire militaire occupe une place primordiale : Machiavel, von Clausewitz, le Cardinal de Retz et les acteurs de la Fronde, de l'histoire de Florence, etc. Il aime le Kriegspiel et conçoit un jeu de stratégie (le Jeu de la guerre) dont il dépose les règles ; il collectionne aussi les soldats de plomb... 
    Fiche de lecture" (Exposition)
  • La "raison graphique" à l'oeuvre dans toute son oeuvre. Elle se traduit dans le détournement de documents imprimés et dans l'omniprésence de l'écriture manuscrite : cartes et notes de lecture, cahiers à spirale, plans de montage de films, abondante correspondance, listes, cartes postales ; copier, découper, coller, monter.... Son mode de travail est traditionnel, c'est celui de la cuisine intellectuelle depuis déjà plus d'un siècle, inchangé, et que fait peut-être exploser aujourd'hui l'outillage numérique (Guy Debord refusait de taper à la machine, sa femme ne refusait pas ...). Notons un effet inattendu de l'exposition : faire voir ce que l'oeuvre finie, publique, ignore : son mode de production (la présentation des fiches, par exemple, qui l'illustre, est bien trouvée).
  • La critique de la "société du spectacle" et de sa domesticité (les "médiatiques") ; son oeuvre majeure, "La société du spectacle" (suivie de Commentaires sur la société du Spectacle, 1988) est un classique. L'idée centrale ? "Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux" (La Société du spectacle, §23, 1967). Le monde est au spectacle du monde. Tout le monde se donne en spectacle, se donne au spectacle. Le spectacle est même une forme essentielle de la socialisation : les décors, les costumes, les rôles, les réparties, les gestes, les idiomes... De ce spectacle qui contamine le divertissement comme la politique, les villes comme les vies, nous sommes plutôt spectateurs qu'acteurs. 
  • Contre la parcellisation des connaissances qu'organisait l'université à coup de disciplines, de "spécialités" ; il dénonçait avec Michel Henry la dépendance aveugle et mystifiée que la société manifestait déjà pour les sciences et les innovations techniques (cf. La barbarie, Paris, 1987, PUF). 
    • Son amour des villes : il déteste l'urbanisme des "Trente glorieuses", qui a délabré Paris, abandonné les villes à l'automobiliste, aux "grands ensembles", aux axes routiers, aux hypermarchés, aux banlieues (retourner chaque jour dormir au loin). A cette vision technocratique et bureaucratique, Guy Debord oppose la ville traditionnelle où l'on peut flâner, "dériver" à pied, au gré d'une "psychogéographie" choisie. Sa nostalgie alimente une sociologie vécue de la ville. L'héritage surréaliste n'est pas loin. 
    Photographié à l'Exposition.
    • Sa contribution au mouvement situationniste dont l'un des aboutissements fut une revue, "L'internationale Situationniste", mais aussi une contribution "enragée" à "Mai 1968", événement quelque temps incontrôlable.
    Guy Debord a lu Hegel et Marx, auteurs qui affleurent à l'occasion de divers détournements mais aussi dans sa rhétorique. La première phrase de La société du spectacle paraphrase la première phrase du Capital : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation". En exergue, Guy Debord cite Feuerbach (L'essence du chritianisme), comme un salut au jeune Marx.
      On a souligné combien Guy Debord admirait la langue des classiques, celle du Cardinal de Retz, de Saint-Amant, de La Rochefoucauld. Il lit Gracian, La Boétie, Nietzsche, André Breton, Bossuet, François Villon, Robert Musil... Aristocrates. Dérives dans les livres, de citations en paraphrases ("détournements", collages) : Guy Debord aurait voulu "faire honte" à notre époque dit Philippe Sollers, à sa langue avilie et stéréotypée par les médias.

      Quelle héritage - sans testament - laisse Guy Debord ?
      Son humour impitoyable et désespéré, son hostilité radicale aux spectacles des pouvoirs, à leur bureaucratie l'éloignaient des divers gauches et gauchismes de son époque. De la Révolution, de l'action politique aussi, il attendait une fête, pas un spectacle. Un slogan comme "Ne travaillez jamais" sent toujours le soufre, et quelques privilèges aussi, car, alors, de quoi vit-on ? Sa vision désenchantée de notre monde mis à vif, une fois déspectacularisé, de ses continuelles abdications : "aujourd'hui l'heure nazie est devenue l'heure de toute l'Europe" ("Guy Debord, son art et son temps", moyen-métrage, 1994). Sa résistance cynique au marketing : "quelle que soit l'époque, rien d'important ne s'est communiqué en ménagant un public" ("In girum imus nocte et consumimur igni", long-métrage, 1978).

      Avec le XXIe siècle, la "société spectaculaire marchande", atteint de tels sommets que les analyses et les aphorismes de Guy Debord prennent aujourd'hui un air d'évidence triste, presque conservatrice. Facebook, YouTube : spectacle pour tous, par tous ? N'y-a-t-il pas davantage d'acteurs qu'autrefois, chacun attendant son fameux quart d'heure de gloire ("15 minutes of fame") : les réseaux sociaux, virtuels, ne bouleversent-t-ils pas le rapport au spectacle en multipliant les scènes ?
      Guy Debord ne passa jamais à la télé, il ne donna pas d'interview aux journalistes. Il participa à la préparation d'une émission pour Canal Plus : elle sera diffusée en janvier 1995, mais il s'était suicidé fin novembre 1994. "On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle" ("In Girum...", o.c.).

      Reproduit à l'exposition
      Pour mieux percevoir Guy Debord et son temps,
      • le film de Philippe Sollers et Emmanuel Descombes, "Guy Debord, une étrange guerre", France 3, 2000.
      • une biographie par Christophe Bourrseiller, Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), 2012, Pascal Galodé Editions, 485 p.
      • les Oeuvres de Guy Debord, Paris, Gallimard, 2006, 1996 p.

      dimanche 25 novembre 2012

      Aragon, journalisme et roman


      Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres, Paris, Gallimard, 2012, 205 p. , 19,9 €
      Aragon, Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, 1537 p., 69 €

      Journalisme et roman, théâtre, poésie... Aragon a brouillé systématiquement les genres, comme dans sa vie. Daniel Bougnoux connaît Aragon sur le bout du doigt : il est l'éditeur des oeuvres romanesques en Pléiade (dont le cinqième tome vient de paraître), il est aussi Professeur, spécialiste de communication, auteur de manuels universitaires.
      La confusion des genres qui structure son essai sur la vie d'Aragon est aussi celle des sentiments, celle de la vie familiale, de la vie amoureuse et de la vie politique. Drôle de vie : avec cet essai, nous y entrons comme dans un moulin, un peu gênés par ce "mentir-vrai" à tout va. Refermant le livre, on a surtout envie de (re)lire Aragon. Il nous est devenu un peu moins étranger, un peu plus attachant. Qu'avons-nous compris ? La frime, les masques et les fidélités qu'il s'impose, semblent exprimer une constante difficulté de vivre : "Comment, comment pouvons-nous supporter le monde tel qu'il est ? J'ai passé mon temps à l'imaginer autre", avoue-t-il dans Blanche ou l'oubli. Voyons là une clef de lecture. Dire le monde tel qu'il est, travail de journaliste ; dire le monde tel qu'il pourrait être, travail politique ; rêver le monde, oeuvre de poète... Pour Aragon, roman et poésie se nourrissent de journalisme.

      Ecole de la rue, école des médias
      La relation d'Aragon aux médias est constante. Tout d'abord parce qu'il dirigea successivement trois journaux : Paris-Journal (1923), Ce soir (1937) et Les Lettres Françaises (1953-1972), cela après avoir été rédacteur à L’Humanité en 1933. A l'époque, avec l'affichage (sauvage), la presse était le premier média du Parti communiste qui compta de nombreux titres, quotidiens, magazines, revues. Un groupe de presse majeur appliquant à la propagande et à l'information un marketing précis et une segmentation rigoureuse. 
      Daniel Bougnoux note que les surréalistes célébraient en esthètes la vie urbaine et ses bizarreries commerciales : publicité, néons, affiches, passages, music-hall, marchandises de tous ordres offertes à la flânerie et aux déambulations. C'est l'héritage baudelairien. Mais ils n'en dénonçaient pas moins le journalisme, trop quotidien pour eux, trop “au goût du jour”. Aragon, au contraire, aurait éprouvé autant de fascination que de répulsion pour le journalisme, l'actualité et la presse. Goût pour “le déballez-moi ça de l’univers” (L’Année terrible) : Zeitgeist, dit Daniel Bougnoux, mi Google mi-Hegel. Comme Sartre, intellectuel total ? A la différence d'André Breton, Aragon revendique la proximité féconde de la littérature et du journalisme : “S’il est vrai qu’il faut lire la poésie autrement que le journal, il faut savoir aussi la lire comme le journal” (Chronique du Bel Canto). Retenons encore cette question qui donnerait une maxime féconde pour le journalisme : “Comment savoir ce qui se passe sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ?” ("Le contraire-dit").

      La création littéraire comme anti-dogmatisme ?
      Daniel Bougnoux considère que Aragon a été protégé du dogmatisme par le roman et par le travail dans les journaux. Au contraire, l’enseignement, le cours magistral portent au dogmatisme, à la scholastique, au marxisme de la chair : tout le contraire de l’innovation, de l’invention, de la création. Sauf à enseigner en cherchant, ses mots, ses idées au lieu d'asséner des cours et des méthodes. L'un de ses héros de roman déclarera : “C’est curieux d’être un enseignant quand on est sûr de rien” (cité p.195). Cheminements bizarres de la création : “Comment suivre une idée ? Ses chemins sont pleins de farandoles. Des masques apparaissent au balcon”. 
      L'auteur rappelle qu'Aragon fut traducteur (cf. l'émission de France Culture, "Aragon traducteur"). Pouchkine, Maïakovski, Shakespeare, Brecht, Lewis Carroll, Rafael Alberti) : toutes ces langues qu'il épousa (il est aidé de son épouse, russophone, Elsa Triolet, pour la traduction de Maïakoski) affecteront sa manière de dire, et, sans doute, sa “chorégraphie mentale”.
      Cet essai a pour ambition de dévoiler “comment marche une tête”, celle d’Aragon ; on y suit aussi celle de Daniel Bougnoux lisant Aragon. Livre parfois émouvant, ironique tout le temps, sans insister jamais.  Livre court, d'avoir le bon goût de ne pas conclure.

      Comme c'est le trentième anniversaire de la mort d'Aragon, le pseudo-événement nous vaut des présences dans les médias (cf. supra, le Hors Série de L'Humanité, les interventions de France Culture, etc.). Les hasards du marketing de Gallimard nous apportent aussi le Tome 5 des oeuvres romanesques d'Aragon. On y trouve, entre autre, "La mise à mort", "Blanche ou l'oubli", "Le contraire-dit". Illustrations des énoncés et hypothèses de Daniel Bougnoux.
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