Thierry Grillet, Homère, Virgile, indignez-vous !, Editions First, 2015, 100 p.
Faut-il enseigner aujourd'hui le grec et le latin, langues anciennes, mortes mais dimensions indiscutables des cultures européennes et de leurs racines (N.B. le pape tweet en latin) ?
Un débat a lieu en France à ce sujet dont se sont emparés les médias. Bizarrement, cette réflexion sur les programmes est mêlée à une réflexion sur les inégalités. Quel rapport ? Les langues anciennes ne propagent pas plus les inégalités que les mathématiques, le français, la physique ou l'anglais. Moins sans doute que d'autres disciplines car les élèves qui font du grec partent tous de zéro tandis que l'anglais hérite des inégalités entre familles, inégalités dûes au tourisme et aux séjours linguistiques, notamment ; quant au français, l'héritage familial joue beaucoup dans la formation du capital linguistique : il y va de l'amour de la langue comme de "l'amour de l'art".
Le débat va bon train d'autant qu'il n'est servi par aucune étude, aucune certitude scientifique, et qu'il traverse toutes les positions de l'échiquier politique. On peut donc tout dire et son contraire, et l'on ne s'en prive pas.
Voici un pamphlet contre des années de politique scolaire qui ont organisé le déclin continu des langues anciennes. L'auteur, Thierry Grillet, est directeur de la Diffusion culturelle à la Bibliothèque Nationale de France. Ce n'est pas un "héritier" : il a passé son enfance dans des cités en province, sa mère était caissière au supermarché. "N'étant pas héritier, il m'a fallu constituer un héritage" : c'est un héritier de l'école républicaine devenu latiniste puis helléniste. Avec ce texte, il renvoie l'ascenseur social dont il a bénéficié.
Bref, cinglant parfois, tendre souvent, son petit livre ne manque pas d'arguments. A sa rescousse, il cite Steve Jobs ("J'échangerais toute ma technologie pour une après-midi avec Socrate", dit le fondateur d'Apple) ; il évoque Arthur Rimbaud, premier en composition de vers latins... Il aurait pu aussi, au choix, convoquer Mark Zuckerberg (Facebook) qui revendique sa formation en grec et latin et son amour d'Homère et Virgile, ou encore David H. Thoreau qui a publié des traductions du grec, voire même Karl Marx, conservateur bien connu, qui écrivit sa thèse de doctorat sur Démocrite et Epicure et ne manquait jamais de citer en latin et en grec pour argumenter ses discours politiques et ses raisonnements économiques (cf. infra).
Thierry Grillet signale surtout un texte de Henri Poincaré, "Les sciences et les humanités", publié en 1911 afin d'illustrer la valeur intellectuelle des langues anciennes pour l'entraînement à l'observation et à l'analyse, le développement de l'esprit de finesse et d'invention. Henri Poincaré fut un mathématicien formidable, doublé d'un philosophe et d'un physicien. Admettons qu'il savait de quoi il parlait, ce polytechnicien féru d'humanités classiques dont il vantait l'utile gymnastique intellectuelle.
Nous pourrions ajouter que, dans une société en proie à l'automatisation et à l'intelligence artificielle, les humanités - cela peut être aussi bien le chinois, la musique, la danse, le dessin, etc. - constituent un contrepoids capable de féconder et dynamiser les cultures techniques et scientifiques qui nous baignent. De plus les langues anciennes apportent un peu du décentrement et de respiration culturelle nécessaires aux formations contemporaines (cf. Florence Dupont et la méthodologie des écarts). Steve Jobs ne voulait-il pas situer Apple au carrefour des arts libéraux et de la technologie ?
Selon Thierry Grillet, nous assistons à "une casse culturelle réalisée sous couvert d'une aspiration, légitime, à plus d'égalité". Il s'agit, dit-il, d'une Renaissance à l'envers. "Contre la barbarie", c'est son slogan en guise de conclusion, et il n'hésite pas à rapprocher ce mouvement de la destruction des œuvres culturelles anciennes au Moyen-Orient ou en Afrique.
En passant, il rappelle utilement combien le déclassement de l'enseignement public profite aux officines privées, aux universités payantes (souvent anglophones) : l'inégalité fleurit ainsi aux portes de l'école laïque et gratuite. Nos politiques se tromperaient-ils de combat ?
On a écrit ici ou là que l'hostilité au latin était un héritage de la sociologie de Pierre Bourdieu et des Héritiers. Contre-sens ridicule : Pierre Bourdieu ne manquait pas une occasion, dans ses travaux et séminaires de recherche, de mobiliser sa maîtrise des langues anciennes. Avec les chercheurs du Centre de Sociologie Européene, il a mis en évidence la logique inégalitaire, reproductrice, des héritages culturels ; cela n'a rien à voir avec l'enseignement des langues anciennes, au contraire. C'est confondre symptôme et étiologie. Ce qui se déduit des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu, ce serait plutôt qu'il faut égaliser les chances scolaires en enseignant à tous des langues anciennes (que l'on se reporte, entre autres, à Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton & Co / CSE, 1968, 125 p., par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Monique de Saint-Martin).
Terminons donc en citant Marx qui concluait avec humour, en latin, sa "critique du programme de Gotha", critique de la cécité politique : “Dixi et salvavi animam meam ("ce disant, j'ai sauvé mon âme", Kritik des Gothaer Programms, 1875). Mais l'enseignement de l'allemand en France est en mauvaise posture aussi ; d'ici qu'on l'accuse d'être facteur d'inégalités !
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