Deux historiens, enseignants à l'université, réussissent une synthèse du travail des historiens sur ce siècle de l'industrialisation, de la colonisation, de l'urbanisation et de l'alphabétisation.... Et du progrès ? C'est une synthèse précieuse qui mobilise, résume et organise de manière critique des données provenant de nombreuses sciences sociales, sans vulgarisation hâtive. Somme impressionante. La bibliographie est distribuée au cours de l'ouvrage à travers de nombreuses notes, facilitant l'utilisation. Un tel travail mérite de bons outils d'exploitation (index ?) ; il suppose aussi une mise à jour régulière.
L'ouvrage peut être lu comme la défense et l'illustration d'une thèse, d'ambition weberienne : désenchanter (entzaubern) l'histoire de ce siècle souvent réduit dans le grand public à des images d'Epinal que la presse magazine galvaude tant est forte la demande d'histoire en France. Désenchanter, c'est d'abord dépoussièrer tout en montrant, sage hygiène intellectuelle, les modalités de l'enchantement, l'histoire de l'histoire, ce que les auteurs font très bien.
L'ouvrage peut être lu aussi comme une source documentaire complète, organisée par thèmes loin de l'événementiel, qui aidera à l'orientation de travaux de recherche sur le XIXème siècle, bien sûr, mais aussi sur le présent car, le livre nous en convainc à chaque page, l'histoire du XIXème siècle en France permet de mieux comprendre le XXIème français. A ce titre, l'ouvrage sera utile aux enseignants et aux journalistes. Un peu d'inactualité et de recul ne saurait nuire à la compréhension d'aujourd'hui.
A la lecture de l'ouvrage, le progrès apparaît vite comme une idole (idola tribus) qu'il faut suspecter de manière préventive. Comme celle de progrès, la notion de modernisation est sujette à caution, et l'on y substituerait volontiers celle de changement économique et social, plus neutre, moins biaisée d'a priori optimistes. Les notions de progrès et de modernité s'avèrent des obstacles épistémologiques au métier d'historien ; elles imposent sournoisement une axiologie, une grille de lecture positiviste. D'ailleurs, les auteurs ont judicieusement intitulé leur chapitre 2 "les voies sinueuses de la modernisation", confrontant santé et pollution à l'industrialisation, discipline et violence au travail... Ils citent Charles Baudelaire traitant le progrès d'"idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne" et "jette des ténèbres sur tous les objets de connaissance". Quelques années plus tard, Guillaume Apollinaire ne souscrira pas à la mauvaise humeur baudelairienne et célébrera la publicité, les avions, les tramways, les automobiles, le cinématographe et même la "grâce" d'une rue industrielle... Modernité, industrie, technologie, science, vitesse, progrès : l'analyse du mélange est encore loin d'être convaincante, notamment lorsqu'il s'agit de "l'émergence d'une société du spectacle et de l'image" : théâtre, concert, peinture, photographie, cinéma, sport, expositions, presse, livre, illustration (cf. l'exemple significatif du magazine L'Illustration, 1843).
Ce livre n'en finit pas de multiplier les occasions de s'étonner, d'aller plus loin, lecture stimulante qui ne demande que des approfondissements, à quoi invitent les notes de bas de page.
Se demander ce qu'il reste-t-il du XIXème siècle dans nos vies quotidiennes : des noms de rue, de places, de stations de métro : cette sémiologie napoléonienne, colonialiste (entre autres) est héritée en grande partie du XIXème siècle ; elle gagnerait à être dépoussièrée.
Pourquoi le "siècle" ? "Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches ? demandait Jacques Le Goff (Paris, Seuil). Le siècle, c'est commode parce que, en fait, c'est arbitraire, mais quelles en sont les conséquences de ce choix ? Commencer le XIXème en 1815 et l'achever en 1918 ?
Et les voisins ? Un même travail, comparatiste, concernant l'Allemagne ou la Grande-Bretagne ferait briller des différences et des singularités. Peut-on isoler la société française dans l'analyse de cette période ?
Cet ouvrage semble passionnant et riche en pistes de réflexion... La notion de modernité est une histoire qui continue de s'écrire en 2015 !
RépondreSupprimerLe 19e siècle exerce une fascination constante sur le grand public puisqu'il marque une charnière dans les modèles industriels et humains : avec les transformations technologiques, c'est toute la grille de représentations mentales qui a été bouleversée.
La série Downtown Abbey met en scène ces mutations avec une dérision bienvenue. Si l'on est tentés de croire que les progrès techniques ont été accueillis à bras ouverts, tant ils nous semblent évidents aujourd'hui, il est nécessaire de faire preuve de relativité. Le personnage de Maggie Smith, qui incarne le vieux siècle dans l'Angleterre du XXe naissant, se montre très réfractaire au changement : qu'il soit de nature technique (électricité, téléphone), politique (avec l'essor d'une classe populaire et l'émancipation des femmes), ou social (avec l'abolition progressive de la noblesse douairière).
A de nombreux égards, le XXIe siècle mobilise des réactions similaires. Tout comme la révolution industrielle en son temps, l'utilisation d'Internet, la propagation des usages numériques et mobiles, ou encore l'exploitation massive du Big Data manifestent des visions du monde complètement rénovées qui effraient les "Digital Immigrants". Evidemment, les progrès s'accompagnent toujours de tâtonnements et d'erreurs, mais dans quelques décennies, nous verrons probablement ces évolutions avec un regard mature et intelligent. Pourvu que nous puissions en tirer des enseignements solides et des bonnes pratiques pour rompre avec les fantasmes d'une société digitale menaçante !
« Modernité, industrie, technologie, science, vitesse, progrès : l'analyse du mélange est encore loin d'être convaincante, notamment lorsqu'il s'agit de "l'émergence d'une société du spectacle et de l'image" : théâtre, concert, peinture, photographie, cinéma, sport, expositions, presse, livre, illustration (cf. l'exemple significatif du magazine L'Illustration, 1843). »
RépondreSupprimerIl est vrai qu’on associe généralement au XIXe siècle l’expression de « société du spectacle ». Seulement à mon sens, la notion de spectacle, outre sa dimension culturelle (théâtre, concert, peinture, photographie, cinéma etc), prend tout son sens si on regarde la manière dont la presse relate les évènements de l’époque. Chaque événement devient un spectacle, mis en scène dans les journaux. Pendant l’épisode de la Commune de Paris (1871) par exemple, la France devient une sorte d’observatoire politique et social sur laquelle tous les yeux européens sont braqués. Pendant cet événement, près de 70 journaux sont crées, Le Cri du peuple tire à 100 000 exemplaires et Le père Duchêne tire lui à 120 000 exemplaires. Certains journaux véhiculent l’actualité de la Commune avec beaucoup de précisions et en particulier l’Illustrated London News qui va faire un reportage d’une assez grande précision sur ce qui se passe pendant cet événement.
Ce phénomène de l’événement comme spectacle est aussi une composante de la constitution des nations puisqu’on assiste à l’émergence d’un nationalisme fort à cette époque. Les nations via la presse se combattent et essaient de remporter le prestige sur la scène européenne. (C’est en partie pour cette raison qu’il me semble difficilement concevable de « lire le XIXème siècle français » sans prendre en compte l’influence médiatique, économique et politique qu’a eut sur elle ses pays voisins à cette époque). Les expositions universelles (1855, 1867,1878, 1889, 1900) sont sous le patronage du spectacle, elles mettent en scène le prestige des nations et font ainsi partie des évènements les plus médiatisés de la presse française. Le phénomène de « spectacularisation » de la société est donc non seulement lié à des phénomènes culturels mais c’est surtout, quand il est relayé par la presse, un moyen de glorifier les nations, par la mise en valeur de leurs progrès dans le domaine industriel. La société du spectacle est donc également une composante de la constitution des nations au XIXe siècle.