dimanche 6 novembre 2016

Economie et déséconomies de l'attention


Tim Wu, The Attention Merchants: The Epic Scramble to get inside our heads, Borzoï Book (Alfred A. Knopf), 416 p., 2016, 15,59$ (ebook)

Tim Wu, diplômé de Harvard Law School, est Professeur de droit à Columbia University. On lui doit d'avoir forgé et développé la notion cruciale de neutralité du Net.
Son ouvrage parcourt l'histoire de la publicité et des médias. Sa thèse est simple : la publicité vole l'attention des internautes, entre autres, pour financer les médias. Les médias revendent à des annonceurs l'attention qu'ils captent. Entreprises bifaces donc (cf. Jean Tirole). Les consommateurs prêtent attention...
L'attention correspond-t-elle à l'engagement, notion vague et floue. Consommer les médias, c'est vendre son attention, son âme aux diables publicitaires ou acheter un service, un produit, une série, un magazine avec son attention. En fait, l'attention ne peut guère se mesurer que comme de la durée de contact (completion rate). Troc donc ("to pay attention", dit-on en anglais). Encore que désormais, l'internaute peut bloquer la publicité, ce qui est depuis toujours possible pour le lecteur de journal, de magazine, le téléspectateur, l'auditeur de la radio ou le passant dans la rue. Ne faut-il pas faire attention pour ne pas faire attention à la publicité ! Contre l'inattention, il y a le placement (du message, du produit) et surtout la création qui cherche se faire remarquer. Si la création est bonne, il faut peu de répétition et il n'est point n'est besoin de bloquer la publicité.

Ce livre fourmille d'anecdotes, certaines peu connues, racontées de manière journalistique (storytelling pour retenir l'attention ?). Mais Tim Wu n'est pas historien et il ne donne guère d'interprétation historique approfondie de ces anecdotes. D'autant que l'attention est une notion confuse, qui se laisse mal saisir. Elle est l'objet de discours flous de philosophes, de psychologues, mais l'on y reste dans les convictions, les spéculations, les généralités... William James décrit l'attention comme le contraire de la distraction, ce qui ne nous avance guère. Même la position des yeux  (ou de la tête) ne nous aide pas toujours (limitant l'intérêt du eye tracking). Que signifie "faire attention" ? Tim Wu reste, lui aussi, dans le vague : que revendent donc, exactement, les marchands d'attention qu'il dénonce ? Quelle valeur ajoutée ? Le livre parcourt et raconte l'histoire des médias, pas leur économie mais les aventures de l'attention : le prime time, le clickbait, The Huffington Post, AOL, Facebook, Kim Kardashian, etc. Probabilités d'attention. Et Netflix et HBO que l'on ne paie pas avec de l'attention ? Et Apple qui se vante de ne pas vendre à des annonceurs les données privées que l'entreprise collecte ? Dommage que Tim Wu n'analyse pas plus plus profondément l'opposition entre les modèles économiques de Google (qui achète et revend de l'attention) et de Apple qui n'en fait pas commerce (coût de renoncement ?) ou encore ceux de Facebook et de Uber. Ecoutons le responsable du design de Uber : "Think of Facebook, Twitter, or Netflix; they take the time and sell the time. Uber is in a different business – we want to give time back. We want to be respectful of your time and get you on your way as fast as possible.” (cf. "Snapchat, Uber, and the Implications of Machine Learning" in Streetfight, Nov. 8, 2016).

Que serait devenu le web sans l'argent des "marchands d'atttention" ? Sommes-nous en présence d'un marché de la croyance ? Quel est le retour sur investissement de l'acheteur d'attention - et d'intentions - (contacts, durée de consommation, data) ? Notoriété (branding, brand equity) et ventes de produits. Le consommateur de médias aura pris conscience et connaissance d'un produit, d'une idée, en échange de l'attention qu'il a prêtée, intentionnellement à un message. Peut-être a-t-il été convaincu d'acheter un appareil, un livre, de changer d'idée, de tester un nouveau parfum... Ce n'est certainement pas un marché de dupes : quelle condescendence souvent dans la dénonciation des effets de la publicité ! 
Le livre s'achève en regrettant la commercialisation du web, la fin d'une utopie ; en moins de 20 ans, le web est devenu commercial ("thoroughly overrun by commercial junk"). Mais qu'est-ce qui n'est pas commercial, l'auteur ne semble pas cracher sur la commercialisation de son livre ?
Tim Wu dénonce la publicité, il faut l'énoncer d'abord. Son livre est de lecture agréable mais on y apprend peu. En revanche, et c'est salutaire, on y retrouve de lancinantes questions sans réponse : pourquoi la publicité plait-elle (parfois) ? Pourquoi aucune marque ne prend-t-elle le risque de ne pas investir dans la publicité (rique que ne prennent ni Netflix, ni Apple, ni... Tim Wu) ? Pourquoi regarde-t-on la publicité pour un produit que l'on a déjà acheté ?

1 commentaire:

  1. Rien n'est gratuit. Aujourd'hui, si l'on ne paye par un abonnement, une souscription, un paiement à l'acte ; il faut s'attendre à payer en "temps de cerveau disponible" ou par les données que l'on offre de nous aux médias.

    Il est bien loin le temps où McLuhan énonçait une distinction claire entre médias chauds et médias froids. Sur Internet, le message fait le médias. Internet permet de trouver de tout et engage le consommateur à chaque fois de manière très différente.

    Une chose est sûre, notre société est atteinte de "troubles déficitaires de l’attention". Il a été prouvé à de nombreuses reprises que notre manière de porter de l'attention a évolué (à cause du smartphone, de notre manière d'aller chercher l'information, etc.) La crise de l'attention nous porte souvent vers des médias qui sous-tendent une attention superficielle au dépend d'activités qui demandent beaucoup d'attention (telle que la lecture d'un livre).

    Aristote définissait la distraction comme un état où l'on ne penserait pas. Mais la distraction ne peut se résumer à cette première définition, la distraction c'est porter son attention sur autre chose que ce sur quoi notre interlocuteur aimerait que nous nous concentrions. Cela ne veut pas dire que la concentration s'est perdue, elle est désormais plus éparpillée.

    Dans cette bataille pour l'attention, l'idée n'est pas de s'avouer vaincu face à la concentration et l'attention. Dans une époque où l'internaute a de plus en plus de temps pour se distraire, l'enjeu semble être de capter cette attention en adoptant les codes de notre époque.

    Youtube comme les jeux vidéos sont de nouveaux concurrents de la télévision. Pourquoi la télévision n'en récupère pas certains codes pour récupérer l'attention des jeunes par exemple ?

    Aussi, je pense que les annonceurs comme les médias doivent en retenir deux points majeurs.

    Premièrement, pour que la pub soit acceptée et consommée, elle doit être de qualité. L'internaute a été bombardé de publicité de mauvaise qualité et peu ergonomique. Aujourd'hui les publicitaires doivent réinventer les codes ; proposer un contenu interactif avec un potentiel de viralité pour se faire encore mieux entendre.

    Deuxièmement, les médias, les OTT et autres acteurs de cette économie de l'attention, doivent penser leur modèle de revenu en fonction de ce qu'ils proposent. Netflix peut se permettre de faire reposer son business model sur l'abonnement et non la publicité car il propose de nombreuses séries que tout le monde attend et veut voir dans les meilleures conditions. Si Netflix investit dans de la publicité pour sa marque, elle le fait néanmoins de manière très agile et habile (pensons aux publicités pour Narcos avec des billets de 5 euros étiquetés "Narcos" ou à la réaction sur le compte twitter de House of Cards quant à l'utilisation du 49.3 en France).

    Alix de Goldschmidt 226

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