Bénédicte Savoy, Objets du désir, désir d'objets, Fayard, 2017, 82 p.
Voici le texte de la leçon donnée au Collège de France par Bénédicte Savoy pour l'inauguration de la chaire internationale "Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe. XVIII au XXème siècle".
Comment ont été constitués les patrimoines artistiques de l'Europe ? Des centaines de milliers d'objets qui ont traversé l'espace et le temps sont dans les musées. Objets de "transferts culturels" qui donnent lieu à une histoire transnationale. D'où proviennent la richesse et la diversité de nos musées, gardiens du patrimoine dit "national" ? Bien souvent de pillages organisés dans le sillage de guerres impérialistes, notamment coloniales. L'auteur, normalienne, germaniste, est Professeur à la Technische Universität (Berlin). La leçon accorde une juste place à la spoliation des propriétaires juifs en Europe par les serviteurs de l'Allemagne nationale-socialiste et des pays européens collaborateurs et complices du nazisme et de ses exactions. Les occupants de l'Allemagne libérée puisant à leur tour sans vergogne dans le butin nazi. Histoire qui se poursuit...
N'oublions pas, pour parachever un tableau économique global des patrimoines culturels, les destructions dues aux guerres et aux fanatismes religieux (cf. Palmyre), les incendies de bibliothèques et autres "brûlements" (exemples : en 1242, des centaines de parchemins du Talmud sont brûlés à Paris à l'instigation de religieux chrétiens ; en 1759, on lacère et brûle L'Encyclopédie en place publique...).
Champollion par Barthold (marbre 1875) |
De quel malaise ("Unbehagen in der Kultur", disait Freud, 1921), nos civilisations insatiables sont-elles malades ? Pourquoi ces "désirs d'objets", ces accumulations de capital artistique, et le besoin de les détruire aussi lors de "révolutions culturelles" ? Bénédicte Savoy dresse le tableau clinique de cette histoire culturelle des patrimoines artistiques évoquant, par exemple, le sac du Palais d'été de Pékin (1861) par des troupes européennes, sac que dénonça Victor Hugo, qui demanda alors que l'on rende ce butin à la Chine, ou encore le pillage des bronzes lors d'une expédition guerrière britannique au Bénin (1897), etc. La construction culturelle ("Bildung") que forment les accumulations des musées invite à un travail d'introspection mais, une fois passée l'introspection savante et généreuse, et confortable, que fait-on ?
L'histoire transnationale des objets déracinés (exotica), rapportés dans les capitales européennes, pose des questions périlleuses aux musées - et à "l'amour de l'art" - concernant la propriété des œuvres ("cultural property"), les acquisitions. Faut-il rendre les objets volés, voire ceux qui ont été achetés et n'ont plus de prix (pensons aux bibliothèque de Voltaire ou de Diderot, achetées par Catherine II) ? A qui les rendre ? De qui sont-elles le patrimoine ? Qui est coupable ? Comment entendre les demandes actuelles de restitution émises par des régions, des villes pillées il y a des siècles ? Faut-il mettre aussi en question le commerce international des objets d'art, les collections ? Le sujet est décidément hérissé de questions pénibles.
Le livre qui introduit le cours d'histoire de Bénédicte Savoy pose, avec élégance et fermeté, et ironie, des problèmes difficiles et peut-être insolubles. A partir de quand le commerce de l'art est-il un pillage, un échange inégal ? L'auteur conclut habilement sa leçon sur la notion d'universalité (citant Achille Mbembé), reconnaissant qu'il faut "prendre à bras le corps les sujets qui fâchent". Celui-ci en est un qui n'a pas fini de fâcher...
Est-ce que la numérisation des musées peut apporter un début de réponse universelle à ce besoin de culture et de "musée imaginaire" ?
Brève et claire, iconoclaste et rigoureuse, cette leçon de Bénédicte Savoy va bien au-delà du marché de l'art. Elle engage assurément les médias (qui prolongent les musées) et les sciences politiques. Lecture à ne pas manquer.
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