mardi 13 mars 2018

Histoire de France, histoire du journalisme, en quelques articles (1789 - 2001)



Les grands articles qui ont fait l'histoire, textes réunis et présentés par Patrick Eveno, Paris, Champs classiques, Paris, Flammarion, 2011, 341 p. Pas d'index, 8,2 €

Cette anthologie qui couvre un peu plus de deux siècles de journalisme est un manuel d'histoire. Ou, plutôt, il constitue une contribution à tout manuel qui traiterait de l'histoire de France depuis 1789. Car on peut retourner le titre : des "articles qui ont fait l'histoire" et dire plutôt : "l'histoire qui a fait de grands articles", ou, mieux, les événements historiques qui ont donné lieu à des articles de références, car qu'est-ce qu'un "grand" article ? Allez savoir ! Pour quelle époque est-il grand ? Après coup souvent.
Quand un journaliste éminent écrit au début de l'année 1968, le 15 mars (donc une semaine avant le 22 mars), "Quand la France s'ennuie", ce qui fait la valeur de l'article, ce qui fait date, est-ce la cécité du journalisme ou sa lucidité, et surtout le vague de la notion ? Grand article ou / et remarquable coïncidence ?

Patrick Eveno est Professeur d'histoire ; pour cet livre, il a sélectionné 64 articles témoignant de 210 années d'histoire. Il les présente longuement, en historien. Dans cette trop brève anthologie, l'histoire politicienne côtoie l'histoire sociale : l'esclavage, de son abolition ("De la servitude vient le mal", 1848) à son épanouissement au Moyen-Orient ("Marché d'esclaves", Joseph Kessel, 1930), le droit à l'avortement (de Séverine, Gil Blas, 1890 à Françoise Giroud, L'Express, 1956), de la presse de la France nazie "Comment reconnaître les Juifs", par Georges Montendon (Le Matin, 1941) dont l'horreur et la bêtise rappellent ce que fut la France de Pétain, à la presse de la Résistance... Il y a aussi des articles d'écrivains sur la presse, Victor Hugo saluant la presse populaire (Le Rappel, 1872), Roger Vailland célébrant L'Humanité Dimanche (11 mars 1956)...

Dommage que l'on ne trouve pas dans cette anthologie d'articles du Canard Enchaîné, pas d'articles des tout débuts du Libération de Jean-Paul Sartre, pas de chroniques du Tour de France d'Antoine Blondin (L'Equipe), ni, à propos de la législation sur l'avortement, les articles odieux écrits alors à propos de Simone Veil, dommage, dommage : nous pouvons tous, toutes citer plus d'un article qui (nous) manque... Nous manque peut-être, encore et surtout, la presse tellement courante dont on oublie les articles, presse sans histoire, presse régionale, presse dite "féminine".... Une anthologie de deux siècles d'articles de la presse cuisine ne serait-elle pas passionnante ?

La compilation de Patrick Eveno regroupe des articles nobles mais, judicieusement, n'omet pas les articles ignobles, et c'est très bien ainsi. Les articles ignobles sont peut-être les plus édifiants, et il n'en manque pas : le "quatrième pouvoir" peut être parfois navrant...
Par construction, l'anthologie coupe nécessairement chaque article de son contexte, de son environnement rédactionnel ou publicitaire, de son support matériel. L'article est coupé de son média. Un article est aussi une image et l'article change de statut lorsqu'on le glisse et le banalise dans un livre, il perd la plupart de ses caractéristiques visuelles. Notons encore que beaucoup d'articles doivent sans doute leur place dans l'anthologie à leur signature littéraire. Quel est alors le critère de choix ? S'agit-il de journalisme ? Remarquons enfin que beaucoup d'articles retenus par Patrick Eveno relèvent davantage de la prise de position que de l'investigation... Qu'est-ce qu'un article ? La célébration ou la dénonciation par une grande plume d'un événement ? Par exemple, Albert Camus et Hiroshima (Combat, 8 aôut 1945) : Albert Camus n'y évoque pas le massacre de Nanjing - 南京大屠杀 - par les troupes japonaises en 1937). Il faut d'ailleurs souligner la dimension nécessairement lacunaire de la presse : ce qu'elle omet de couvrir, comme ce massacre (Hérodote) encore nié par les négationnistes japonais, est tout aussi révélateur de la presse et du journalisme que ce qu'elle a retenu de l'actualité. Imaginer un livre semblable, mais où l'on ne noterait les lacunes, les omissions en face de chaque article retenu... Chaque choix journalistique trahit un renoncement.

Le rôle de la presse dans l'analyse historique est essentiel (cf. le travail de William Sheridan Allen exploitant la presse quotidienne régionale pour suivre et comprendre la prise de pouvoir par les nazis dans une petite ville allemande). Mais le travail du journaliste est biaisé, englué dans le présent, dans l'actuel, souvent sans recul. Par conséquent, l'historien doit étudier et prendre en compte les conditions de production de la presse pour pouvoir l'exploiter, voir d'abord comment les faits journalistiques sont faits.
La numérisation des archives permet aux chercheurs d'accéder à un trésor inestimable de données, data susceptibles d'analyses inédites (NLP, etc.) et de résultats inattendus qui relativiseront certaines "intuitions".


N.B.
  • Sur le journalisme et l'histoire dans MediaMediorum, ici
  • Manque, par exemple, "La guerre", article de Guy de Maupassant, dans Gil Blas du 11 décembre 1883, sur les exactions coloniales de l'armée française et de son gouvernement en Asie. Profitons-en pour souligner l'intérêt exceptionnel de RETRO NEWS pour la connaissance de l'histoire et de la presse.

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