dimanche 15 décembre 2013

Pasolini : langue de la télévision, langue de la région, langue de l'école

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Pier Paulo Pasolini, La langue vulgaire (Volgar' eloqio), 1976, 2013 pour l'édition française (traduction de Felicetti Ricci), Editions La Lenteur, Paris, 58 p. 8 €

Pasolini, cinéaste, se revendiquant marxiste, pourfend la télévision et l'école à l'occasion d'une réflexion sur le statut des langues régionales d'Italie. Pasolini n'y va pas par quatre chemins : il faut abolir la télévision et l'école secondaire.

Cet ouvrage, dont le titre fait penser à Dante Alighieri et à son De vulgari eloquentia (1305), est la transcription d'une discussion de Pasolini avec des enseignants et des élèves, sur le thème "Dialecte et école", le 21 octobre 1975, quinze jours avant son assassinat. Avec la question du dialecte (appelle-t-on dialecte tout ce qui n'est pas langue nationale, langue d'Etat ?), on touche à celle de la culture populaire : n'est-elle qu'une culture de classes dominées, subalternes ? La culture populaire est-elle devenue culture télévisuelle, culture des séries et du foot, du journal télévisé, des jeux et de la publicité, culture contre laquelle l'école est fatalement impuissante car à son idéal humaniste "s'oppose toute une vie, toute une existence, une famille, une télévision, un sport, le motocyclisme, le sport automobile" (p. 44). La question n'est-elle pas plutôt celle du risque de connivence entre culture scolaire et culture télévisuelle, là où il faudrait de la part de l'école une divergence critique délibérée, assumée ? L'école pour comprendre la télévision ou l'école comme antidote à la télévision ?

L'intérêt de ce bref ouvrage est d'abord dans la méthode de pensée socratique mise en oeuvre, une sorte de maïeutique pour aborder et rafraîchir une question usée et hypersensible, pour échapper à la langue de bois politicienne. Rupture presque épistémologique que permet le dialogue plus que l'exposé monologue. Comment s'évader des clichés que le discours politique accumule, accumulation qui fonctionne comme une censure ? Comment reconnaître l'impasse, au moins provisoire, d'une discussion aporétique, sans s'y décourager ?
Ensuite, l'intérêt du texte est dans sa violence rhétorique, décapante. Enonçant la centralisation culturelle et linguistique comme un fascisme, Pasolini dénonce dans la télévision et le consumerisme, les responsables d'un génocide culturel et linguistique en Italie : les citoyens, devenant consommateurs avant tout, abandonne leur langue régionale. Et qu'abandonnent-ils avec cette langue ?

Mais rien n'est simple, une fois le temps passé. L'école n'a-t-elle pas été "libératrice" avant que d'opprimer ? Comment dépasser, et vers quoi, "l'italien de la télévision", langue totalitaire ? Quelle place pour les langues régionales, à la télévision comme dans l'enseignement ? Jusqu'où retourner en arrière, que faut-il conserver ? Jusqu'où peut-on / faut-il être conservateur ? Peut-on changer les pratiques langagières par décret ?
Les problèmes ouverts par ce livre restent entiers quarante ans plus tard, d'autant que, au rapport langues régionales / langue nationale s'ajoute désormais (se substitue ?), homologue, un rapport langues nationales / langue internationale (la koiné que devient l'anglais). Voici à nouveau qu'il faut distinguer, comme le faisait le Descartes du Discours de la méthode, la langue des précepteurs et celle de son pays ("langue vulgaire").

Citons pour finir quelques vers du poème qui lance cette discussion (le troisième vers est une citation du poète suisse Giorgio Orelli) et installe, comme tonalité du dialogue, la proximité affective de la langue régionale, langue maternelle et langue-mère, langue de la nostalgie. Penser à La Rochefoucauld : "L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur, comme dans le langage" (Maximes, 342)

"La langue vulgaire : aime-la.
Prête l'oreille, bienveillante et phonologique,
à la lalìa/ au murmure ("Che ur a in / Quelle heure est-il ?")
qui s'élève des profondeurs des midis,
entre les haies séchées,
dans les Marchés  -- qou les Foires aux bestiaux --
dans les Gares -- entre les Granges et les Eglises--"



Sur la langue et sa "pollution" :
Sur Dante : De l'éloquence en vulgaire. Traduction et commentaires sous la direction d'Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011, 400 p. (texte latin et traduction)

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