lundi 5 novembre 2018

Les neurones de l'apprentissage


Stanislas Dehaene, Apprendre. Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile Jacob, 380 p., Bibliogr., 22,9 €

Intelligence naturelle et intelligence artificielle, cerveau animal et humain contre apprentissage des machines (machine learning, deep learning).
Stanislas Dehaene est Professeur au Collège de France (chaire de psychologie cognitive expérimentale). Au-delà de la recherche fondamentale, son activité s'applique à l'apprentissage et à l'éducation (cf. ses ouvrages précédents : Les Neurones de la lecture, La Bosse des maths).
La connaissance de plus en plus fine de l'anatomie du cerveau et de son fonctionnement (neurones, synapses) met en évidence sa plasticité. Le cerveau est infiniment plus complexe que les machines apprenantes : une machine (un robot) ne passera pas le test de Turing de si tôt. Plus que sage et intelligent (homo sapiens), l'homme est d'abord apprenant (homo docens).

Stanislas Dehaene évoque la "révolution bayesienne » en sciences cognitives qui établit que l'enfant dès sa naissance calcule la plausibilité de toute perception ; "cerveau bayesien", dit Stanislas Dehaene, qui souligne la nouvelle conception de l'apprentissage et de l'éducation qui en découle. Il mobilise également les travaux de Jerry Fodor qui a fait l'hypothèse d'un langage de la pensée ("language of thought", LOT) existant au-delà (ou en-deçà) du langage ordinaire. Ce langage de la pensée (mentalese), doté d'une syntaxe, manipulerait des symboles pour produire la cognition et la compréhension.
L'auteur mêle habilement en de parfaites proportions les données scientifiques les plus récentes, abstraites, et des observations concrètes sur l'éducation. Anecdotes et conseils pour les parents, pour ceux qui enseignent et conçoivent l'organisation de l'enseignement, abondent. Beaucoup d'exemples sont issus de la pédagogie des langues ou des mathématiques.
Les conseils qui émergent fondent ce que Stanislas Dehaene appelle les "quatre piliers de l'apprentissage" :
  1. l'attention pour amplifier l'information ("apprendre à se concentrer"). Eviter la distraction et tout ce qui relève du multitasking
  2. la curiosité, l'engagement actif ("un organisme passif n'apprend pratiquement rien" : et voilà  pour le cours magistral). Vive Maria Montessori, Célestin Freinet et les méthodes actives !
  3. le retour sur erreur, les signaux d'erreur et de surprise. Comprendre que l'on se trompe c'est apprendre. Gaston Bachelard n'a cessé de le répéter. Donc pas de travaux sans corrigé. S'impose aussi la métacognition (auto-supervision des apprentissages), sorte de disposition épistémologique permanente, réflexion sur sa propre manière d'apprendre, auto-évaluation. Si "apprendre c'est inférer la grammaire d'un domaine", il importe de valider cette inférence et les conclusions qui ont été tirées.
  4. la consolidation des acquis qui fluidifie, recompacte, "compile", refonde ce qui a été appris ; d'où l'importance primordiale du sommeil.
Mobiliser ces quatre fonctions, voilà ce que tout enseignant devait pouvoir permettre aux élèves, aux étudiants : nous en sommes loin ! Beaucoup de bon sens qui impliquerait une réforme radicale de l'entendement pédagogique, des politiques éducatives... Mais nos sociétés témoignent-elles d'un intérêt soutenu pour l'éducation, pour l'école ? Rien n'autorise à le croire.

Tout ou presque dans ce livre pourrait (devrait ?) être appliqué à la communication et à la publicité : l'attention, la surprise, la répétition avant que ne commence la démémorisation (cf. bêta de Morgensztern). "Apprendre c'est inférer la grammaire d'un domaine".
Le doute est soulevé quant à ce que l'on appelle "big" data : car le cerveau humain procède sans avoir besoin de beaucoup de données, à la différence du machine learning. Stanislas Dehaene évoque à ce propos les travaux de Joshua Tenenbaum et al. sur l'inductivité et l'acquisition par généralisation à partir d'une faible quantité de données.

En conclusion, Stanislas Dehaene énonce treize maximes éducatives générales, sans démagogie. Cet ouvrage est un manuel de sciences de l'éducation indispensable à qui veut, doit enseigner. Cela mérite une version adaptée à destination des parents.
Parfaitement illustré, accompagné de notes nombreuses et claires, d'une bibliographie abondante (32 pages), Apprendre. Les talents du cerveau, le défi des machines bouscule beaucoup d'idées couramment reçues tant dans les domaines de la communication et de la publicité que de la pédagogie. De plus, l'ouvrage se lit avec profit et aussi avec plaisir, ce qui ne nuit pas... à l'apprentissage !

Références

Stanislas Dehaene, Cours au Collège de France
Jerry A. Fodor, LOT 2: The Language of Thought Revisited, Oxford University Press, 2010
MediaMediorum: Les sciences cognitives, sciences rigoureuses de la publicité ?
Joshua Tenenbaum, Building machine that learn and think like people
Yuval Noah Harari, A Brief History of Humankind, London: Harvill Secker, 2014. traduction française, Sapiens. Une brève histoire de l'humanité, Albin Michel, 512 p.

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