mercredi 6 février 2013

Aux origines de la culture numérique : Neuman, Turing et Leibnitz

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Georges Dyson, Turing's Cathedral. The Origins of the Digital Universe, 2012, Pantheon Books, New York, 432 p. Index, Illustrations

Voici un livre d'historien des sciences et des techniques. Il concerne la période qui va des années 1940 à 1950. Cette époque est marquée aux Etats-Unis par deux programmes scientifiques indissociables, la construction de bombes atomiques et la construction d'ordinateurs puissants.
Le programme nucléaire aboutit à la capitulation du Japon ; il se poursuit durant la Guerre Froide. Les ordinateurs sont indispensables au programme nucléaire, lequel finance le programme informatique développé à l'Institute for Advanced Study (IAS, Princeton).

Plusieurs points peuvent être retenus de cet excellent travail d'historien.
  • Tout d'abord, la liberté de la recherche et de l'innovation permise par le mode de financement. Paradoxalement, le financement par l'Etat américain affranchit le travail des chercheurs des contraintes imposées habituellement par l'industrie et ses actionnaires mais aussi par la bureaucratie universitaire. L'IAS a ainsi constitué durant ces années un refuge favorable à la recherche, à l'abri des réunions et des comités stériles que secrètent les universités et les entreprises. 
  • Tout au long de l'ouvrage, l'auteur souligne l'aveuglement des organisations universitaires en proie au carriérisme, au formalisme et à la bureaucratie, leur difficulté à transcender les disciplines universitaires qui divisent et séparent le travail intellectuel en silos alors qu'il faut tant d'indiscipline et d'interdisciplinarité pour innover (cf. l'opposition entre castes, celle des ingénieurs et celle des mathématiciens, par exemple). Le mélange disciplinaire est stimulant et fécond : libre, n'ayant de contrainte que la nécessité de réussir, John von Neuman a pu réunir à l'IAS des talents provenant de toute l'Europe, de toutes les disciplines : Turing, Gödel, Zworykin, Barricelli, Veblen (Oskar), Fermi, Mandelbrot, Ulam, etc. A Princeton, ces savants bénéficient d'excellentes conditions de travail : priorité absolue est donnée à la recherche (il faut gagner la guerre). On pense à l'abbaye de Thélème ou, non sans appréhension, au Googleplex, à la culture professionnelle de Facebook...
  • Cette période voit émerger ce qui sous-tend désormais l'économie numérique : les ordinateurs, l'intelligence artificielle (Turing préférait dire "mechanical intelligence"), l'algorithmique, les réseaux neuronaux, etc. Chaque chapitre est éclairé de manière rétrospective par notre présent : les allusions et références à Google, au smartphone, par exemple, sont fréquentes. L'auteur entretisse avec plaisir, et talent, les portraits, les anecdotes, les citations et les illustrations. L'interaction des spécialités scientifiques, même et surtout les plus abstraites, comme les mathématiques et la logique, n'est jamais désincarnée. 
  • L'histoire non scientifique pèse lourd dans le développement des sciences, jamais autonomes : l'émigration européenne pour fuir l'hégémonie nazie, la demande militaire, qu'il s'agisse de mettre en place des armements ou de déchiffrer les communications de l'ennemi (Enigma) ont joué un rôle essentiel dans l'émergence du numérique.

N.B. L'index détaillé est efficace, surtout lorsque l'on utilise l'édition numérique du livre (hyperliens).
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1 commentaire:

  1. Ceci montre bien la richesse qui peut se créer lorsque différentes sciences se développent ensemble. La création de valeur inespérée se crée souvent au confluent de différentes sciences. Les mathématiciens et scientifiques cités précédemment s’inspirant souvent de philosophes. La tendance actuelle tend à la spécialisation des scientifiques, à un détail de plus en plus avancé dans les sciences respectives, mais moins dans le partage entre sciences ...

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