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Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, Paris, 2013, 363 p., 14 €
Réflexion sur l'évolution numérique de la théorie militaire à l'époque des drones, ce livre n'est pas écrit par un militaire mais par un chercheur universitaire, spécialiste de philosophie. Son ambition est d'ordre épistémologique : analyser un objet non philosophique, ici, militaire. S'il existe une tradition épistémologique de la physique, de la chimie, des mathématiques, de la biologie, rares sont les épistémologues qui ont écrit sur la guerre et les armes. Rares furent d'ailleurs les épistémologues pratiquants, la plupart s'étant cantonnés avec les sociologues dans l'observation passive, historique (voir, à titre d'exemple, le livre de Georges Dyson sur la demande militaire de science et de technologie numérique, Turing's Cathedral).
Grégoire Chamayou désire confectionner avec son livre un outil "discursif" contre les drones (p. 29), quitte à courir le risque d'être plus militant qu'épistémologue : quid de l'engagement comme obstacle épistémologique ? Au-delà de ces considérations sur l'épistémologie, soulignons d'abord que cet ouvrage, bien instruit, bien écrit, bien construit se lit agréablement et qu'il étonne souvent son lecteur par des approches philosophiques inattendues.
Nous ne retiendrons ici du travail de Grégoire Chamayou que son analyse de la pratique militaire qui conçoit et exploite les drones ("Unmanned Combat Air Vehicle"), notre propos étant de la confronter, "pour voir", à la pratique de la publicité numérique.
Commençons par une notation de type sémantique ; depuis longtemps, le vocabulaire de la publicité exploite sans vergogne la métaphore militaire : ciblage, stratégie, tactique, guérilla, objectifs, etc. Le passage au numérique ne fait qu'accentuer cette proximité. "Héritage de mots, héritage d'idées", disait autrefois un fameux professeur de philosophie.
Le drone est un rejeton de la culture électronique : celle des jeux vidéo et de la console, du traitement en temps réel de données issues de capteurs, de la télécommande, de la reconnaissance faciale, de l'analyse et de la fusion des données en temps réel. Avec le numérique, doctrine militaire et doctrine publicitaire sont passées de la linéarité et du face à face, au ciblage individuel et à la personnalisation, à la "guerre en réseau", au ciblage comportemental, à l'analyse cartographique.
La proximité des drones de guerre avec la publicité numérique est frappante. Hollywood non plus n'est pas loin : ainsi le livre publie une photo de Norma Jeane Dougherty (future Marilyn Monroe) tenant une hélice d'avion télécommandé alors qu'elle travaillait pour une entreprie de radio-commande en 1944. On apprend, de même, que Vladimir Zworykin (RCA), pionnier de la télévision (tube cathodique) imagina pour contrer les kamikazes "une torpille radio contrôlée par un œil électrique" (p.124) : "robotique létale". La télévision sportive (ESPN) a également inspiré les militaires (analyse des déplacements, etc.).
Comme la publicité numérique, les drones renvoient à un idéal d'omni-connaissance (360°), à un panopticon électronique dont la base est constituée par la collecte continue et immédiate de données (Big Data), leur archivage intelligent et opérationnel (catégorisation), leur analyse globale, en temps réel : militaires et publicitaires partagent les mêmes rêves algorithmiques d'intelligence artificielle, de réseaux neuronaux et de machine learning, de programmatique totale (cf. un drone de la Navy, entièrement automatique : "Navy Drone Lands on Aircraft Carrier", Wall Street Journal, July 10, 2013). Les moyens de la guerre électronique sont en partie du même ordre que ceux forgés par et pour les entreprises publicitaires : ciblage et reciblage comportemental, analyse cartographique en temps réel, localisation (la géographie sert à faire la guerre), analyse des fonctionnements urbains, des comportements en réseaux humains, etc. Tout cela en dépit du respect de la vie privée qui, dans une optique militaire, n'est certes pas une dimension essentielle.
En refermant ce livre sur la théorie du drone, on peut avoir l'impression d'avoir souvent côtoyé la théorie publicitaire ; la stratégie publicitaire à l'époque du spectacle numérique (Guy Debord) présente de nombreux points communs avec la stratégie militaire contemporaine ("war by remote control"). Cette proximité, qui ne peut pas être accidentelle, mérite d'être approfondie : on croit assister à un changement commercial et technologique, on assiste sans doute à une révolution plus radicale.
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