Entrer dans la carrière universitaire. Pour n'en plus sortir ? Pierre
Bourdieu
-
Victor Collard, *Genèse d'un sociologue*, Paris, CNRS éditions, 2024,
Index, Bibliogr., 447 p.
De son enfance lycéenne aux débuts de sa carrière univers...
lundi 13 avril 2015
Comment penser nos catégories de pensées ?
François Jullien, De l'Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, 316 p.
Nous pensons avec des concepts, des catégories. Le monde ne peut nous apparaître que pensé, conçu, travaillé, digéré, par cet outillage langagier. Nous pensons en langue.
François Jullien mobilise sa maîtrise des langues -philosophies européenne et chinoise pour confronter les modes de connaissance à l'œuvre dans toute activité de pensée selon les langues.
On ne pense jamais à fond, "from scratch", il n'y a pas de point de départ absolu : des catégories toutes faites dans, par les langues pensent toujours à notre place, dont nous ne savons pas, ne pouvons pas, nous débarasser. Impossible epoché ? Kant et Aristote, ont conçu des sortes de "concepts-souche", transculturels et transhistoriques, universels. Mais, en réalité, souligne François Jullien, ni Kant (pris dans le latin-allemand) ni Aristote (pris dans le grec) n'échappaient à leur langue : «ils sont d'abord les produits de la langue c'est-à-dire d'une langue et de choix enfouis dans la pensée". Pas plus que Zhuangzi (庄子) n'échappait au chinois.
Alors, "déshabituons-nous de nos langues", suggère François Jullien (Du temps. Eléments d'une philosophie du vivre, 2001). Comment ? En en pratiquant d'autres que la nôtre. Ainsi, François Jullien rappelle qu'il n'y a pas de conjugaison en chinois ; par conséquent, on ne conçoit donc pas le temps en chinois de la même façon qu'en français ou en allemand où l'on ânonne, dès l'enfance, les conjuguaisons et leur(s) temps.
Dans ce lexique euro-chinois, François Jullien étudie vingt couples de notions, accolant, dans chacun des vingt chapitres, une notion européenne à une notion chinoise parente, voisine, jumelle. Par exemple, l'auteur appose la notion de ressources à celle de vérité, celle de propension à celle de causalité, celle d'influence à celle de persuasion, d'évasif à celle d'assignable, de connivence à celle de connaissance...
A la notion de différence, par exemple, il accole la notion d'écart : les différences conduisent à décomposer, analyser (arbres de décision, dichotomies), ranger, construire des typologies ; discrimination, classement, segmentation, tout un monde de taxonomies. Au contraire, les écarts font penser, déranger. "La différence sert à la description, procédant par analyse" tandis que l'écart "engage une prospection, "envisage". L'écart est inventif, il ouvre ; la différence renferme, fixe.
Cette confrontation minutieuse, patiente, hésitante, éclaire le sens de l'expression chinoise comme de l'expression européenne. Au passage, on perçoit les risques que font courir à l'interprétation des traductions figées qui fixent des approximations : difficulté de traduire, en chinois, la philosophie" (学), la loi (法), la sincérité (信)... "Intraduisibles" ?
Mais quid des catégories universelles des mathématiques (catégories, morphismes, foncteurs) ou encore des catégorisations d'objets par le machine-learning (object recognition) ? Cf. "Object detectors emerge in deep scenes CNNs", MIT, April 2015.
L'impensé culturel détecté, sondé par l'auteur à propos des principales catégories de la pensée philosophique occidentale (l'Être, la Vérité, le Liberté, Dieu, etc.) affecte bien sûr aussi les notions les plus courantes de la communication et du marketing. Voici une piste de recherche... Par exemple, les catégories de classement (ciblage) comme féminin / masculin, loisirs, santé, parenting, beauté / mode / tendance, art, gagneraient à être dés-universalisées, remises en chantier, pour dire dans chaque cas ce qui semble aller sans dire.
Le traitement des données (big data), en privilégiant les comportements au détriment des natures achevées, semble mettre l'accent sur "le vivre", sur le provisoire plutôt que sur "l'être" et ses essences. Des comportements peuvent traduire une intention, une potentialité tandis que la sociologie (analyse multi-variée) saisit des états, des distinctions accomplies, des habitus.
L'auteur, citant Hegel, rappelle combien l'habituel nous piège, combien le connu est difficile à reconnaître ("Das Bekannte überhaupt ist darum, weil es bekannt ist, nicht erkannt"). La langue-pensée chinoise pourrait devenir notre "ailleurs de la pensée" (langue, écriture), elle pourrait entr'ouvrir notre enfermement intellectuel, nous déshabituer. Penser avec la pensée chinoise comme "opérateur théorique", situer l'arbitraire irréductible de chaque culture, donc de la nôtre, celle dans laquelle nous pensons, nous baignons et nous enlisons. Programme réaliste ?
Voici un livre synthèse des travaux et ouvrages de François Jullien où l'auteur articule des observations et conclusions dispersées dans ses ouvrages précédents. Si ce travail fait percevoir les limites d'outils strictement européens comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Lalande, 1902-1923), il reste à envisager, à partir de ce lexique et de sa méthodologie, des applications en gestion des médias et de la publicité (广告 ?), par exemple.
Libellés :
Aristote,
big data,
catégories,
dictionnaire,
distinction,
epistemologie,
epoché,
habitus,
Hegel (G.W.F.),
Jullien (F),
Kant (I),
Lalande,
langue,
machine learning,
perception,
traduction,
typologie,
Zhuangzi
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire