mardi 27 mars 2018

Peut-on, faut-il, résister à l'appel des images ?


Catherine Chalier, l'appel des images, Actes Sud, 2017, 90 p. 10 €

Le point de départ de la réflexion de Catherine Chalier est le deuxième des "Dix commandemments", la deuxième des "dix paroles" (haseret ha-dibrot, en hébreu, que La Septante traduit en grec par deka logoi (δεκάλογος, décalogue) ; au mot "paroles", certaines traditions ont préféré (à tort ?) le terme de "commandements" ("Gebote", pour Martin Luther) qui ne s'y trouve pas en hébreu (mitzvah / mitzvot) : "Tu ne te feras d'idole (pesel, racine : tailler), ni une image (temouna) quelconque de ce qui est en haut...", à quoi s'ajoute, en apparence contradictoire, mais réaliste : "Tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne les adoreras pas...". Exode, XX, II.
Suivons l'analyse de Catherine Chalier, professeur de philosophie et hébraïsante : la Septante a traduit, en grec, l'hébreu pesel (sculpture) par eidolon (εἴδωλον, idole) et l'hébreu temouna par homoioma (ὁμοίωμα, ressemblance, likeness). En anglais, "you shall not make yourself a carved image". Dans la traduction de Martin Luther : "Du sollst Dir kein Bildnis noch irgendein Gleichnis machen...". Le texte de la Torah est clair, précis : "une image pour toi", pour ton propre usage. Le texte "prohibe la représentation des vivants, représentation associée d'emblée à l'idolâtrie", commente Catherine Chalier (o.c. p. 22). Plus loin, elle approfondit : "l'interdit qui porte sur les sculptures et les images vise d'abord à empêcher d'aimer la servitude". Mesure de prudence, l'avenir le prouvera amplement !

Voilà pour le texte que je cite ici (Exode, XX, II) dans trois traductions différentes dont on pourra noter ainsi à quel point elles divergent :
  • dans la traduction de Elie Munk (La voix de la Thora, p. 215). "Tu ne feras point d'idole, ni toute image de ce qui est en haut dans le ciel ou en-bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point...").
  • dans celle, "English rendering", de la Jewish Publication Society, 2000 (Etz Hayim, p. 443). "You shall not make for yourself a sculptured image, or any likeness of what is in the heavens above, or on the earth below, or in the waters under the earth. You shall not bow down to them or serve them. 
  • dans la traduction ("verdeutscht von") de Martin Buber et Franz Rosenzweig (Die fünf Bücher der Weisung T1, Das Buch Namen, p. 205), "Nicht mache dir Schnitzgebild, - und alle Gestalt, die im Himmel oben, die auf Erden unten, die im Wasser unter der Erde ist, neige dich ihnen nicht, diene ihnen nicht? ..."
Maintenant, revenons à l'ouvrage de Catherine Chalier.

Les images fabriquées aveuglent les humains, les empêchant de percevoir l'essentiel, qui ne se voit pas ; ainsi peut-on résumer simplement l'appel des images. Les images détournent de l'invisible, elles captivent, hypnotisent, fascinent : tout le contraire d'une pensée libre donc, le signe-même d'une "servitude volontaire", où l'on peut reconnaître l'inféodation aux célébrités de toutes sortes, politiques, sportives... et la participation enthousiaste à leur célébration. Divertissement (Pascal) !

Des images inscrites, peintes sur des supports (médias), Catherine Chalier passe aux images rhétoriques, images mentales, allégories, métaphores, puis aux visages. Au lieu de s'abîmer dans toutes sortes d'images, il faut plutôt se tourner vers les visages, se livrer à "l'épiphanie des visages", selon l'expression d'Emmanuel Lévinas dont la philosophie inspire Catherine Chalier. "Visage, déjà langage avant les mots", souligne encore Emmanuel Lévinas. Les mots ? "Des étiquettes" images que l'on colle sur les choses, notait Henri Bergson. Ce à quoi s'épuise et se réduit, pour l'instant, la reconnaissance d'images, dont celle des visages (facial recognition), à l'aide de techniques de deep learning. L'image authentifie la personne (photos d'identité, smartphones).

Le texte biblique des "dix paroles" peut enclencher une réflexion féconde sur l'environnement d'images dans lequel s'emprisonne notre société. "Ecran", mot à double sens, à la fois, ce qui masque et ce qui montre. Montrer pour mieux cacher ?
Prétention pénible des images innombrables diffusées par les réseaux d'information. Tohu-bohu d'images et de commentaires, inflation de bruits qui courent. Saturation de l'espace physique et mental qui ne laisse pas le temps de réfléchir, vain "appel des images", selfies et "influenceurs", likes et followers. Les images bloqueraient le "désir d'invisible" dont Emmanuel Lévinas soulignait qu'il est "désir métaphysique" (au-delà du physique) : ainsi commence Totalité et infini, son ouvrage majeur. Au désir d'infini correspond "l'introduction du nouveau dans une pensée, l'idée de l'infini- voilà l'œuvre même de la raison". De l'image à l'irrationnel, de l'invisible à la raison : la boucle est bouclée...

Notre présent, ses mots et ses images, ne cesse d'éloigner de l'invisible, de le remettre sans cesse à plus tard, indéfiniment. On ne peut que penser à ce qu'écrivait Henri Thoreau à propos des médias, de l'emprise du visible et des faits divers : "Read not the Times, read the Eternities. [...] Knowledge does not come to us by details, but in flashes of light from heaven.” ("Life without principles", Atlantic Monthly, 1863).

Commentaire méticuleux, précis, lecture mot à mot, stimulante : c'est par là que commence Catherine Chalier, c'est là qu'elle est la meilleure ; les dernières pages, consacrées à la peinture, m'ont semblé moins convaincantes.
Comment résister à l'appel des images sans ignorer cet appel lancinant, sans préalablement l'analyser, le critiquer ? Catherine Chalier reste muette sur ce point. Pourtant, c'est là qu'on l'attend, après l'avoir lue. Faut-il, comme Ulysse en proie aux sirènes, s'attacher pour ne pas succomber, ou se fermer les yeux ? Au moins, puisque image il y a, ne pas "se prosterner", ne pas "adorer", ne pas servir, ne pas s'incliner....
Ce tout petit livre demande à être lu, relu, et médité longuement par les spécialistes des médias et des technologies des images. Des sciences politiques aussi.


Références évoquées

aseres hadibros, The Ten Commandments, translation and commentary by Avrohom Chaim Feuer, New York,  Mesorah Publications, 1981, 1998

Les dix paroles, Paris, sous la direction de Méïr Tapiero, Les éditions du Cerf, 1995, 608 p.

Elie Munk, La voix de la Thora. Commentaire du Pentateuque, Fondation Samuel et Odette Lévy, 6ème édition, 1992

Etz Hayim. Thorah and commentary, The Jewish Publication Society, 2001, The Rabbinical Assembly

Martin Buber et Franz Rosenzweig, Die fünf Bücher der Weisung, Deutsche Bibel Gesellschaft,  Verlag Lambert Schneider GmbH, Gerlinge, 1976

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, 1961

Henry Bergson, Le rire. Essai sur le signification du comique, 1900

MediaMediorum : 

1 commentaire:

  1. Très Cher François,
    Ton blog de commentaires d'ouvrages littéraires, ou non, est admirable de justesse.
    Il te ressemble. J'y ai passé un long temps; j'y reviendrai.
    Mille mercis,
    Bien à toi et aux tiens.
    Thierry

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