vendredi 10 mai 2013

Guy Debord rattrapé par la société du spectacle ?

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Catalogue de l'exposition, 223 p., Index, blbliogr.
Guy Debord, 'Un art de la guerre", Exposition à la BNF (Paris, jusqu'au 13 juillet 2013).

Tout prétexte est bon pour (re)lire Guy Debord (1931-1994). Lecture nécessaire lorsque l'on travaille dans (avec) les médias et la publicité : en est-il de plus féroce critique, de moins compromise ? Mesure d'hygiène, pour se décaper de l'esprit de sérieux quotidien, qui s'attrape lorsque l'on se prend au jeu du spectacle. Il faut s'efforcer, de temps en temps au moins, de regarder le monde avec les yeux de Guy Debord.

Homme de média et de spectacle lui-même, Guy Debord écrit des livres, des articles, fonde des revues, monte des événements, réalise des films, détourne des affiches, des BD, des photos publicitaires... Il connaît assurément la musique des médias.
Voilà que Guy Debord, devenu "trésor national", entre à la Bibliothèque Nationale, avec affiche et relations publiques, catalogue et recensions dans la presse petite-bourgeoise. L'exposition est sobre, inattendue. On circule dans la vie de Guy Debord, d'abord avec perplexité, puis on s'oriente dans un demi-siècle d'histoire et l'on s'y retrouve, peu à peu.
Nous voici donc dans sa vie intellectuelle et militante, avec ses fiches de lecture par centaines, avec ses films, ses slogans et ses provocations. Mais qui provoquait qui ? La vie de Guy Debord devenue spectacle à son tour ? Récupéré celui qui disait "Est récupéré qui veut bien" ? Cela a le mérite de confirmer sa thèse essentielle : la toute-puissance infernale du spectacle.

L'exposition met en scène quelques traits majeurs de la personnalité et des oeuvres de Guy Debord, et du mouvement situationniste.
  • L'intérêt pour la stratégie comme jeu, comme pensée. Dans sa bibliothèque, l'histoire militaire occupe une place primordiale : Machiavel, von Clausewitz, le Cardinal de Retz et les acteurs de la Fronde, de l'histoire de Florence, etc. Il aime le Kriegspiel et conçoit un jeu de stratégie (le Jeu de la guerre) dont il dépose les règles ; il collectionne aussi les soldats de plomb... 
    Fiche de lecture" (Exposition)
  • La "raison graphique" à l'oeuvre dans toute son oeuvre. Elle se traduit dans le détournement de documents imprimés et dans l'omniprésence de l'écriture manuscrite : cartes et notes de lecture, cahiers à spirale, plans de montage de films, abondante correspondance, listes, cartes postales ; copier, découper, coller, monter.... Son mode de travail est traditionnel, c'est celui de la cuisine intellectuelle depuis déjà plus d'un siècle, inchangé, et que fait peut-être exploser aujourd'hui l'outillage numérique (Guy Debord refusait de taper à la machine, sa femme ne refusait pas ...). Notons un effet inattendu de l'exposition : faire voir ce que l'oeuvre finie, publique, ignore : son mode de production (la présentation des fiches, par exemple, qui l'illustre, est bien trouvée).
  • La critique de la "société du spectacle" et de sa domesticité (les "médiatiques") ; son oeuvre majeure, "La société du spectacle" (suivie de Commentaires sur la société du Spectacle, 1988) est un classique. L'idée centrale ? "Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux" (La Société du spectacle, §23, 1967). Le monde est au spectacle du monde. Tout le monde se donne en spectacle, se donne au spectacle. Le spectacle est même une forme essentielle de la socialisation : les décors, les costumes, les rôles, les réparties, les gestes, les idiomes... De ce spectacle qui contamine le divertissement comme la politique, les villes comme les vies, nous sommes plutôt spectateurs qu'acteurs. 
  • Contre la parcellisation des connaissances qu'organisait l'université à coup de disciplines, de "spécialités" ; il dénonçait avec Michel Henry la dépendance aveugle et mystifiée que la société manifestait déjà pour les sciences et les innovations techniques (cf. La barbarie, Paris, 1987, PUF). 
    • Son amour des villes : il déteste l'urbanisme des "Trente glorieuses", qui a délabré Paris, abandonné les villes à l'automobiliste, aux "grands ensembles", aux axes routiers, aux hypermarchés, aux banlieues (retourner chaque jour dormir au loin). A cette vision technocratique et bureaucratique, Guy Debord oppose la ville traditionnelle où l'on peut flâner, "dériver" à pied, au gré d'une "psychogéographie" choisie. Sa nostalgie alimente une sociologie vécue de la ville. L'héritage surréaliste n'est pas loin. 
    Photographié à l'Exposition.
    • Sa contribution au mouvement situationniste dont l'un des aboutissements fut une revue, "L'internationale Situationniste", mais aussi une contribution "enragée" à "Mai 1968", événement quelque temps incontrôlable.
    Guy Debord a lu Hegel et Marx, auteurs qui affleurent à l'occasion de divers détournements mais aussi dans sa rhétorique. La première phrase de La société du spectacle paraphrase la première phrase du Capital : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation". En exergue, Guy Debord cite Feuerbach (L'essence du chritianisme), comme un salut au jeune Marx.
      On a souligné combien Guy Debord admirait la langue des classiques, celle du Cardinal de Retz, de Saint-Amant, de La Rochefoucauld. Il lit Gracian, La Boétie, Nietzsche, André Breton, Bossuet, François Villon, Robert Musil... Aristocrates. Dérives dans les livres, de citations en paraphrases ("détournements", collages) : Guy Debord aurait voulu "faire honte" à notre époque dit Philippe Sollers, à sa langue avilie et stéréotypée par les médias.

      Quelle héritage - sans testament - laisse Guy Debord ?
      Son humour impitoyable et désespéré, son hostilité radicale aux spectacles des pouvoirs, à leur bureaucratie l'éloignaient des divers gauches et gauchismes de son époque. De la Révolution, de l'action politique aussi, il attendait une fête, pas un spectacle. Un slogan comme "Ne travaillez jamais" sent toujours le soufre, et quelques privilèges aussi, car, alors, de quoi vit-on ? Sa vision désenchantée de notre monde mis à vif, une fois déspectacularisé, de ses continuelles abdications : "aujourd'hui l'heure nazie est devenue l'heure de toute l'Europe" ("Guy Debord, son art et son temps", moyen-métrage, 1994). Sa résistance cynique au marketing : "quelle que soit l'époque, rien d'important ne s'est communiqué en ménagant un public" ("In girum imus nocte et consumimur igni", long-métrage, 1978).

      Avec le XXIe siècle, la "société spectaculaire marchande", atteint de tels sommets que les analyses et les aphorismes de Guy Debord prennent aujourd'hui un air d'évidence triste, presque conservatrice. Facebook, YouTube : spectacle pour tous, par tous ? N'y-a-t-il pas davantage d'acteurs qu'autrefois, chacun attendant son fameux quart d'heure de gloire ("15 minutes of fame") : les réseaux sociaux, virtuels, ne bouleversent-t-ils pas le rapport au spectacle en multipliant les scènes ?
      Guy Debord ne passa jamais à la télé, il ne donna pas d'interview aux journalistes. Il participa à la préparation d'une émission pour Canal Plus : elle sera diffusée en janvier 1995, mais il s'était suicidé fin novembre 1994. "On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle" ("In Girum...", o.c.).

      Reproduit à l'exposition
      Pour mieux percevoir Guy Debord et son temps,
      • le film de Philippe Sollers et Emmanuel Descombes, "Guy Debord, une étrange guerre", France 3, 2000.
      • une biographie par Christophe Bourrseiller, Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), 2012, Pascal Galodé Editions, 485 p.
      • les Oeuvres de Guy Debord, Paris, Gallimard, 2006, 1996 p.

      2 commentaires:

      1. Jusqu'à présent on ne comprenait rien à Guy Debord mais à présent grâce à vous tout s'éclaire. Merci !

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      2. L'exposition de Guy Debord me semble particulièrement intéressante car elle traduit bien la relation de l'auteur à l'espace. Le spectacle est décrit, reprenant Marx, comme le fétichisme de la marchandise imposé aux individus par le pouvoir des médias, et peut être aussi, par la forme d'une domination culturelle hégémonique proche de celle de Gramsci.
        Néanmoins, la société peut aussi être considérée comme un immense spectacle, au sens de l'interactionnisme symbolique, où chaque espace social dispose de ses propres rites et interactions entre les acteurs sociaux. Le spectacle de Debord néanmoins, comme imposition du fétichisme de la marchandise traduit un envahissement de l'espace privé des individus par une idéologie (au sens de Marx) comme l'imposition des référents culturels de la classe sociale dominante. Les dispositifs techniques modernes jouent alors un rôle important de reproduction de mythologies (Barthes), dans les différents lieux, aussi bien au restaurant, avec les ambiances stéréotypées des serveurs mexicains que dans l'espace publique avec les écrans LCD des couloirs de la RATP jouant sur les différents sens.
        Le modèle de cartographie de Debord, notamment en analysant les foyers culturels importants de la ville de Paris ou encore à travers son jeu de la Guerre traduit une volonté d'analyser l'espace comme un lieu de lutte symbolique, de guérilla et de mouvement. Le déluge des données permettrait à terme de fournir une cartographie en temps réel du comportement des consommateurs afin de fournir la bonne information adaptée au bon moment. La question se pose alors de la dilution des espaces.

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