mercredi 1 mai 2013

Vivre et penser dans la langue des assassins

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John E. Jackson, Paul Celan. Contre parole et absolu poétique, Paris, Editions Corti, 2013, 153 p. 20 €

Cet ouvrage porte sur l'oeuvre d'un poète de langue allemande, Paul Celan. Il s'agit surtout d'une réflexion sur la langue de la poésie, sur la langue maternelle, sur la langue allemande qui fut la langue des nazis, des camps, et qui fut la langue de sa mère qui la lui fit aimer. Sa mère fut assassinée par des nazis, dans un camp de concentration, son père aussi.
"Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand", dira Celan. "Contre-parole" donc qu'illustrent exactement ces deux vers de Celan :

"Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?"

Traduction de John E. Jackson (p. 17) :
"Et tolères-tu, comme jadis chez nous, Ô mère,
La rime douce, la rime allemande, la rime amère"
(voir le mot à mot, inélégant, ci-dessous).

John E. Jackson, professeur de littérature à Berne (Suisse), ami de Celan, démonte et remonte merveilleusement, patiemment, le texte allemand de Celan, ce qui est un exercice délicat, difficile à rendre. Travail d'explication indispensable pour les lecteurs non germanophones et, autrement, pour les lecteurs germanophones aussi. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux les poèmes de Celan, on peut lire et aimer ceux qui ont été expliqués si méticuleusement. On comprend mieux aussi le poète, devenu plus proche.
La lecture de l'ouvrage de John E. Jackson qui veut approcher "l'idiome celanien" est redoutable, mais efficace. Et il faudra le relire, le relire encore. Mais quel plaisir que ce déchiffrement jamais cuistre, toujours précis et modeste au service du poète et de sa pensée.

C'est aussi un travail sur le rapport à la langue. La langue allemande, rappelle Paul Celan, a traversé le nazisme ; elle lui a survécu ("blieb unverloren"), elle s'est "enrichie" (angereichert), malgré tout, de cette traversée (discours de réception du prix littéraire de la Ville de Brême, janvier 1958). Peut-on élargir ce propos, le développer ?
Peut-on penser, vivre et résister dans la langue des bourreaux, des oppresseurs ? Comment Aimé Césaire, par exemple, peut-il penser la colonisation et la libération dans la langue du colonisateur ? Quelle est l'indépendance de la langue par rapport à ceux qui s'en servent pour opprimer, pour assassiner ? Réflexion inconfortable sur les pouvoirs de la langue et les limites de ses pouvoirs, sur la liberté que donne la langue à ceux qui la parlent par rapport aux discours dominants dans cette langue. La langue allemande fut aussi la langue des anti-nazis, la langue de Paul Celan, celle de Victor Klemperer, de Bertolt Brecht et de tant d'autres (cf. "Langage totalitaire").


  • Mot à mot (ma trad.) :
"Et tolères-tu, mère, comme jadis, hélas, chez nous,
la douce, l'allemande, la douloureuse rime ?"

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