Karl Marx, mai 1818 - mai 2018. Double actualité.
Une campagne publicitaire rappelle cet anniversaire aux voyageurs en gare de Francfort à l'occasion d'une émission historique de la chaîne de télévision franco-allemande, ARTE. "La publicité est l'opium du peuple", slogan calquant la fameuse affirmation de Karl Marx et simulant un graffiti qui détournerait le sens de l'affiche. Le détournement de la publicité est détourné au service de la publicité, juste retour des choses ! Mais ne faudrait-il pas plutôt dire "médias = opium du peuple" ? Car, si opium social il y a, ce sont plutôt des plateformes numériques, médias ou réseaux sociaux qu'il s'agit...
|
Le film d'abord.
Il met en scène l'élaboration journalistique de la philosophie marxiste, de critiques en polémiques, chaque article en marquant une étape : contre Hegel (et sa philosophie du droit, texte où se trouve la phrase sur la religion), contre Ludwig Feuerbach (et sa philosophie du christianisme), contre Joseph Proudhon (et sa "Philosophie de la misère"), etc... Tout ce monde, c'est une Sainte famille, ironisera Karl Marx ; Jenny Marx, son épouse et collaboratrice, proposera le sous-titre du recueil d'articles : Kritik der kritischen Kritik !
Le film imagine et saisit la rencontre décisive de Karl Marx avec Friedrich Engels. Fils d'un industriel du textile, Friedrich Engels se frotte depuis plus de deux ans à l'économie réelle, à l'usine, et il a déjà rédigé un article lucide sur la "situation de la classe ouvrière en Angleterre" ("Lage der arbeitenden Klasse in England"). "Kolossal", reconnaît Marx. Et cela s'arrose !
Des images de manuscrits raturés et repris sans fin, la difficulté de publier et de se faire payer, les réunions politiques, les votes des motions... Au milieu de tout cela, Jenny accouche d'une petite Laura, la famille déménage... Engels vient à son secours. "Argent sale" dira sa compagne.
La double ambition du film : des concepts et des personnes
Comment montrer au cinéma l'élaboration d'une philosophie ? Les concepts n'ont pas d'image... L'auteur du film, Raoul Peck, qui n'est pas un débutant, s'y essaie pourtant, lui qui a déjà mis en scène et filmé les idées et la vie de Patrice Lumumba, de James Baldwin ("I am Not Your Negro", 2016). Le film réussit l'équilibre délicat de l'histoire politique et des histoires personnelles qui la portent et la font (l'interprétation du monde et sa transformation, dans les termes des Thèses sur Feuerbach). Les jeunes Karl et Jenny Marx, Friedrich Engels et Mary Burns, sa compagne, apparaissent bien vivants, concrèts... et l'histoire politique se déroule qui les dépasse et les emporte. Talent de montage, de prise de vue, d'écriture aussi. On pense parfois à Eisenstein...
Exemple : la première scène du film qui en donne le tonalité générale : derrière le cliquetis des concepts, derrière la philosophie du droit, il y a la violence bien réelle du pouvoir prussien. Plans de cavaliers armés s'acharnant sur des familles ramassant de bois mort pour évoquer l'un des premiers articles de Karl Marx à propos d'une "loi sur le vol de bois" ("Debatten über das Holzdiebstahlsgesetz", 1842).
Le film s'achève avec la gestation du Manifeste du parti communiste (Londres, 1848 ; Marx a 30 ans).
Raoul Peck a réalisé le portrait d'un jeune Marx peu connu, un Marx amoureux, jeune père de famille, fauché, sympathique, tacticien, orateur. Le film raconte le début d'une surprenante aventure politique conduite par des intellectuels romantiques et bohème, bons vivants - vin et cigares - intellectuels européens forcés d'émigrer sans cesse... de la Rhénanie prussienne à Paris, puis à Bruxelles, et enfin à Londres... Difficile défi que de vouloir montrer la naissance et la vie des concepts, en action. La théorie n'est pas si grise, elle peut même être grisante ! Au bout de l'histoire, Das Kapital, que le film n'aborde pas (c'est le vieux Marx !).
Affiche du film (à Weimar) |
Revenons à la publicité.
"Opium du peuple", au même titre que la religion ? Soupir de la créature opprimée ("Seufzer der bedrängter Kreatur") ? Soit. Mais Marx n'a pas connu la publicité. Les épigones, après lui, l'ont ignorée aussi, car dénoncer n'est pas analyser, et rarement comprendre. Une tentative, peut-être, Guy Debord et sa "société du spectacle" ?
La publicité est aujourd'hui partie intégrante de l'échange économique, de la distribution, de la commercialisation (marketing), de la gestion d'une entreprise. Un média, c'est d'abord ce qui fabrique des emplacements pour la publicité et la collecte d'audiences, d'attention (eyeballs). En échange, le média est rémunéré. Alors, comment traiter la publicité ? Aliénation, fétichisme de la marchandise ? Accumulation d'images de marchandises, de spectacles des produits et des marques ? Sans doute mais d'abord distribution de produits ; il faut remettre la dialectique publicitaire sur ses pieds. Sinon, elle marche sur la tête et ne saurait penser l'importance inattendue de Facebook, de Google et de toutes les entreprises produisant des services en échange de la collecte de données (monétisation, sic) ?
Mais, avec la commercialisation de données personnelles, où est passée l'extraction de la plus-value, demanderait le Marx de la maturité, celui du Capital ?
Références
Les textes de Marx et Engels cités se trouvent dans le volume 1 des Marx Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin.
- "Debatten über das Holzdiebstahlsgesetz", Rheinische Zeitung, 25/10/1842
- "Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie", été 1843, manuscrit
- "Lage der arbeitenden Klasse in England", Rheinische Zeitung, 25/12/1842
Sur les "manuscrits de 1844",
- Emmanuel Renault et al. , Lire les Manuscrits de 1844, 2008, Paris, PUF, 152 p.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire