lundi 18 avril 2011

Trajectoire média d'un romancier fasciste français

Jacques Cantier, Pierre Drieu La Rochelle, Editions Perrin, Paris, 2011, 318 p., Index, Bibliogr.

Biographie, par un historien universitaire, d'un écrivain fasciste, collaborateur actif et délibéré des nazis. Drieu est impardonnable, même s'il se trouve des personnes pour pardonner au nom de son talent d'essayiste, de romancier, de journaliste. Il y a un cas Drieu comme il y a un cas Céline ; ils ont d'ailleurs en commun l'antisémitisme fervent. Durant la première moitié du XXème siècle, les comportements de la classe intellectuelle française ont été particulièrement navrants, et il ya beaucoup de "cas". Drieu, comme beaucoup d'autres, a été, de longue date, manoeuvré par des nazis "francophiles", Otto Abetz, Gehrard Heller, notamment. En 1935, Drieu visite en touriste le camp de concentration de Dachau (ouvert dès 1933, près de Munich) ; en bon hitlérien, il n'y trouve rien à redire : le droit du plus fort s'exerce.
Drieu marque l'histoire littéraire en dirigeant la NRF de Gallimard pendant l'Occupation, installé dans ce poste par les nazis, aboutissement de sa carrière. Les nazis tenaient à laisser aux Français l'illusion d'une vie culturelle normale, conformément aux consignes de Hitler qui l'avait annoncé dans Mein Kampf ! La plupart des intellectuels français joueront ce jeu, continuant de publier, de faire jouer leurs pièces (dont Sartre, Beauvoir, etc.). Cf. posts sur les Médias de la collaboration nazie, et sur Mein Kampf, introuvable best-seller.
Pourquoi évoquer cet ouvrage à propos des médias ? Parce qu'il met en chantier trois notions importantes pour analyser et comprendre les médias : la génération, l'hégémonie culturelle, la carrière.
  • La "génération" est une variable souvent mobilisée par les analyses média (cf. Générations Média). Les historiens ne s'accordent pas sur la valeur du concept : Marc Bloch en admet la pertinence explicative tandis que Lucien Febvre lui dénie tout intérêt. L'auteur, sans prendre parti dans le débat épistémologique, rend parfaitement compte, et il y faut du talent, de l'hégémonie culturelle (Gramsci) qui conduit à l'installation d'une collaboration culturelle avec le nazisme. Long héritage d'antisémitisme, de rancoeur et de ressentiment qui peut s'épanouir. Génération "du feu", les écrivains qui ont eu "vingt ans en 1914" (Drieu, Aragon, Berl, Céline, Guéhenno, etc.) sont revenus du Front désabusés, brisés, désorientés. Assurément, on perçoit dans cette biographie des traits qui constituent la culture d'une génération mais cela ne rend pas compte des comportements opposés qui s'y sont formés. 
  • L'hégémonie culturelle, pour revenir au concept forgé par Antonio Gramsci. Cette hégémonie qui assurera aux nazis une collaboration paisible en France doit beaucoup à la presse, journaux, revues, magazines. L'ouvrage fourmille de références aux titres qui se créent, s'opposent, s'invectivent en un théâtre politique autant que littéraire. Seule une réflexion sur le métier des "clercs", journalistes, écrivains et doxosophes de tout poil permettrait de dégager le rôle de la presse dans l'élaboration de cette hégémonie culturelle... Réflexion entamée par Julien Benda avec La trahison des clercs (1927, publiée par la NRF) et sa "Note sur la Réaction" (1929) mais qu'il faut pousser rigoureusement, bien au-delà, avec la notion de "métier" : qu'est-ce qu'un journaliste ? L'examen des productions journalistiques de cette époque, et en particulier de celles de Drieu, permettrait de distinguer le travail du journaliste (enquêter, vérifier, analyser, exposer) du recyclage introspectif de la vie personnelle et des opinions que sont l'écriture et la vie littéraires. Drieu est dans tous les journaux et revues sans être jamais journaliste. Cette démarche d'analyse différentielle du mode de production journalistique serait plus opérante que la dénonciation d'une "classe politico-médiatique" à la manière de Chomsky et Herman (Manufacturing Consent: The Political economy of Mass Media, 1988). 
  • La carrière. Nous reprenons la notion telle qu'elle a été développée par Raymond Picard (La carrière de Jean Racine, 1956). Drieu n'a jamais travaillé, vivant aux crochets de sa famille, de ses femmes et surtout du "sursalaire" de la représentation politique et médiatique (y compris missions, avantages divers, etc.) pour emprunter l'expression de Milner dans Le Salaire de l'idéal (1997). Pour réussir en travaillant peu, il fallait une ambition, un calcul continu d'optimisation sociale dont sont évacués les freins (principes, fidélités, etc.). Sans faire oeuvre systématique de sociologue, Jacques Cantier montre les sinuosités de la carrière de Drieu. La soumission à la carrière et l'abandon des principes qu'elle nécessite constituent des analyseurs cruciaux pour comprendre les médias plus encore que toute autre entreprise. L'économie numérique des médias, en rénovant le champ fait naître de nouvelles trajectoires, de nouvelles sinuosités. Ce travail d'analyse n'est que rarement effectué : le champ l'interdit. 
Cette biographie littéraire a l'air d'un roman, et c'en est un, des plus réalistes. Mais pour agréable à lire qu'elle soit, c'est aussi un ouvrage d'historien, ouvrage bien construit, clair et méticuleux, documenté. On le referme, après plus de 300 pages, tellement intéressé que l'on regrette que l'auteur n'en ait fait davantage (notamment, sur le "modèle économique" de Drieu, sur l'image de Drieu dans l'après-guerre). Cet ouvrage d'histoire littéraire pourrait constituer un point de départ pour une analyse secondaire du rôle de la presse, de son fonctionnement dans la mise en place de l'hégémonie culturelle qui fait une époque.
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