mercredi 1 mai 2013

Vivre et penser dans la langue des assassins

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John E. Jackson, Paul Celan. Contre parole et absolu poétique, Paris, Editions Corti, 2013, 153 p. 20 €

Cet ouvrage porte sur l'oeuvre d'un poète de langue allemande, Paul Celan. Il s'agit surtout d'une réflexion sur la langue de la poésie, sur la langue maternelle, sur la langue allemande qui fut la langue des nazis, des camps, et qui fut la langue de sa mère qui la lui fit aimer. Sa mère fut assassinée par des nazis, dans un camp de concentration, son père aussi.
"Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand", dira Celan. "Contre-parole" donc qu'illustrent exactement ces deux vers de Celan :

"Und duldest du, Mutter, wie einst, ach, daheim,
den leisen, den deutschen, den schmerzlichen Reim ?"

Traduction de John E. Jackson (p. 17) :
"Et tolères-tu, comme jadis chez nous, Ô mère,
La rime douce, la rime allemande, la rime amère"
(voir le mot à mot, inélégant, ci-dessous).

John E. Jackson, professeur de littérature à Berne (Suisse), ami de Celan, démonte et remonte merveilleusement, patiemment, le texte allemand de Celan, ce qui est un exercice délicat, difficile à rendre. Travail d'explication indispensable pour les lecteurs non germanophones et, autrement, pour les lecteurs germanophones aussi. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux les poèmes de Celan, on peut lire et aimer ceux qui ont été expliqués si méticuleusement. On comprend mieux aussi le poète, devenu plus proche.
La lecture de l'ouvrage de John E. Jackson qui veut approcher "l'idiome celanien" est redoutable, mais efficace. Et il faudra le relire, le relire encore. Mais quel plaisir que ce déchiffrement jamais cuistre, toujours précis et modeste au service du poète et de sa pensée.

C'est aussi un travail sur le rapport à la langue. La langue allemande, rappelle Paul Celan, a traversé le nazisme ; elle lui a survécu ("blieb unverloren"), elle s'est "enrichie" (angereichert), malgré tout, de cette traversée (discours de réception du prix littéraire de la Ville de Brême, janvier 1958). Peut-on élargir ce propos, le développer ?
Peut-on penser, vivre et résister dans la langue des bourreaux, des oppresseurs ? Comment Aimé Césaire, par exemple, peut-il penser la colonisation et la libération dans la langue du colonisateur ? Quelle est l'indépendance de la langue par rapport à ceux qui s'en servent pour opprimer, pour assassiner ? Réflexion inconfortable sur les pouvoirs de la langue et les limites de ses pouvoirs, sur la liberté que donne la langue à ceux qui la parlent par rapport aux discours dominants dans cette langue. La langue allemande fut aussi la langue des anti-nazis, la langue de Paul Celan, celle de Victor Klemperer, de Bertolt Brecht et de tant d'autres (cf. "Langage totalitaire").


  • Mot à mot (ma trad.) :
"Et tolères-tu, mère, comme jadis, hélas, chez nous,
la douce, l'allemande, la douloureuse rime ?"

dimanche 21 avril 2013

Socialnomics : recettes pour les réseaux sociaux

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Erik Qualman, Socialnomics. How social media transforms the way we live and do business, Wiley, 2d edition, 316 p., 2012, index., $ 11,1 (paperback), $ 9,99 (kindle)

Voici un livre simple et pratique. Aucune théorie ne le détourne de son ambition strictement pragmatique. C'est un livre de recettes de marketing pour les réseaux sociaux.
Comme les technologies des réseaux sociaux changent sans cesse et souvent de manière radicale, un tel livre représente une gageure. Ainsi, depuis la publication du livre, en novembre 2012, combien de fois Facebook et Twitter ont-ils rectifié leur modèle économqiue : offre publicitaire, relation à la mobilité, au ciblage ? EdgeRank, Graph Search, Facebook Home, chat heads, keyword targeting in timelines, "interest graph", TwitterMusic, Vine n'ont que quelques mois...

Les premiers chapitres de Socialnomics sont généraux ; ils reprennent les affirmations, ni tout à fait fausses, ni tout à fait justes, que colportent les entreprises de réseaux sociaux. Dans cette multitude de clichés, l'ambiance est à la célébration et à l'exclamation (discours d'accompagnement). Mais, pour lassants qu'ils soient, les clichés disent une part de la vérité ; ils constituent un fond de lieux communs indispensables à la communication, un consensus qu'il faut re-connaître pour comprendre à demi-mots le champ des réseaux sociaux dominants et leur culture. Parmi les clichés, se trouvent aussi des conseils de toute sorte, beaucoup relevant du bon sens ; mais, parfois, émerge une maxime précieuse qui en dit plus qu'elle n'en a l'air, par exemple : "commencer par le problème, pas par les données" constitue une prise de position méthodologique essentielle, contre l'intuition et l'empirisme dominants.

Certains chapitres de l'ouvrage sont particulièrement utiles : ainsi les chapitres 16 et 19 qui rassemblent des études de cas et des FAQs, etc. Des chapitres traitent des blogs, des vidéos et de la viralité, du B2B. Le chapitre 13 est bienvenu : il propose une liste de plusieurs dizaines d'outils pour le monitoring de la marque, l'intelligence des réseaux, les social analytics, les alertes, le CRM, etc. Liste utile à condition de prendre le temps de tester les solutions proposées, d'en vérifier le fonctionnement et l'efficacité pour le cas, toujours particulier, que l'on traite.
Quelle place doivent occuper les médias sociaux dans l'entreprise ? Radicalement différents des médias
traditionnels, leur position est d'autant plus stratégique que l'on manque de repères. Qui doit les gérer ? Qu'est-ce qu'un community manager, selon le type de communauté concernée (administration, PME, assemblée élue, équipe sportive...) ? L'auteur (chapitre 18) confronte et compare les modèles possibles, laissant les lecteurs à leur inévitable responsabilité.

Les réseaux sociaux sont des pourvoyeurs de données, en continu, de données de plus en plus riches grâce aux terminaux mobiles (localisation, etc.). L'exploitation de ces données reste complexe voire discutable malgré la prolifération d'outils de surveillance, de mesure, de benchmarking. En fait, tout se passe comme si les réseaux sociaux avaient, de facto, le monopole du traitement des données qu'ils produisent.
Quelle est la fiabilité de ces données (question primordiale pour les journalistes) ? Le volume même de données produites et accumulées, leur complexité croissante rendent tout à fait vains les contrôles interprofessionnel traditionnels (audit, accréditation, etc.). Comment s'y retrouver, à qui se fier dans l'escalade des statistiques euphoriques publiées chaque jour ? Erik Qualman ne nous aide pas...

Les recettes proposées par cet ouvrage, banales ou ingénieuses, ne doivent pas être mises en oeuvre sans une connaissance approfondie des entreprise auxquelles on veut les appliquer. Elles ne dispensent surtout pas de penser, tester et retester : chaque cas, chaque situation est spécifique, demande un traitement adapté, un soin particulier. Pour la maîtrise des réseaux sociaux, comme souvent en gestion, il n'y a pas de raccourci, il faut comme dit le philosophe, faire et en faisant se faire...

Notons enfin que l'ouvrage est strictement occidental, centré sur la culture américaine des réseaux sociaux américains (quand ce n'est pas californien), ignorant l'Europe, mais surtout l'Asie et l'Afrique où les réseaux sociaux mobiles prennent une importance considérable et où ils ne répliquent pas l'expérience américaine. Réseaux sociaux, encore un effort pour être internationaux  !
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vendredi 19 avril 2013

Karl Marx, profession : journaliste

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Jonathan Sperber, Karl Marx. A Ninteeenth-Century Life, Liveright, 672 p., digital edition, 16,99 $ (20,59 $ hardcover).

A suivre la biographie de Marx proposée par Jonathan Sperber, le lecteur échappe à nombre de clichés colportés par les épigones soviétiques et les doxosophes de la philosophe française courante. Marx est de son temps et de ses illusions : comment ne pas l'être ? La biographie montre un Marx romantique et amoureux, un Marx fauché et mal soigné, se débattant dans les problèmes de santé (de ses enfants, de son épouse, de lui-même) et dans des difficultés financières chroniques (payer les médecins, payer l'épicerie, payer l'éducation des enfants, rembourser les créanciers...). Marx mêlera tout au long de sa vie des préoccupations terriblement quotidiennes à la théorie économique et à la tactique politique.
Cette biographie rafraîchit notre vision de Marx, la ré-humanise. Elle pose aussi la question de ce que peut être une biographie, de la pondération, nécessairement intuitive, que doit effectuer le biographe entre les effets de la situation personnelle et la logique de l'oeuvre.


La biographie de Jonathan Sperber remet au premier plan l'activité journalistique de Marx. Celle-ci est généralement sous-estimée quand elle n'est pas tout simplement ignorée par les spécialistes de science politique et de philosophie, qui s'en tiennent à quelques ouvrages canoniques (dont beaucoup sont posthumes et agrègent des articles). 
Journaliste sera le seul métier de Marx. Il écrit, fonde et gère des journaux (lève des fonds, etc.). Il n'enquête pas ; son terrain d'investigation est la presse, la documentation économique et historique, les débats parlementaires : journalisme de la chaire (Kathederjournalismus !), journalisme de données politiques et économiques déjà (moulinées à la main, en bibliothèque). C'est d'abord un polémiste ("contre" : Freuerbach, Stirner, Proudhon, etc.). Son bagage conceptuel est d'abord philosophique ; Marx est imprégné comme tous ses contemporains, de la philosophie de Hegel et des néo-hégeliens. Il lui faudra beaucoup d'énergie pour s'en libérer, la remettre sur ses pieds , "en défaire la gaine mystique pour en découvrir le noyau rationnel"), moyennant quoi elle constituera un bon viatique contre les positivismes.

A la différence de nombreux révolutionnaires de l'époque, Marx a reçu une formation classique : sa thèse de doctorat porte sur le l'atomisme grec, Démocrite et Epicure (il lira les classiques grecs, dans le texte, tout au long de sa vie). A l'université, il a suivi une formation juridique. Son premier article (1842) est symptomatique ; il porte sur la liberté de la presse en Prusse, commence en latin par une citation de Virgile et s'achève par une de Tacite !
Son univers intellectuel quotidien est celui de la presse (lectures plurilingues : allemand, français, anglais, italien, espagnol, etc.) et de la littérature classique : dans la famille, en pique-nique, on récite Shakespeare et Goethe. Il aime Dante, Cervantès et Balzac (et pas Eugêne Sue).
La presse est son gagne-pain de chaque jour ; pendant longtemps, ses seuls revenus réguliers lui viennent du New York Tribune, le principal journal américain, dont il est le correspondant européen (il rédige en anglais). Il collabore à plusieurs journaux (pigiste parfois pour six journaux à la fois, journaux publiés aux Etats-Unis, en Autriche, en Prusse, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud...).

A côté du journalisme, l'oeuvre de Marx est une oeuvre constituée d'échanges épistolaires (Briefwechsel : 35 volumes de l'édition MEGA en cours). Des volumes de courrier, depuis les lettres de l'époque des fiançailles jusqu'à la correspondance politique (Marx sera un immigré apatride toute sa vie). Dans cette société déjà mondialisée, mais sans téléphone, on rédige sans cesse de longues lettres manuscrites (Marx a une écriture indéchiffrable). Marx passe ses journées dans les bibliothèques, prend des notes méticuleusement, longuement (Cf. les "cahiers de lecture"). Il écume la presse, notamment la presse étrangère et la documentation économique disponible à Londres.

Au cours de cette biographie, le lecteur ressent l'importance décisive, pour le travail intellectuel, des outils d'une époque : outils de documentation, de collecte et de traitement des données, d'écriture, de communication, de stockage, de paiement... Marx est dans le papier jusqu'au cou : journaux, livres, manuscrits, notes, lettres, etc. Nous ne le sommes plus guère. Marx est polyglotte : nous ne le sommes pas, lisant tout dans un anglais pasteurisé. Marx cherche, fouille, discute, interroge ; nous nous laissons aller à des moteurs de recherche configurés d'abord pour vendre des contacts publicitaires.
On ne réfléchit jamais assez aux conséquences du mode de production intellectuelle d'une époque sur les productions intellectuelles de cette époque (idées, etc.). Qu'est-ce que c'est, penser ?

N.B.
  • Au plan bibliographique, rappelons la thèse d'Auguste Cornu sur la "jeunesse de Marx" (1934) ; cette thèse est reprise dans l'ouvrage en 4 tomes publié aux Presses Universitaires de France en 1955 qui commence de manière prudente par une révérence à Lénine ! A. Cornu est alors professeur à l'Université Humbold, à Berlin-Est (zone d'occupation soviétique). L'ouvrage, extrêmement détaillé, est consacré à la période de formation du jeune Marx (1818-1844). Signalons encore la réédition de l'ouvrage de Marcel Ollivier consacré à Marx et Engels, poètes romantiques (Paris, Edition Spartacus, 1933 / 2014, 143 p.) et le film de Raoul Peck, "Le jeune Karl Marx" (2016, cf. la bande annonce).
  • Désoviétiser Marx et Engels ? Une nouvelle édition des oeuvres complètes, en langues originales, délivrée de la vision soviéto-centriste, est en cours (Marx Engels Gesamt Ausgabe, MEGA), avec une triple ambition : "Entpolitisierung, Internationalisierung und Akademisierung" (dépolitiser, internationaliser, universitariser). L'ensemble comptera 114 volumes et s'achèvera, espère-t-on, vers 2025 (59 volumes ont déjà été publiés). Plusieurs volumes sont accessibles en version numérique dont les tomes 1 et 2 de Das Kapital (MEGAdigital).

dimanche 14 avril 2013

Foucault parle de littérature


Michel Foucault, La grande étrangère. A propos de littérature, audiographie, Paris, éditions HESS, 224 p. 9,8 €. Pas de version numérique (ebook).

La collection audiographie publie des cours classiques : un cours de Durkheim sur Hobbes, de Fustel de Coulanges sur Sparte, notamment.
Cet ouvrage nouveau regroupe des textes de Michel Foucault, prononcés à la radio ou lors de diverses conférences universitaires. Textes mixtes donc, manuscrits, tapuscrits mais aussi parlés, oraux.

La première partie, "Le langage et la folie" reprend deux émissions de radio diffusées en 1963 sur Radio France.
"Le silence des fous" est un montage de discours de Foucault avec des textes lus à l'antenne : une scène du "Roi Lear" (Shakespeare), la mort du Quixote (Cervantes), les pitreries du Neveu de Rameau (Diderot) et puis des textes de Tardieu, de Leiris, Artaud....
"Si nous écoutions", dit Foucault. Mais le lecteur n'entend rien que sa voix intérieure. L'ouvrage n'est pas accompagné de CD, de fichier à télécharger. Pas de son. Dommage. Alors que dans l'émission originale, Cervantes est lu par des comédiens... Et le Neveu de Rameaux (Diderot) qui chante, crie, imite est dit par des comédiens. Mais il ne nous reste rien, le texte seul, plat, et le lecteur restera lecteur seulement. Pourquoi le priver de l'audio que l'on attend désormais ? Un lien, un podcast auraient suffi. L'émission s'intitulait "L'usage la parole". Pourquoi n'avoir pas fait, lorsque cela était possible -mais peut-être ne l'était-ce pas ? - ce qui a été réalisé avec les propos de Pierre Boulez ? On pourrait disposer aussi d'une reproduction de quelques pages manuscrites... Cela aurait laissé deviner le travail d'écriture particulier que demande ce genre de texte, compromis entre écrit-oral de la conférence avec notes, notes réécrites pour la publication en livre (dont les cours au Collège de France sont un autre exemple). Dommage.

Ces regrets valent pour tous les textes réunis dans l'ouvrage. Foucault professeur, conférencier : nous manquent les silences, les hésitations, les émotions et ne nous reste qu'un texte trop lisse, corrigé, hypercorrect. Dommage.
Cinquante ans après, les questions de Foucault, parfois banales, restent fécondes : "l'incidence de la réussite de Gutenberg sur la littérature", "dans la littérature, il n'y a qu'un sujet qui parle, et c'est le livre...", "Quel phénomène de parole" est la littérature... Quels rôles peuvent jouer l'analyse littéraire, la critique ?

Et l'on attend quand même la bande-son !
Cette publication pose inévitablement le problème de la publication numérique : les possibilités sont plus nombreuses qu'il y a quelques décennies. L'édition devrait y veiller, c'est une de ses chances futures. Les lecteurs de Foucault, aujourd'hui, lisent sur des tablettes et des smartphones.
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dimanche 7 avril 2013

Des primates à Facebook, du grooming au bavardage


Robin Dunbar, Grooming, Gossip and the Evolution of Language, Cambridge, Harvard University Press, 1996, 230 p.,  Bibliogr., Index

L'ouvrage de Robin Dunbar, publié dix ans avant le développement des réseaux sociaux, permet de mieux comprendre leur rôle et certaines de leur propriétés et limites. L'auteur puise son information dans des  travaux de paléo-anthopologie. Deux types d'observations se trouvent au départ de son travail :
  • le grooming chez les primates (10 à 20% de leur temps en gestes de proximité, contacts, réciprocité, etc.).
  • la relation entre la taille du cerveau des primates et la taille des groupes dans lesquels ils évoluent : plus le cerveau est important plus l'univers de socialisation est étendu. La taille optimum des groupes humains est ainsi obtenue (Dunbar's number). Ce nombre 150, Dunbar le retrouve dans diverses situations de socialisation comme celle des échanges de cartes de Noël (cf. R.A. Hill, R. I. M. Dunbar, "Social network size in humans", Human Nature, Vol. 14, N°1, pp. 53-72). Notons que c'est le nombre de membres autorisé par une messagerie instantanée comme Path.
Professeur de psychologie à l'université de Liverpool, Robin Dunbar est aussi l'auteur d'un ouvrage de vulgarisation plus récent : How many Friends Does a Person Need? Dunbar's Number and Other Evolutionary Quirks (Harvard University Press, Cambridge, 2010).

Robin Dunbar fait l'hypothèse que, chez les humains, le grooming s'est mué en bavardage, pour gagner du temps (le grooming classique aurait occupé 45% du temps des humains) : "I am suggesting that language evolved to allow us to gossip". Se déduisent de cette thèse première plusieurs conséquences dont nous retiendrons celles qui permettent de mieux observer et comprendre les réseaux sociaux numériques.
Le bavardage, terme péjoratif, traité avec condescendance serait en réalité essentiel. D'où le succès des réseaux sociaux numériques qui accordent au bavardage une place primordiale.
Le langage est d'abord fait pour bavarder, pour se tenir au courant de la vie alentour, des proches, famille élargie, voisins, collègues, amis, etc. On bavarde dès la prime enfance. On bavarde en attendant, on bavarde au bistrot, dans les boutiques, on papotait à la veillée, on papote devant la télé, lors des cérémonies religieuses, au marché, dans la cour de récréation ; bavarder, c'est "rapporter" les toutes petites choses de la vie, parler pour ne rien dire sauf l'essentiel "tu es là, je suis là, voilà ce qui se passe". Le bavardage est tellement fondamental et urgent qu'il s'infiltre partout, même dans les réunions professionnelles, les conférences, les cours. Rien ne résiste à la tentation du bavardage. On "veut dire" ("You see what I mean"...), on répète...

Racontars et commérages, causette : le bavardage est formé d'énoncés échangés sur le monde qui "nous regarde", des autres qui nous intéressent (l'entre-nous : inter-esse) : qui fait quoi, avec qui ? Qu'est-ce qu'elle / il devient (gestion des stratégies amoureuses et matrimoniales) ? Qui dit du bien / du mal, elle le trompe, tu as vu comment il l'a regardée, tu crois qu'il est gay, etc. ? Que font ses enfants ? Et tout cela à propos des voisins, des collègues, des copains d'avant, des décès et des mariages, des récoltes.
Pour Robin Dunbar, ce qui fait marcher le monde, le lubrifie en quelque sorte, est ce bavardage continu, sorte de grooming verbal : "it's the tittle-tattle of life that makes the world go round, not the pearls of wisdom that fall from the lips of the Aristotles and the Einsteins". "L'universel reportage" que dénonçait Mallarmé, et qu'illustrait selon lui la presse, importe donc davantage que "l'absolu".

Robin Dunbar réhabilite le bavardage
  • Le bavardage (gossip), interprété comme grooming, est déterminant pour l'entretien de la réputation, la gestion de l'influence (le rôle des invitations, des repas, etc.), de l'image. Echanges, partages d'information, recommandations, complicité... 
  • Les humains évoluent au sein de réseaux sociaux dont la taille maximum est de l'ordre de 150 personnes ("cognitive limit", "Dunbar's Number"). Au-delà, on ne sait plus de qui l'on parle, qui nous parle, ni à qui l'on parle. Que signifie, dans cette optique, quelques centaines d'amis ou plus sur Facebook ? Tous les amis ne se valent pas (quel quantilage pour trier ?).
  • Le cercle restreint des personnes avec qui l'on a des relations étroites ("people with whom you can simultaneously have a deeply empathic relationship"), les "intimes", compte une quinzaine de personnes. C'est le nombre que l'on obtient si l'on demande à quelqu'un le nombre de personnes dont le décès le / la dévasteraient (d'où son nom : "the sympathy group") ; en moyenne, il / elle en cite une douzaine.
  • La fréquence des inter-relations au sein d'un groupe varie avec sa taille. Couverture / répétition ?
  • La presse locale alimente ce bavardage avec les rubriques de faits divers locaux, l'état-civil ; la presse magazine étend l'objet du bavardage à des inconnus, des "people" ("intimate strangers") : bavardage passif. 
  • Le bavardage est aussi un terreau pour la poésie et la musique ; son bruit de fond appartient au paysage sonore (soundscape). Cf. Anne-James Chaton et la sous-conversation des médias.
Si l'évolution du langage va dans le sens de l'optimisation du temps disponible pour les interactions (le grooming original prenant trop de temps), le réseau social avec son bavardage numérique représente-t-il le stade supême du groomingLes réseaux sociaux numériques n'inventent pas le social, ils l'industrialisent. Peut-être. Peut-être sont-ce des réseaux formés par et dans des sociétés qui n'ont plus le temps (cf. "It's complicated. C'est la faute à Facebook" !).
Comment évoluera le bavardage ? Avec la communication numérisée (omniprésence, photographie et vidéo), le bavardage qui était jusqu'à présent un discours sans trace est désormais enregistré ("save chat history" propose Google), écrit, réduit en data et metadata, stocké. Sa valeur pour le ciblage publicitaire est incomparable, d'autant que, pour l'instant, cette data est collectée gratuitement. Mais il fait aussi l'objet de résistance (cf. The time of Snapchat: the ephemeralnet).
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mardi 26 mars 2013

L'avenir numérique des génériques de films

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Pour la télévision, les génériques des films, notamment les génériques de fin, relèvent de l'encombrement (clutter) ; ils appartiennent au non-programme tout comme les messages d'auto-promotions, les écrans publicitaires, les séparateurs, les billboards de parrainage, etc. Une heure de télévision grand public peut comporter plus d'un quart d'heure de non-programme.

Du point de vue de la télévision commerciale, le générique de fin retarde la diffusion de l'écran publicitaire et occasionne fréquemment une fuite d'audience. D'où la tentation d'en réduire la durée grâce à divers subterfuges (diffusion en accéléré, écran divisé, sur-impressions, etc.), ce dont se plaignent les professionnels.
La littérature sur les génériques est riche, principalement historique et descriptive. On ne sait presque rien de l'audience des génériques, de l'attention qu'y accordent les spectateurs en salles ou les téléspectateurs (cette attention est-elle un gage de cinéphilie, de culture cinématographique ?).

Deux ouvrages de référence récents abordent le générique de cinéma.
  • Alexandre Tylski, Le générique de cinéma. Histoire et fonction d'un fragment hybride, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 2008, 126 p., Bibliogr., Index.
  • Alexandre Tylski (éditeur), Les Cinéastes et leurs génériques, Paris, L'Harmattan, 2008, 276 p. 
Ces deux ouvrages, comme leur déclinaison sur le Web visent un objectif commun : réhabiliter le générique, oeuvre dans l'oeuvre, "petite forme" au service de la grande.
Alexandre Tylski commence par une histoire esthétique et technologique du générique (effets spéciaux, infographie, trucages, dessins animés), du début à la fin du XIXe siècle. Ensuite, il étudie le rôle des génériques dans l'oeuvre cinématographique. Issu d'un travail de thèse réalisé en vue d'un doctorat, l'ouvrage constitue une solide synthèse du sujet et un inventaire des domaines à approfondir (aspects juridiques, etc.).
Le second ouvrage, collectif, approfondit le genre "générique" à partir de l'oeuvre de quelques cinéastes : Pedro Almodovar, Tim Burton, Rainer Fassbinder, Takeshi Kitano, Roman Polanski, Martin Scorsese, etc. La préface de Samuel Blumenfeld est particulièrement tonique (voir les lignes consacrées à Dibbouk, film en yiddish, 1937).

Le générique s'apparente au paratexte de l'oeuvre cinématographique : il "présente" un film, l'introduit (incipit), l'accompagne, tout comme l'affiche, les trailers, les making-of mais aussi comme le titre, les logos, etc. Comme dans le cas du livre, la notion de paratexte, au statut épistémologique bien flou, semble fonctionner davantage comme moyen de description que comme outil d'analyse.
Pour Alexandre Tylski, le générique, "fragment hybride", est bien plus que du paratexte, même si, comme on dit, "il y en a". Né d'une contrainte juridique (droit d'auteur, droit de figurer au générique comme droit de signer, etc. ), le générique contribue à définir et à signer l'appartenance à la profession cinématographique. Il est aussi un genre cinématographique (au sens de Stanley Cavell) avec ses auteurs, ses talents célèbres dans le monde du cinéma : Saul Bass (génériques de films de Hitchcock, de Stanley Kubrick, d'Otto Preminger), Kyle Cooper, Laurent Brett.

Au-delà d'une connaissance d'un genre spécifique, de sa place dans la division du travail cinématographique, la réflexion sur les génériques apporte un éclairage inattendu sur l'industrie cinématographique, sur la structure de son champ et sur ses enjeux (définition des métiers, etc.).
Quelle sera la place des génériques dans un univers cinématographique entièrement numérisé ? A terme, on peut imaginer que les génériques soient diffusés à la demande sur des écrans ancillaires (tablettes, smartphones, etc.) dans le cadre de la télévision sociale et bénéficient de toutes les capacités des supports numériques (interactivité, etc.) multi-écran. Le numérique peut donner au générique une nouvelle dimension, moins formelle, le rapprochant du making-of.
Netflix semble vouloir rendre le générique optionnel dans le cadre du binge-watching en introduisant un bouton pour "sauter" la séquence d'introduction (skip intro). Voici un étape de plus vers la-désagrégation (dé-montage) du produit télévisuel...

Références
  • Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris, 1987, 430 p. Index.
  • Alexander Böhnke, Paratexte des Films. Über die Grenzen des filmischen Universums, 2007, transcript Verlag, Bielefeld, 192 p.
  • Sur le site du SACD, "Droit d'auteur et copyright" (en France et aux Etats-Unis)

jeudi 7 mars 2013

La socialisation numérique de la télévision, vue par le CSA

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CSA, Première approche de la "télévision sociale", 2013, 43 p. (2,33 Mo, PDF)

Le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel), organisme français de régulation de la radio-diffusion, publie une étude sur de nouvelles formes de consommation de la télévision, la consommation socialisée grâce à des appareils numériques (smartphone, tablette, ordinateur). Cette socialisation est en partie publique, ouverte ; les interactions empruntant des réseaux sociaux et divers moyens publics d'expression des téléspectateurs (blogs, etc.). La "télévision sociale" se distingue de la socialisation privée, fermée, au foyer, en famille, autour d'un téléviseur (dite "écoute "conjointe", selon le nom d'un indicateur calculé par Médiamétrie).

Ce rapport constitue un travail rigoureux d'inventaire des modalités récentes de socialisation étendue de la consommation de télévision (écosystème, cas, définition provisoire). La description historique des deux dernières années de télévision sociale est confrontée à l'évolution des agrégats télévisuels courants.

La difficulté majeure que rencontre cette approche tient d'abord aux changements technologiques constants que connaît le milieu économique de la télévision socialisée (socialisante ?), changement des équipements et des outils de mesure ; la difficulté tient aussi au flou des notions que mobilise cet univers. Tant de mots / notions sont utilisés de manière magique, sans que l'on puisse les définir de manière opérationelle ("engagé", "social", "audience sociale", "interactivité", etc. ) ; d'ailleurs, prudents et circonspects, les auteurs de cette approche ont souvent pris la peine d'affubler tous ces mots de guillemets pour signaler aux lecteurs qu'ils ne sont pas dupes des incantations familières du milieu qu'ils analysent. Saine rupture de style !

De plus, beaucoup de données évoquées par les acteurs de la télévision sociale sont issues de méthodologies mystérieuses et avantageuses : les auteurs le soulignent (cf. p. 22 : "la bataille des chiffres","Les difficultés de la caractérisation socio-démographique des audiences sociales", "les données d'audience sociale ne sont pas extrapolables à l'ensemble de la population française comme le sont les données d'audience traditionnelle de la télévision"). Sages et utiles précautions quand aux, Etats-Unis, Nielsen s'associe à Twitter pour produire un nouvel agrégat hybride, "Nielsen Twitter TV Rating". La TV sociale demande un surcroît de rigueur dans la mesure : on ne mélange pas sans risque des audiences et des tweets.
Tout ceci, rappelé non sans fermeté par les auteurs, indique à quel point "on" ignore encore l'économie de ce marché, ou, autrement dit, à quel point ce marché organise et "bétonne" son opacité tout en imposant sa rhétorique et son auto-célébration.

Les pages sur les modèles économiques de la télévision "sociale" mettent en évidence, à leur tour, combien il reste difficile d'y voir clair. Pour la télévision, les coûts sont certains, les bénéfices ne le sont pas. Si l'on ne perçoit pas clairement et distinctement ce que la télévision sociale apporte à la télévision, on perçoit bien ce que la télévision apporte aux réseaux sociaux : trafic, légitimité, contenus (l'objet même de la discussion), continuité, etc. Difficile de ne pas craindre que la télévision, aveuglée, réduite malgré elle à un rôle ancillaire, ne contribue à la formation d'une richesse dont elle ne profite guère et qui, bientôt, pourrait se retourner contre elle (cf. Facebook's Great Advertising Expectations as TV's Risk Factors") ; l'exemple de la presse invite à y réfléchir (cf. "menaces ", p. 29).
Ajoutons trois points à discuter au diagnostic prononcé par le rapport.
  • La presse est le premier degré de socialisation de la télévision. Historiquement et statistiquement. On a omis la place et le rôle de la presse de télévision (une quinzaine de magazines, sans oublier les rubriques TV dans des centaines de titres). Cette presse compte des millions de lecteurs réguliers, avec de nombreuses reprises en main ; de plus, elle fournit d'importantes occasions de lire, de choisir, de critiquer les émissions avec ses outils numériques (applis, sites). 
  • Qui est propriétaire des données recueillies par les réseaux sociaux grâce à la télévision ? Qui enrichit ses bases de données riches, nombreuses et précieuses ? Les groupes de télévision ? Certainement pas. Peut-être faut-il intégrer dans les analyses et discussions de la télévision socialisée les pistes de réflexion du "Rapport sur la fiscalité de l'économie numérique" de Pierre Collin et Nicolas Colin (cf. le point 2 qui recommande de "lier la fiscalité à la collecte et à l'exploitation des données"). Peut-être faut-il aussi à ce propos évoquer les conséquences à terme du déséquilibre scientifique et technologique entre les réseaux sociaux américains et les équipes travaillant sur ces sujets dans les groupes de télévision française : l'initiative technologique est concentrée entre les mains de quelques grandes entreprises de réseaux sociaux n'ayant en France que des équipes commerciales.
  • Une ethnographie de la télévision sociale (multiscreentasking, etc.) compléterait avantageusement les descriptions de l'écosystème. On comprendrait et verrait mieux ce que signifient l'engagement, l'interactivité, le partage, etc. Mais une telle ethnographie est-elle possible ?
On ne peut que saluer la volonté d'observation de ce secteur que manifeste le CSA au travers de cette première approche : travail indispensable dont il faut souhaiter qu'il soit poursuivi et approfondi. Il permet d'envisager l'économie de la télévision sous un plus grand angle, de la désenclaver. Lecture indispensable, polémique, bien sûr.
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dimanche 3 mars 2013

Données et typologies : sur un article du New York Times

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Un article du New York Times évoque la densité et la géographie de l'univers concentrationnaire européen construit par les Nazis et leurs alliés : "The Holocaust Just Got More Shocking" par Eric Lichtblau (March 3, 2013). La densité et la géographie de cet univers a manifestement été largement sous-estimée. Selon le journaliste, les chercheurs du Holocaust Memorial Museum, le nombre des "Nazis ghettos and camps" s'élevait en Europe à 42 500. Nombre inattendu et sidérant (staggering) tant on a appris dans les livres et les journaux que les camps se comptaient en dizaines, voire moins.

Les chercheurs ont pris en compte tous les lieux de détention, aidés de 400 contributeurs. Evidemment, on veut regarder sur la carte la situation de cette géographie du meurtre en France.
Bien sûr l'Est de la France compte beaucoup de ces "SS camps" et "subcamps". Mais, venant de lire l'ouvrage de Zysla Belliat-Morgensztern (cf. Les mémoires de son père), on observe que les lieux dont elle parle et qu'a connus son grand-père avant de mourir à Auschwitz, ne figurent pas sur la carte : Pithiviers, Beaune-la Rolande, etc. Et Drancy, d'où s'échappe miraculeusement Armand, non plus.
Cette carte est donc encore incomplète, et, partant, euphémisante ; elle ne donne pas une idée assez fine de la pénétration des dispositifs de mort dans la géographie complice du quotidien français de l'époque. Certes, les historiens distinguent justement ghettos, camps de transit, d'internement, de concentration et d'extermination, suivant plus ou moins la typologie pétainiste et nazie. En fait, cette typologie, en distinguant méticuleusement les étapes de l'organisation de la déportation, dissimule l'essentiel : que toutes conduisent à Auschwitz, Beaune-la Rolande comme le Vel d'Hiv et le gymnase Japy, Pithiviers comme Recebedou, Noe, Gurs, Agde, Rivesaltes, etc.

Alors que l'on parle de data journalism, cet exemple montre la dépendance des faits à l'égard des données et des typologies : "les faits sont faits" (par qui ? n'importe comment parfois), et toutes les données ne sont pas "données"... d'ailleurs, il faut se méfier de celles qui sont données, fournies (pourquoi, par qui ?) comme allant de soi. Quant aux typologies et à leur dénomination, elles sont souvent fallacieuses (typologies spontanées, indigènes) et risquent alors de constituer les premiers pas sur le cheminement vers l'acceptabilité. Pour déjouer ce piège, il faut rompre avec les typologies premières et construire scientifiquement des typologies sans compromis avec la langue courante que répète et propage tout journalisme spontané. Travail épistémologique scrupuleux et sans fin.
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mercredi 27 février 2013

L'orthographe, plaisir des yeux

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Bernard Cerquiglini, La genèse de l'orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2004, 180 p. Bibliogr., Index.

Un post sur un magazine consacré à l'orthographe m'a valu des remarques : l'orthographe, c'en est fini avec le numérique, et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec les médias. Or il semble bien que pour partie l'orthographe est un produit des médias imprimés. Revenons à un livre publié il y a quelques années par un linguiste (philologue) sur l'histoire de l'orthographe française. Replaçant le débat orthographique dans une perspective large et dans la longue durée, il prend en compte l'évolution des technologies de l'écriture, le passage du manuscrit des scribes à l'imprimerie.
Cet ouvrage fort savant, précisément documenté est remarquable de clarté ; de plus, il est écrit avec beaucoup d'humour.

Pour l'auteur, l'orthographe est phénomène visuel car "l'écriture est une technologie de l'information" (p. 36). "L'écriture présente à la vue des formes que l'oeil doit reconnaître ; elle doit être parfaitement lisible"." (p. 34). Logiquement, l'orthographe n'a pas les mêmes exigences visuelles pour le manuscrit et pour le texte typographié. L'intention et l'exigence de lisibilité expliquent en partie l'étymologisation (orthographe qui renvoie au latin). "La graphie est la forme permanente de la langue, offerte à la contemplation... elle porte en elle une esthétique, qui opacifie le lien à la parole". Belle démonstration à propos de l's que l'on ne prononce plus et qui laisse la place progressivement à l'accent circonflexe (l'anglais a gardé cette s héritée du français : île / isle, tempête / tempest, etc.). L'accent circonflexe sera accepté par l'Académie dès 1740. A partir de la Renaissance et de la généralisation de l'imprimerie, l'orthographe relève de la typographie et donc du métier des imprimeurs qui définissent les normes de lisibilité.

La normalisation de l'orthographe actuelle est donc en grande partie issue du travail des imprimeurs, ce qui a fait dire à une spécialiste, Nina Catach, que l'orthographe était une "orthotypographie". Aux imprimeurs, on doit notamment les accents, importés du grec, langue de référence des Humanistes : "la réforme, toujours, sera du côté des machines" affirme Bernard Cerquiglini. Les imprimeurs contribuent à la lisibilité du français, à l'esthétique de l'alphabet et de la page (les lettres s'inscrivent dans un carré selon les diagonales, modèles établis par Dürer et Leonard de Vinci), à la ponctuation. Sans doute serait-il fécond de confronter ces observations avec l'écriture du chinois et à son évolution.
Les imprimeurs créent des "habitudes oculaires", ils contribuent à la linéarisation de notre culture, à la formation de notre "vision du monde", comme l'a montré Panofsky (habitus visuel), à son alphabétisation ("abcedmindedness", diront Joyce puis M. McLuhan). La logique visuelle du corps lecteur l'emporte ainsi sur l'envie toute théorique de calquer l'écrit sur l'oral, le besoin de stabilité pour former les habitudes perceptives (pédagogie, standardisation) l'emporte sur la variabilité de l'oral et la parole : la phonocentrisme est un contre-sens médiatique.
A leur tour, les "machines" du numérique ne manqueront pas d'affecter l'orthographe et la culture visuelle qu'elle inculque.

Références
  • Nina Catach, L'Orthographe française à l'époque de la Renaissance : Auteurs, imprimeurs, ateliers d'imprimerie, Genève, Droz, 1968, 495 p. 
  • Bernard Cerquiglini, L'accent du souvenir, Paris, 1995, Editions de Minuit, Bibliogr., 167 p.
  • Constantin Milsky, Préparation de la réforme de l'écriture en République populaire de Chine - 1949-1954, Editions Mouton & Co, Paris, 1974, 506 p, Bibliogr.
  • Orthographe : de la dictée aux moteurs de recherche

jeudi 21 février 2013

Charlie Chaplin, Walt Disney vus par S. M. Eisenstein

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Serguei Eisenstein, Walt Disney, Circé Poche, 2013, 119 p., 7,5 €
Serguei Eisenstein, Charlie Chaplin, Circé Poche, 2013, 96 p., 6,2 €

Le cinéaste soviétique, théoricien du montage, réalisateur du cuirassé Potemkine (1925), d'Alexandre Newski (1938) et d'Ivan le Terrible (1940) rencontra le cinéma américain sur ses terres, en Californie. Peu connus, ces textes, inédits en français, enrichissent notre connaissance de S. M. Eisenstein et du cinéma soviétique. Ils renvoient au séjour du cinéaste aux Etats-Unis en 1930. Il espérait y porter à l'écran, avec Paramount, le roman de Dreiser, "An American Tragedy". Le projet n'a pas abouti.

Les deux livres illustrent la curiosité et la culture éclectiques d'Eisenstein. On y perçoit aussi à tout moment les contraintes qu'imposait alors la rhétorique soviétique et stalinienne du réalisme socialiste. Et la difficulté pour les créateurs d'innover dans l'univers stalinienne. Exercice risqué que beaucoup ont payé de leur vie : Maïakovski, Mandelstam, Babel...

L'expression de l'admiration de Eisenstein pour les prouesses techniques et l'inventivité cinématographique de Walt Disney est, bien sûr, contrebalancée par un discours obligé de dénonciation des maux du capitalisme. Ce discours parfois ne manque pas de poésie. "Disney, c'est une admirable berceuse - Lullaby - pour les malheureux et les infortunés, les offensés et les dépossédés" ; et d'évoquer l'industrie fordienne, que dénoncera Chaplin dans Les Temps modernes, ou le monde du mineur Stakhanov...). Disney, "opium du peuple... soupir de la créature opprimée, âme d'un monde sans coeur" : paraphrase convenue de Marx. Mais, malgré tout, ajoute Eisenstein, le charme de Disney opère (Marx évoquait le "charme éternel de l'art grec"). Quelle est la méthode Disney ? Elle est faite de révolte contre "le carcan de la logique", elle s'inspire des fables, de la mythologie, du folklore ; elle est faite aussi de la "littéralisation de la métaphore"... Eisenstein décortique méticuleusement les traits caractéristiques de cette méthode pour conclure : "l'oeuvre de Walt Disney est celle qui surpasse toutes les autres que j'ai pu connaître".
Dans ces textes à propos de Disney, grâce aux notes abondantes de ce volume, se révèle le cheminement de la réflexion et du travail d'Eisenstein, puisant dans la littérature internationale, dans le théâtre, l'opéra aussi (Wagner). Rapprochant Disney et Ovide, il lui semble que "certaines des pages d'Ovide ont l'air d'être des transcriptions de courts métrages de Disney"). On est loin du réalisme socialiste.
De Chaplin, Eisenstein aime tout, Le Dictateur, Les Temps modernes, La Ruée vers l'or, etc. Manifestement, il sait son Chaplin par coeur.
Eisenstein cherche à comprendre la vision, la perception du monde par Chaplin, son originalité : "Comment est placé l'oeil - en l'occurence, l'oeil de la pensée; comment regarde cet oeil...". Chaplin, lui semble-t-il, voit et regarde le monde avec des yeux d'enfant : "c'est l'apanage du génie". On pense à Dziga Vertov, à Lev Koulechov. Le texte de Eisenstein est émaillé des inévitables éloges de l'Etat soviétique... L'effet en est presque comique.
Pour Chaplin comme pour Walt Disney, l'admiration d'Eisenstein est absolue ; son texte frôle sans cesse les limites de l'acceptable pour la censure soviétique.

vendredi 8 février 2013

Les mémoires de son père

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Zysla Belliat-Morgensztern, La Photographie. Pithiviers 1941. La mémoire de mon père, Paris, L'Harmattan, 137 p., 2012, 14,5 €

Zysla est une figure du travail publicitaire en France. Clients annonceurs, chercheurs, collègues connaissent sa présence courtoise et cordiale aux avant-postes du marché. Matheuse incorrigible, elle voudrait que toute action publicitaire s'appuie sur une "science rigoureuse".
Armand. Tout le monde connaît Armand. Figure tutélaire du médiaplanning en France, on lui doit le fameux bêta de mémorisation, qui porte son nom. Pédagogue lumineux, décourageant de simplicité, nous sommes nombreux à lui avoir demandé de l'aide pour un problème difficile dont il se saisit alors avec une gourmandise espiègle.

Dans ce livre inattendu en forme de biographie, Zysla évoque l'enfance d'Armand, son père. C'est aussi un essai sur la mémoire, sur l'oubli, sur la perception des événements du monde par les enfants, sur la difficulté de rendre compte, de témoigner.
Le point de départ du livre est une photo, et une photo dans la photo. A partir de là, commence l'histoire de quelques années d'une enfance mutilée par l'absence omniprésente des parents, déportés, assassinés. Biographie, roman, mosaïque de faits, de dates et d'émotions. Une histoire d'enfants, de quignons de pain, de clandestinité, de copains, de peurs, de Justes aussi.
Cette histoire singulière raconte l'Histoire universelle vécue par un enfant. Il y est question de gestes qui n'ont l'air de rien quand la petite bureaucratie tranquille de l'inhumanité s'active, si bien dressée : arrestation, fichage, rafle, déportation, tout cela a tellement l'air acceptable. Acceptabilité normale, redoutablement efficace de normalité. Des gestes s'enchaînent qui, sans en avoir l'air, funestement trompeurs, conduisent des gens, des enfants, du camp de Drancy aux crêmatoires d'Auschwitz, "camp d'extermination" : la police française obéit comme obéissent les soldats allemands de l'armée d'occupation... La désobéissance de quelques uns a sauvé Armand, l'acceptation leur avait paru inacceptable. N'obéissez jamais ! 

Par delà beaucoup de tendresse retenue, le livre de Zysla Belliat-Morgensztern énonce simplement, raconte sans exclamations et se garde bien d'être édifiante ("Qu'aurais-je fait..."). Pas de manichéisme. Justesse et justice, son ouvrage tisse les mots de son père, qu'elle rapporte méticuleusement, et sa propre expérience d'enfant. Ce "récit à deux voix" sonne toujours juste et l'émotion retentit longtemps encore après la lecture.


N.B. Sur l'histoire et la notion de témoignage, le livre d'Annette Wieviorka, L'ère du témoin, Paris, 2013, Fayard Pluriel, 190 p.
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mercredi 6 février 2013

Aux origines de la culture numérique : Neuman, Turing et Leibnitz

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Georges Dyson, Turing's Cathedral. The Origins of the Digital Universe, 2012, Pantheon Books, New York, 432 p. Index, Illustrations

Voici un livre d'historien des sciences et des techniques. Il concerne la période qui va des années 1940 à 1950. Cette époque est marquée aux Etats-Unis par deux programmes scientifiques indissociables, la construction de bombes atomiques et la construction d'ordinateurs puissants.
Le programme nucléaire aboutit à la capitulation du Japon ; il se poursuit durant la Guerre Froide. Les ordinateurs sont indispensables au programme nucléaire, lequel finance le programme informatique développé à l'Institute for Advanced Study (IAS, Princeton).

Plusieurs points peuvent être retenus de cet excellent travail d'historien.
  • Tout d'abord, la liberté de la recherche et de l'innovation permise par le mode de financement. Paradoxalement, le financement par l'Etat américain affranchit le travail des chercheurs des contraintes imposées habituellement par l'industrie et ses actionnaires mais aussi par la bureaucratie universitaire. L'IAS a ainsi constitué durant ces années un refuge favorable à la recherche, à l'abri des réunions et des comités stériles que secrètent les universités et les entreprises. 
  • Tout au long de l'ouvrage, l'auteur souligne l'aveuglement des organisations universitaires en proie au carriérisme, au formalisme et à la bureaucratie, leur difficulté à transcender les disciplines universitaires qui divisent et séparent le travail intellectuel en silos alors qu'il faut tant d'indiscipline et d'interdisciplinarité pour innover (cf. l'opposition entre castes, celle des ingénieurs et celle des mathématiciens, par exemple). Le mélange disciplinaire est stimulant et fécond : libre, n'ayant de contrainte que la nécessité de réussir, John von Neuman a pu réunir à l'IAS des talents provenant de toute l'Europe, de toutes les disciplines : Turing, Gödel, Zworykin, Barricelli, Veblen (Oskar), Fermi, Mandelbrot, Ulam, etc. A Princeton, ces savants bénéficient d'excellentes conditions de travail : priorité absolue est donnée à la recherche (il faut gagner la guerre). On pense à l'abbaye de Thélème ou, non sans appréhension, au Googleplex, à la culture professionnelle de Facebook...
  • Cette période voit émerger ce qui sous-tend désormais l'économie numérique : les ordinateurs, l'intelligence artificielle (Turing préférait dire "mechanical intelligence"), l'algorithmique, les réseaux neuronaux, etc. Chaque chapitre est éclairé de manière rétrospective par notre présent : les allusions et références à Google, au smartphone, par exemple, sont fréquentes. L'auteur entretisse avec plaisir, et talent, les portraits, les anecdotes, les citations et les illustrations. L'interaction des spécialités scientifiques, même et surtout les plus abstraites, comme les mathématiques et la logique, n'est jamais désincarnée. 
  • L'histoire non scientifique pèse lourd dans le développement des sciences, jamais autonomes : l'émigration européenne pour fuir l'hégémonie nazie, la demande militaire, qu'il s'agisse de mettre en place des armements ou de déchiffrer les communications de l'ennemi (Enigma) ont joué un rôle essentiel dans l'émergence du numérique.

N.B. L'index détaillé est efficace, surtout lorsque l'on utilise l'édition numérique du livre (hyperliens).
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mercredi 30 janvier 2013

Le marché des médias traditionnels de l'Allemagne


Basisdaten, Daten zur Mediensituation in Deutschland 2012, Media Perspektiven, Frankfurt, 2012, 88 p.

Ce cahier de données présente une mise à plat du marché des médias en Allemagne et des médias allemands en 2012. Le document se compose exclusivement de tableaux descriptifs classiques des équipements, de la couverture des médias, des programmes diffusés par la télévision, leur performance d'audience. Sans aucun commentaire.
Le document assure une anatomie globale des actionnariats et participations au plan européen. Les organigrammes sont clairs et complets, allant jusqu'au détail des publications, des chaînes, en Allemagne et à l'étranger.
Des données diachroniques permettent de situer les évolutions des audiences, des chiffres d'affaires, des taux de concentration, des parts de marché, etc. La description de la situation des médias inclut le cinéma en salles, la vidéo, le spectacle vivant, les loisirs électroniques (TV, télétexte, radio, etc.) en recourant aux résultats d'enquêtes de budget temps.
Cette synthèse est un outil commode pour une première orientation dans les médias allemands traditionnels.
Toutefois, les médias numériques (tablettes, smartphones, TV connectée, messageries instantanées) semblent chichement traités. Ainsi, pour la presse, on ne distingue pas le papier de la distribution numérique. L'utilisation des moteurs de recherche, le commerce électronique, les réseaux sociaux, jeux en ligne, etc. ne sont traités que dans un seul tableau (p. 83 : "Onlineanwendungen im Zeitvergleich"). Rien sur la place que prennent les médias traditionnels dans l'économie numérique, rien sur la place d'acteurs comme Google ou Facebook. Le lecteur utilisateur ne trouve pas encore dans ce document les données qu'il peut attendre sur l'évolution des médias. Tout se passe comme si le marché des médias ne souhaitait pas - ou n'osait pas - donner un bilan économique global de l'activité numérique.
Enfin, les auteurs devraient envisager, lorsqu'ils citent les sources es statistiques utilisées, d'y ajouter quelques mots sur la méthodologie et sur la valeur des résultats mentionnés (représentativité, marges d'erreur), faute de quoi, comme dit le philosophe, on ne peut rien distinguer : "c'est la nuit où toutes les vaches sont noires".
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mercredi 23 janvier 2013

Petite histoire des bibliothèques

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Lionel Casson, Libraries in the Ancient World, 2002, Yale University Press, 177 p. Index

Alors que nos outils de culture, de documentation et de recherche sont en pleine transformation, l'approche historique rappelle que ce qui est, et que nous commençons à regretter, n'a pas toujours été. L'écran, le clavier, le pavé numérique bousculent l'écriture manuscrite, les livres de papier et les encyclopédies, etc. Les bibliothèques, désormais construites et sauvegardées dans les nuages (cloud), se consultent en ligne, de n'importe où, y compris sur son smartphone.

L'ouvrage de Lionel Casson s'adresse à des non spécialistes. L'auteur parcourt quelques siècles, depuis la bibliothèque d'Aristote puis celles d'Alexandrie et de Pergame jusqu'au début du XIIIème siècle, tandis que l'on passe du rouleau (volumen) au codex, du papyrus au parchemin (le mot signifie "peau de Pergame"), du calame à la plume. Il traite surtout des librairies grecques et romaines.
Chemin faisant on voit se mettre en place l'outillage du travailleur intellectuel : les tablettes (de plusieurs dimensions, recouvertes de cire), le classement par ordre alphabétique (Alexandrie), la fixation des textes classiques, de traductions, la rédaction de glossaires et surtout la classification des contenus par thème (que l'on retrouve encore pour l'essentiel dans les librairies et les bibliothèques aujourd'hui).
Lionel Casson décrit dans leurs grandes lignes le fonctionnement des bibliothèques, leur architecture et leur aménagement, leur gestion (la copie, l'absence de droits d'auteur, le classement, le stockage, la formation d'un personnel spécialisé, l'édition de catalogues, etc.).
Lionel Casson achève son ouvrage avec le développement des bibliothèques dans les monastères chrétiens ; la Règle de Saint Benoît (540) impose aux moines d'apprendre à lire et prévoit des plages de lecture dans leur emploi du temps. Les monastères disposent de leurs propres scriptoria et développent déjà un système d'emprunts inter-bibliothèques.
Cet ouvrage, clair, sobrement illustré, constitue une introduction efficace à l'histoire des bibliothèques et par conséquent des médias ; il donne à voir l'enracinement de nos habitudes de travail, d'écriture et de lecture qui n'ont que quelques siècles ; on peut y nourrir le début d'une réflexion sur le changement qu'y introduit le numérique : comment franchir les limites de notre habitus "alphabétisé", que faut-il en abandonner pour tirer profit du numérique ?
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dimanche 20 janvier 2013

Notions surfaites ou branchées : de quoi parlons-nous ?

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Hans von Trotha, Das Lexikon der überschätzten Dinge, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt, 2012, 220 Seiten

Ce livre n'est qu'une liste de mots ; tous ces mots ont en commun, selon l'auteur, de désigner des notions, des objets, des marques, des pratiques qui sont surestimées, glorifiées, idéalisées (overrated), mises en avant sans raison, dont on exagère l'importance (du verbe "überschätzen"). Ce sont des mots à la mode dans l'Europe germanophone (entre autres). Ils constituent une partie du sol commun de la communication en allemand, des "petites mythologies" (Roland Barthes, 1957).
L'exagération est un travers peu perçu de notre style de communication, de notre conversation, de notre bavardage : volonté de briller avec le vocabulaire, de se faire voir, de revendiquer une appartenance, de convaincre aussi (enseigner, n'est-ce pas toujours exagérer).

Le numérique contribue largement à cette liste hétéroclite de mots (dont beaucoup viennent de l'anglais) : par exemple, les emoticons, les call center et le cloud computing, les algorithmes perçus comme la magie du XXIème siècle, etc. La créativité lexicale du virtuel s'exprime en images : chat room, cyber sex, digital natives, Wikipedia. Elle s'exprime aussi dans la multiplication des abréviations (exemple : LG pour Liebe Grüsse omniprésent dans les courriers) et des mots-valise (Kofferworte) sur le modèle de Dokudrama, Dokusoap, Bollywood, Denglish, etc. Surfaits : les émissions culinaires, les points bonus des statégies de fidélisation, les romans historiques, la communication d'Ikea, le vocabulaire de Facebook ("Gefällt mir", "Mag-ich", etc.). L'auteur ironise sur Powerpoint, qui standardise les raisonnements simplifiés en Bullet Points ; il ironise à propos de l'iPhone aussi, objet fétiche, article de mode, et son prix.

Chacune des contributions, d'une page en environ, est caustique et provoquante toujours, allusive souvent, drôle parfois. Mais l'effet principal - qui peut-être n'est pas recherché par l'auteur - naît de la liste, de la succession alphabétique, qui produit des juxtapositions et des collisions inattendues. Par delà cet effet de liste, il y a un effet global qui, progressivement, fait ressentir le ridicule de nos manières de parler, de nos exagérations satisfaites. Ce texte oblige le lecteur à prêter une attention renouvelée aux mots qu'il entend, à ceux qu'il prononce pour ne pas les laisser parler à sa place (séduction du signifiant), à ne pas se laisser aller aux clichés convenus et à leurs connotations non maîtrisées.
Ces textes sont plus ou moins intraduisibles dans une autre langue : car chaque langue a ses mots enflés de fierté et de puissance dont espère profiter celui qui les prononce (acte perlocutionnaire). Ces mots sont produits dans des contextes sociaux et culturels spécifiques, discours autorisés (électoraux par exemple), marketing et publicité (branding), émissions de télévision grand public, grande distribution, etc. La culture de masse depuis qu'elle numérise ses médias, cherche à donner aux clients l'illusion que chacun d'eux est traité comme une personne à part ("Signalisiert wird dem Kunden das Gefühl, etwas Besonderes zu sein", à propos de Ikea, p. 93).

L'auteur a lu et utilise Victor Klemperer et son LTI ; on pressent l'émergence inquiétante d'un langage totalitaire déjà à l'oeuvre derrière les usages qu'il épingle : exagération qui marche et enrôle. Passé le plaisir d'un humour omniprésent, la lecture nous met mal à l'aise, ridiculisant notre communication et son côté Bouvart et Pécuchet : eux aussi étaient avides de mots à la mode.
Cet ouvrage, qui jamais ne jargonne, illustre l'idée d'une sémiologie au sens où l'entend Saussure : "science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale". Sauf que l'on ne sait pas qui emploie ces mots, quelle est leur fréquence d'emploi, leur contexte d'emploi.


Version chinoise
Véronique Michel, La Chine branchée, Editions Sépia, Paris, 2012, 109 pages, biblio., 12 €

Véronique Michel illustre les évolutions de la société chinoise à partir des expressions nouvelles qu'elles installent dans la communication. Elle a repéré et décortiqué des expressions chinoises courantes, plus ou moins à la mode. Sans aucune prétention d'analyse, l'auteur réussit à épingler des jeux de mots révélateurs du changement social en cours. Les typologies que produisent à foison les études sont révélatrices : les tribus (族) ont des noms drôles : "insectes d'entreprise" (ceux qui restent au bureau faute de vie personnelle), les "zéro Pascal" (pas de stress), les "étudiants d'outre-mer" (tortues de mer), la tribu du pouce (les damnés du texto, 拇指族), etc. Cette créativité lexicale est favorisée par les jeux sur les prononciations du chinois (changements de tons). Le livre ne manque pas d'humour et plaira à ceux qui aiment le chinois.

dimanche 6 janvier 2013

Les bibliothèques d'écrivains : traces de lectures, traces d'écriture

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Bibliothèques d'écrivains, sous la direction de Polo d'Orio et Daniel Ferrer, Paris, CNRS éditions, 2001, 255 pages, 18 €

Comment lisaient les écrivains des siècles passés, avant les livres numériques (e-book) et les liseuses (e-reader) ? Les livres, livres écrits et livres lus de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Flaubert, Schopenhauer, Nietzsche, Woolf, Joyce, Valery et Pinget sont examinés, partiellement, patiemment, pour dégager des pratiques, des stratégies de lecture / écriture. Cet ouvrage collectif peut être étudié aussi avec, pour arrière pensée, une réflexion sur ce que changera la lecture numérique à ces pratiques d'écrivains, pratiques formées par la fréquentation des livres de papier, aux pages numérotées dont le texte imprimé est entouré de marges, des livres où l'auteur glisse aussi des cartes, d'autres pages manuscrites, des lettres et même des fleurs fanées (Valéry).

Les écrivains - comme les étudiants - écrivent dans les marges des livres et des polys ; aujourd'hui, il "stabilotent", en couleur. Certains écrivains prennent des notes dans des cahiers, sur des fiches, rédigent des "cahiers d'extraits" ("copiés-collés", dirait-on aujourd'hui), des répertoires (Montesquieu avec le droit romain). Surtout, ils annotent dans les marges. Cette pratique manuscrite est peut-être menacée : annoter un livre numérique est incommode, inconfortable même ; en revanche, surligner (highlight) reste assez aisé et l'on peut retrouver et relire, d'un seul coup d'oeil ou successivement, toutes ses annotations.
Les livres lus portent trace des stratégies de lecture ; ainsi l'on peut voir que Valéry lisait surtout par fragments, tirant des échantillons de pages dans le livre à lire et ne lisant jamais un livre du début jusqu'à la fin (sauf les livres scientiques).
L'appel des marges ("libido marginalium") est souvent l'un des premiers pas de la composition d'un ouvrage, de l'élaboration d'une réflexion. Dans les marges, s'établit le dialogue privé d'un écrivain avec des écrivains d'autres temps, d'autres lieux. Digestion à la manière de Montaigne qui digère Sénèque et que recopie Winkelmann, ou à la manière de  ; la marge attire aussi les mathématiciens, ainsi de Fermat qui écrivit dans un ouvrage de Diophante qu'il n'avait pas assez de place dans la marge pour rédiger sa démonstration "merveilleuse" du fameux théorème ("Hanc marginis exiguitas non caperet", 1637).
Importante aussi la composition des bibliothèques, celle qu'ils avaient réunie chez eux, celles qu'ils constituaient en voyage, bibliothèques virtuelles aussi des livres empruntés. Livres achetés, offerts, dédicacés, coupés ou non : capital culturel objectivé que les héritiers se partagent et dispersent, ce qui en rend aujourd'hui l'analyse difficile.
Editions rue d'Ulm, 2004, 840 p. index

Les travaux rassemblés dans cet ouvrage donnent à entrevoir une manière riche et rigoureuse d'envisager les modes de production littéraires. Chaque contribution permet de mieux lire les oeuvres des auteurs évoqués. Cela va du travail de documentation encyclopédique de Flaubert qui atteint des proportions gigantesques avec Bouvart et Pecuchet aux méthodes de relectures des marges élaborées par Stendhal (le livre fonctionnant alors comme bloc-notes). Le chapitre sur Nietzsche décrit l'incroyable falsification de l'oeuvre pratiquée par sa soeur afin de s'attirer les bonnes grâces des lecteurs nazis. L'histoire de l'édition des oeuvres de Nietzsche s'achève par un travail de catalogage regroupant les facsimilés des manuscrits et des premières éditions (travail collectif, en accès gratuit sur le Web : "Hypernietzsche"). Le numérique apporte à l'analyse littéraire une manière plus rigoureuse, plus précise, vérifiable de lire un auteur (cf. l'édition récente de Molière).

Recomposer la vie de la production littéraire, la dialectique complexe des lectures et de l'écriture à travers les traces des compilations, les annotations, des ouvrages accumulés. Les enseignants de littérature et de philosophie trouveront dans ce livre de quoi les aider à expliquer et exposer la genèse des oeuvres de manière plus convaincante. Ce travail laisse entrevoir ce que l'édition numérique apportera à la compréhension des oeuvres. Mais dans le livre numérique, pas de fleurs fanées !


N.B. Pour illustrer l'intérêt de connaître la bibliothèque d'un écrivain pour en comprendre l'oeuvre, signalons le remarquable travail accompli pour Paul Celan, "lecteur de philosophie", travail plurilingue (surtout allemand et français, mais aussi grec et russe) ; ces lectures rassemblées et classées éclairent les lecteurs actuels du poète.
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vendredi 28 décembre 2012

La géographie, ça sert à faire du marketing

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Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (1976). Nouvelle édition augmentée, Préface inédite, Paris, La Découverte, 2012, 245 p. 20 €

La réédition de ce livre tombe à pic alors que la cartographie est mobilisée par des conflits géopolitiques (cf. Chine / Japon, Chine / Vietnam). En même temps, les applis de cartographie jouent un rôle de premier plan sur le marché des smartphones tandis que le ciblage géographique s'avère une dimension de plus en plus essentielle du marketing numérique.
"La carte dit l'essentiel", disait Fernand Braudel. L'essentiel, c'est la stratégie, qu'il s'agisse de politique ou de marketing, la guerre n'étant que leur "continuation avec d'autres moyens", pour paraphraser von Clausewitz (Vom Kriege). L'essentiel, c'est aussi de rendre la stratégie lisible dans la carte, de la faire parler (visual storytelling).
Le marketing numérique stimule le développement de la géographie et de ses applications. La mobilité (commerce, tourisme, géolocalisation, etc.) impose les plans, les cartes et le savoir géographique. Bientôt, les cartes conduiront des voitures automatiques qui liront des cartes : Google "driverless cars", Google Street View et Google Maps, même combat. Déjà des constructeurs intègrent Google Send-To-Car dans l'équipement de communication numérique de leurs véhicules (cf. par exemple, Kia Motors).

La géographie rationalise la gestion des populations (carte scolaire, urbanisme commercial, POS, zones de chalandise, cadastre, plan des réseaux de transports, etc.). Elle participe à l'organisation de la vie quotidienne, donnant toute son importance à la maxime de Yves Lacoste : "Il faut que les gens sachent le pourquoi des recherches dont ils sont l'objet" : déontologie rarement appliquée.
Le livre, autrefois fameux et provocateur de Yves Lacoste, a vielli, bien sûr ; certains débats entre géographes paraissent aujourd'hui obscurs. Pourtant, le chapitre sur les échelles, sur les données géographiques et "la différentiation des niveaux d'analyse" et donc de conceptualisation et de visualisation, reste central. Dans quelles conditions, la notion de diatope, qui articule différents ordres de grandeurs, est-elle toujours explicative. Pourrait-on s'en servir pour fonder une géopolitique des médias ?
Ce livre de géographe est aussi un livre d'histoire de la géographie. On y entrevoit le rôle des grands ancêtres, Hérodote (qui donne son nom à la revue de géographie fondée par Yves Lacoste), Vidal de Lablache, Elisée Reclus, etc. La critique de l'enseignement de la géographie en France est impitoyable et toujours actuelle :  comment a-t-on pu rendre tellement ennuyeuse une science si vivante ?

La géographie totalise, synthétise des savoirs et des données éparpillés (big data ?), élaborant des techniques propices à la domination et au contrôle (cartographie, sémiologie graphique, visualisation, etc.) mais aussi à la résistance à la domination (ainsi Google a publié une carte de la Corée du Nord où figurent les camps de concentration). Cette spacialisation, comme celle des organigrammes, institue et légitime une rationalisation apparente des décisions, des stratégies ("raison graphique", dit Jack Goody).
La géographie et ses cartes sont désormais des moyens d'information courants, banalisés par le Web (cf. le slogan de Google Earth : "Get the world’s geographic information at your fingertips") ; elles donnent lieu à nombre de numéros thématiques de la presse : atlas économiques (Nouvel Observateur), géopolitiques (religions, énergies, etc.), atlas des minorités, des religions, des migrations (Le Monde), atlas géostratégiques (Diplomatie magazine, ARTE), atlas de la Méditerranée (L'Histoire), de la Coupe du monde de rugby (Midi Olympique), des plus beaux fleuves, des déserts, de l'écotourisme (Ulysse Télérama), des entreprises (Enjeux Les Echos), atlas ferroviaire (Le Train), atlas du terrorisme (Courrier international), atlas Napoléon (Napoléon 1er), cartes marines (Voiles), cartes de l'état de l'Europe (Capital), etc. La carte est outil d'information : par exemple, 环球时报), revue chinoise officielle, publie une carte du risque chimique (cfTeaLeafNation).
Depuis juillet 2010, un magazine trimestriel est consacré à l'information sous forme cartographique : CARTO, Le monde en cartes, 10,95 €.
Pas d'histoire, pas d'information sans cartes, pas d'action politique sans cartes. Et, surtout, pas de média sans cartes.
Et, bien sûr, pas de marketing sans géographie.

Notes
Submarine Cable Map
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers de l'histoire, Paris, 1992, Albin Michel, 537 p., Bibliogr. Index
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dimanche 16 décembre 2012

Langage totalitaire

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Laurence Aubry, Béatrice Turpin, et al., "Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire", Paris, 2012, CNRS Editions, 349 p. Bibliogr., Pas d'index.

Cet ouvrage collectif, issu d'un colloque, rassemble des travaux de linguistique, de psychologie et de sciences de la communication. Il invite à re-considéer le problème du langage totalitaire après les travaux de Jean-Pierre Faye (Paris, Hermann, 1972), de Hannah Arendt sur l'Etat Totalitaire et les observations (LTI Notizbuch eines Philologuen) de Victor Klemperer (1947) sur les usages langagiers le l'Allemagne nazie.

L'ambition de l'ouvrage est de dégager les invariants des langages totalitaires, afin d'en construire le concept. La recherche de la généalogie d'une "panoplie mentale" des langages totalitaires (Jean-Luc Evrard) conduit au coeur de l'histoire intellectuelle européenne et notamment allemande : le romantisme, une sémantique de l'élan et de l'action (Sturm), par exemple. L'analyse de la rhétorique nazie fait émerger des traits des langages totalitaires, qui sont toujours "langue du vainqueur" : la fréquence des performatifs et des euphémismes, les amalgames, les métaphores, la valorisation de l'endoxon ἔνδοξον (système d'opinions déjà acceptées). On repère aussi, la critique de la vie privée... Ces traits sont-ils propres au nazisme ou caractérisent-ils en général toute fabrication, nécessairement technicienne, du consentement indispensable à la domination (N. Chomsky) ?
De cette collection d'essais, dont la majorité porte sur les usages langagiers du nazisme, et dans une moindre mesure sur ceux du facisme mussolinien ainsi que sur quelques cas étrangers, il ne ressort pas une définition. Une définition est-elle même concevable ? Plus que le langage totalitaire, ces travaux comptent surtout sur l'analyse de la langue de régimes politiques criminels pour produire une définition féconde. Et s'il y avait des usages paisibles des langages totalitaires, préparant l'acceptabilité ? Peut-on qualifier de totalitaires la rhétorique des médias contemporains qui promeuvent mondialement une idéologie d'acceptation et de divertissement ?

LTI Notizbuch eines Philologen,  385 p.
La propagation d'un langage totalitaire nous semble inséparable des médias qui en permettent l'industrialisation, l'efficacité à grande échelle, produisant une sorte d'effet de réseau. Klemperer rappelle leur rôle dans la banalisation, la répétition, la légitimation de la langue des nazis. Peut-on comprendre le nazisme sans le mass-média qu'est devenue la radio (grâce au récepteur bon marché : der Volksempfänger, 1933), les uniformes, les grands rassemblements, les chants, le cinéma ? Béatrice Turpin, dans sa contribution sur la "sémiotique du langage totalitaire" (p. 65) cite Victor Klemperer : "Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique" (p.65). Cette dimension est peu approfondie. Couverture et répétition font la puissance des médias : il y a du GRP dans la communication totalitaire ("Ganz Deutschland hört den Führer mit dem Volksempfänger", cf. infra). "La LTI investit tous les supports", note encore Béatrice Turpin : en quoi est-ce différent d'une campagne publicitaire 360° pour un soda, une restauration rapide ou une élection présidentielle ? Publicité totalitaire ?

La langue comme outil de propagande s'insinue dans les raisonnements, les repésentations contribuant au travail d'imposition, d'inculcation. Corruption insensible : empoisonnement ("la langue est plus que le sang" ("Sprache is mehr als Blut", affirme d'emblée V. Klemperer, citant Franz Rosenzweig). Le langage totalitaire "désinvestit le sujet de sa propre pensée" : "le mot qui pense à ta place"... L'auteur conclut d'ailleurs que "ce que V. Klemperer énonce ici pour le totalitarisme est valable pour tout contexte idéologique" (p. 74). La contribution de Joëlle Rhétoré est consacrée à l'évolution pro-nazie d'un hebdomadaire grand public français, L'Illustration (1843-1944). Dans ce travail linguistique, analysant le "lavage de cerveau"par le langage totalitaire, l'auteur souligne combien l'approche lexicale est insuffisante pour comprendre le travail de la langue qui vise la transformation des sujets en automates proférant des "chaînes d'assertions" (p. 193) ; pour être inconditionnelle, l'obéissance doit se faire répétition. "L'automatisation du vivant" caractérise le langage totalitaire, souligne Emmanuelle Danblon (p. 291).
Comment ne pas voir le travail d'automatisation de l'expression auquel nous livre et nous habitue le Web (like, follow, etc.) ? Hannah Arendt, couvrant le procès d'Eichmann à Jérusalem, stigmatise la langue stéréotypée de ce parfait administrateur d'une industrie criminelle. La langue qu'il parle (ou qui le parle) est propice à la déresponsabiliation, langue tissée de lieux communs et de clichés, langue d'administration, langue du "silence totalitaire", comme dit Philppe Breton (p. 112). Langue coupable qui déculpabilise.

"Toute l'Allemagne écoute le Führer
avec le récepteur radio du peuple"
A lire ces contributions, il semble que l'on ne puisse définir un langage totalitaire indépendamment de l'organisation totalitaire (dont celle des médias) et de formes pathologiques d'Etat (P. Bourdieu) qui le nourrissent et dans laquelle il s'épanouit ; la non-concurrence des discours instaurée violemment (p. 87) lui assure un monopole qui force et justifie en retour l'efficacité du régime totalitaire.
Limites de l'analyse lexicale pour la compréhension, risques que fait courir, à force de répétition, l'automatisation de l'expression, menaces contre la vie privée... Et s'il y avait du totalitaire dans certains cheminements, en apparence inoffensifs, de la communication numérisée.
Cet ouvrage incite à penser notre présent avec plus de circonspection et de prudence, par-delà le romantisme numérique que célèbrent l'air du temps et de grandes entreprises qui en profitent. A quelles conditions sommes-nous protégés de tout langage totalitaire, langage qui force à accepter ? L'éducation fait-elle son travail anti-totalitaire ?

Notes
  • Sur le langage totalitaire et la corruption de la langue, dès le romantisme, il y a beaucoup à apprendre de Paul Celan. Pour Jean Bollack, si "la mort est un maître venu d'Allemagne - maître, ce n'est pas la Wehrmacht, ce sont les chants et l'esthétique, les crépuscules orchestrés" (Jean Bollack, L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan, Paris, 2003, PUF, p. 145). "La mort est un maître venu d'Allemagne" ("der Tod ist ein Meister aus Deutschland") est un vers du poème de Paul Celan, Todesfuge (1944).
  • Der Volksempfänger est le "poste radio du peuple". Pour l'histoire de cet appareil, voir le montage "Hört, hört !" du SpiegelOnline. L'écoute des discours du Führer était obligatoire : dans les écoles, les usines, dans la rue, tout s'arrêtait pendant leur retransmission. La publicité ci-dessus est reprise du livre de Erwin Reiss, Fersehn unterm Faschismus, Berlin, Elefanten Press, 1979.
  • "Forme pathologique d'Etat", notion empruntée à P. Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, janvier 1991, Seuil, 2012). L'auteur parle d'une "coercition invisible" qui peut évoquer l'inculcation d'un langage totalitaire : "le fait que notre pensée puisse être habitée par l'Etat", etc.

dimanche 2 décembre 2012

Ni biens ni services : data

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Michael Mandel, "Beyond Goods and Services: The (Unmeasured) Rise of the Data-Driven Economy",  October 2012, progressive policy institute, 13 p.

Les données collectées sur le Web (entre autres) n'ont pas fini de bouleverser l'économie.
L'article de Michael Mandel critique la traditionnelle dichotomie de l'économie classique qui distingue les biens et les services et les inventorie jusqu'au mondre détail. Il faut, dit-il, y ajouter les data à cette inventaire classique. Les data sont sous-évaluées par l'analyse économique, elles échappent à la statistique courante. Il faut, pour ces data, créer une catégorie statistique nouvelle, à part entière, capable d'intégrer leur circulation, importation, exportation, leur accumulation, leur transformation, etc. Actuellement, les data sont généralement intégrées dans la catégorie "services".

N.B. La démonstration, parfois rapide dans les exemplifications, porte essentiellement sur l'économie et la comptabilité américaines. L'article n'évoque pas seulement les données "média" mais aussi des données bio-technologiques, financières, médicales, climatiques, etc.

Prendre en compte les data permettrait d'abord, selon Michael Mandel, d'apprécier plus complètement et plus justement la contribution des entreprises du numérique au développement économique d'un pays ; dans le même mouvement, elle permettrait de préciser la menace que des entreprises internationales font peser sur les économies nationales dont les données sont pillées (pour revenir à l'expression canonique de Pierre Jalée). Cette nouvelle catégorie permettrait la mise en place d'une gestion stratégique, politique des données.
Les données sont la matière première de l'économie au stade du numérique. Données collectées grâce aux médias, en échange de services offerts "gratuitement" en apparence (courrier, bureautique, agrégation en tout genre, navigation sur le Web, échanges sur les réseaux sociaux, applis, etc.). Cette économie est semblable dans son principe à celle de l'économie publicitaire développée depuis le milieu du XIXe siècle : le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur accordent de l'attention à des messages publicitaires en échange de divertissement, d'information, etc. Economie de l'attention (we pay attention, dit l'anglais) qui est aussi une économie de l'engagement (l'engagement, notion confuse, n'est qu'une dimension de l'attention).

Ce qui est nouveau avec le numérique, c'est la masse des données (big data) prélevées et accumulées, et le traitement qui en est effectué, véritable travail de transformation (Verarbeitung) des données en outils commerciaux, en valeur. Ce que l'internaute "donne", confie, souvent sans le savoir, ponction indolore, comme on dit des impôts indirects, ce qui est extrait lors d'une navigation, d'une recherche, d'un échange de courriers, d'une localisation, d'une socialisation (partage, recommandation, appréciation, etc.) lui échappe et poursuit sa vie dans l'économie numérique (cookies, tags, ciblage, etc.). Plus-value, sur-travail médiatique qui s'accumule, s'échange, circule, se dévalue et se périme, etc.

C'est à cette lumière sans doute qu'il faut comprendre les oppositions qui se font jour en de nombreux pays à l'égard de grands entreprises mondiales accusées de ne pas payer d'impôt, de ne pas payer les contenus empruntés aux médias - aujourd'hui la presse, demain la télévision. Une telle réflexion peut aboutir à une remise en chantier des notions politiques de "secteur stratégique" et de domaine régalien : faut-il y intégrer les data ?
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