samedi 31 mars 2012

Changements insensibles, effets irréversibles du numérique

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François Jullien, Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers 3, Grasset, 2012
François Jullien, Les transformations silencieuses, Chantiers 1, Grasset, 2009, 200 p.

Sinologue, François Jullien philosophe à partir de la pensée chinoise. Que nous apportent ses récents travaux qui puisse nous aider à penser les effets à long terme des médias ? Le concept de "transformation silencieuse" peut être "proposé" à une science des médias, comme il l'a proposé à la psychanalyse. A cette transformation silencieuse, insensible, la prévision d'ordinaire préfère ce qui se calcule, se mesure et s'extrapole. Au bout du compte, l’avenir sort tout armé d’un florilège d’agrégats : emploi, capitalisations, audiences, équipements... Mais à n’avoir de prospective média que du mesurable, de l'évident, on en oublie les changements invisibles, ceux qu’installent en nous les médias sans mot dire, tranquillement, à l’écart de toute statistique.

Tout peut se dire des équipements, à la décimale près, du temps passé à s'en servir, à la minute près. De l'évolution des prix du contact publicitaire (GRP) et des cours du NASDAQ, des revenus par média et même de l'engagement supposé des consommateurs. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici : sous les coups des médias, des changements s'accomplissent insensiblement, que nous ne pouvons percevoir. Rien ne se voit et, soudain, nous semble-t-il, un jour, les changements sont là, affectant ce qu'il y a de plus intime, de plus profond pour les consommateurs, les téléspectateurs, les internautes, les lecteurs.

Pour expliquer ces "transformations silencieuses", pour nous les faire imaginer, François Jullien évoque la géologie, les rivières creusant leur lit, les montagnes s'érodant. Il évoque le vieillissement qui saute aux yeux un matin devant le miroir, la fin d'un amour que l'on croyait éternel, les saisons... On pense à Antiochus se plaignant des "Yeux distraits / Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais" (Racine, Bérénice).
"Bien creusé vieille taupe", répèteront les philosophes (Hegel, Marx, etc.), pour saluer l'événement, l'inattendu qui surgit. Nous ne voyons rien venir, jamais, ni les changements sociaux, ni les cheveux blancs, ni les révolutions. Et nous scrutons les statistiques, quand même, scrupuleusement, vainement : on ne perçoit un nouveau paradigme que lorsqu'il est advenu. Et l'on prévoit savamment le passé. Les notations de François Jullien peuvent être rapprochées de celles de Thomas S. Kuhn sur "l'invisibilité des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions, chap. XI).

Quelle sorte d'hommes sont en train de devenir les internautes à plein temps, à force de smartphones, de clicks et de Googling incessant ? Comment percevront-ils le monde, d’écrans tactiles en mobiliers interactifs ? Les voici dans les villes hérissées de caméra, dans les hypermarchés équipés de capteurs à tout propos, mobiles à la main, écouteurs à l’oreille, un plan dictant la voie à suivre, la liste des courses, le meilleur prix ? Comment mémorisent-ils, photographiant et épinglant à tout bout de champ, une réalité souvent diminuée ? Copier, coller, couper, pincer, partager… Et ces bouts de phrases, de tweets en textos, et ces mots errants sur les claviers virtuels : l'inconscient de l'homme moderne se structure comme un moteur de recherche. Et ces inconnus qu’ils suivent, qui les suivent et qu’ils ne rencontrent guère : voici les amis, les emmerdes, les amours affichés au mur de réseaux sociaux. Multitudes, foules dont on extrait quelle sagesse, vies ciblées et reciblées de toutes parts.

Evoluant sous les coups répétés de tous ces médias, les habitus numériques, ensembles structurés - et structurants - d’habitudes acquises, transforment les manières de voir et d’agir, de penser et d'imaginer, de rencontrer, de partir, et, qui sait ? d'aimer...
De tout cela, de ce lointain, nous ne savons pas nous soucier, nous suivons la mode, divertis et modernes. Tout cela n’a pas dix ans. Encore dix ans, vingt ans et vous ne serez plus les mêmes. Ces médias que vous incorporez et pratiquez continûment, goulûment, que vous surveillez du coin de l'oeil, que vous savez sur le bout du doigt, à qui vous obéissez déjà au doigt et à l’œil, instillent à chaque instant de votre vie des changements silencieux et définitifs, que nous ne savons deviner. François Jullien ne parle pas des médias mais tout ce qu'il écrit, invite à en penser les effets silencieux. Effets définitifs, irréversibles, lents, souterrains, irrésistibles. Et ce n'est pas le plus bruyant qui importe : "les pensées qui mènent le monde avancent à pas de colombe" nous prévient Nietzsche. Attention aux leurres : ce que nous croyons tellement important est sans doute ce qui empêche de voir l'important. Bien creusé, Internet.
Lisez François Jullien.
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mardi 20 mars 2012

Social TV, expérience télévisuelle nouvelle ?

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Mike Proulx, Stacey Shepatin, Social TV, John Wiley & Sons, 2012, index (cet "index" n'est pas clicquable dans la version numérique du libre !).

L'ouvrage repose sur un inventaire complet des relations qui peuvent être mises en place, du point de vue du marketing, entre la télévision, considérée comme média central, et des médias périphériques, plus ou moins mobiles, l'ordinateur, le smartphone et les tablettes (qui apportent la portabilité à la télévision). Socialisation de la consommation télévisuelle, évolution du guide de télévision, le double écran et la multi-activité (multiscreentasking), la mesure, anticipation de la télévision connectée et de ses applis sont les principaux thèmes de la nouvelle consommation télévisuelle.
Chaque chapitre s'achève par quelques pages de liens donnant accès aux sites évoqués dans le texte.
La conclusion débouche sur deux questions cruciales :
  • Est-ce que la télévision socialisée dynamise ou use l'expérience télévisuelle ? 
  • Quelle place peut prendre la publicité dans la nouvelle expérience télévisuelle ?
Cet inventaire des expériences de télévision socialisée est à jour pour les Etats-Unis jusqu'à 2011 (le chapitre ultime est lisible et téléchargeable en ligne) mais, comme dans la plupart des essais américains, il ignore le "reste du monde", ne traitant ni l'Asie ni l'Europe, entre autres. Ethnocentrisme courant, tacite, qui ne va pas sans conséquence, évidemment. La TV dont on parle est implicitement la télévision américaine, ses networks et son public. Les lecteurs devront donc garder à l'esprit ce biais originel et essayer d'imaginer comment les analyses et les conclusions du livre peuvent s'adapter, ou non, à d'autres marchés média, à d'autres langues et traditions culturelles.

Dans la perspective d'une télévision socialisée par les smartphones, les tablettes et les ordinateurs, les émissions et le téléviseur interviennent comme stimuli d'activités de communication. Provoquant des réactions en temps réel, immédiates. Plus ou moins spontanées, peu calculées charriant des clichés et des impensés, donc révélatrices de la culture télévisuelle. A la manière de François Jullien (cf. Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Grasset, 2012), on remarquera que, dans la "social TV", on "parle" plus que l'on ne "dit", ce qui rompt avec les discours de journalistes, toujours calculés et définitifs. Du coup, l'analyse des contenus langagiers produits à l'occasion de ces conversations peut être très riche (mais incommode). Elle peut aussi être occasion d'évaluer l'audience et son "engagement".

Enfin, la socialisation de l'expérience télévisuelle est présentée de facto comme inévitable. Le "désir d'interactivité" (S. Medioni) ne va pas pourtant pas de soi. Assistons-nous à un renouvellement du discours d'accompagnement, au profit des fabricants de terminaux mais aussi de la publicité ?
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vendredi 2 mars 2012

ZMOT : comportements d'achat à l'ère numérique


Jim Lecinski, ZMOT. Winning the Zero Moment Of Truth, 2011, Google, 73 p., eBook gratuit

Ouvrage commode sur les transformations récentes du comportement du consommateur. Apologie des outils du marketing en ligne et, bien sûr, des outils proposés par Google.
Où, à quel moment se prennent les décisions finales d'achat ? Dans le magasin, devant le linéaire ? On a parlé à ce propos du dernier mètre, des cinq dernières minutes avant l'achat... Déjà, il y avait le dernier média avant l'achat : ce furent successivement, la radio dans la voiture sur la route de l'hypermarché, l'affichage dans le parking de l'hypermarché, le chariot, le digital signage, les stop-rayons, les bandeau de prix...de plus en plus près.

Procter & Gamble mettait l'accent sur le premier moment de vérité (First Moment Of Truth ou F-MOT), après le contact déclencheur avec la publicité (dit stimulus) : le contact avec le produit visible en linéaire (rayon). Après, vient l'expérience du produit, son utilisation au domicile. Cette expérience du produit, second MOT, concerne également la décision d'achat puisque là se jouent la confirmation, la fidélisation et déjà le bouche à oreille.

A ce schéma en trois points, Google propose d'ajouter un quatrième moment, intermédiaire, intercalé entre le stimulus et le F-MOT, avant le linéaire : ce moment est celui de la recherche effectuée sur le Web à l'aide d'un ordinateur, d'un smartphone ou d'une tablette. Ce moment se situe avant, voire en même temps que le linéaire, après le contact publicitaire (contact qui peut avoir lieu en ligne). Le consommateur "vise" alors le produit en ligne (to zero in), c'est le Zero-Moment Of Truth.
Pour vérifier cette hypothèse de bon sens, Google a confié en 2011 à Shopper Sciences la réalisation d'une analyse des comportements de 5 003 consommateurs, interrogés en ligne sur l'achat de 12 catégories de produits (cf. la méthodologie dans l'Appendix).

L'essentiel de cet essai détaille les résultats primordiaux de cette enquête. Il en ressort, par exemple, qu'un consommateur consulte en moyenne 11 sources d'information pour prendre sa décision d'achat : 18 lorsqu'il s'agit d'automobile, 7 pour la grande consommation (FMCG). L'étape en ligne accroît considérablement le bouche à oreille grâce aux réseaux sociaux.
Le livre évoque rapidement les outils marketing que Google met à la disposition du vendeur : liens sponsorisés, +1, Keyword Tool, Google Trends, Insights for search, etc. Exposé clair et convaincant.

L'auteur voit dans cette nouvelle étape du marketing une réforme de l'entendement du consommateur ("a new mental model"). Simplifiant à outrance, il livre, chemin faisant, quelques maximes de la philosophie pratique du marketing en ligne, selon Google : "Data beats opinion", "Speed beats perfection". Tout ce marketing efficace mais sans visage mérite examen quant à ses conséquences sur la vie sociale, dont l'activité marchande, l'échange, constituent une dimension qui échappe en partie aux données quantifiées, où la lenteur est un plaisir, l'hésitation un bonheur, la boutique une rencontre. Comment concilier ces dimensions du marché ?
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lundi 20 février 2012

eReader : une liseuse chez un éditeur

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Paul Fournel, La Liseuse, Paris, P.O.L., 217 p., 16 €
La Liseuse avec un Kindle

Ceci est un roman. L'intrigue : arrivée d'une liseuse (e-reader) chez un éditeur raisonnablement conservateur surnommé Gaston. Agréable à lire (mais peut-être est-ce une critique négative ?). Le narrateur raconte l'entrée de la liseuse dans sa vie de lecteur. Arrive également un petit groupe de stagiaires invités à contester le ronron de la maison d'édition et à introduire un peu de numérique dans sa culture 19e siècle. Incubation, iPhone et hamburgers.

Chemin faisant, on accompagne le narrateur au restaurant (tendance Brouilly), chez le boucher et au bistro dans la douceur de son village. Souvent drôle et mélancolique : "Si ça se trouve, dans deux ans il n'y a plus une librairie en France... les éditeurs font la queue pour se faire embaucher chez Google ou chez Amazon. Ils supplient" (p. 93). On rit jaune parfois. Beaucoup d'humour, tendre souvent, et de réalisme nostalgique ("Apostrophe", les librairies, les petits restaurants).

De temps en temps en temps, tonne un rappel au bon sens. Tenez, sur le marketing (ici, celui des livres, mais on pourrait avec profit adapter cet énoncé à d'autres objets) : "Vous savez combien coûte une étude de marché Meussieu Meunier ? Ne cherchez pas. Trois fois le prix d'un livre. Alors on a pris la fâcheuse habitude de faire des livres pour voir comment marchent les livres" (p. 36).
A lire, au moins pour le plaisir.
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samedi 18 février 2012

De Patrick Modiano à Emile Zola, Timeline et Open Graph

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Peut-on lire, relire, Rue des Boutiques Obscures de Patrick Modiano (1978) comme si l'on y démêlait les trames d'un réseau social ? Peut-on formaliser les liens, les noeuds entre les personnages, désembrouiller leurs vies, les "eaux mêlées" ?
Le roman apparaît comme celui d'un espace hodologique tissé de rues, de chambres, de carrefours, de cafés et de bars dans lequel se déplace un narrateur infatigable. Facebook aujourd'hui l'organiserait en Open Graph.
L'enquête semble aussi une quête de soi, une lutte contre l'oubli. Le lecteur est comme dans un jeu vidéo avec ses soluces et des informateurs tels des "amis", personnages non-joueurs (non-playing character, NPC), pions de ce vaste échiquier qui distillent des pistes, donnent des indices. Les annuaires aussi, ces génies tutélaires du narrateur, trônant sur leurs étagères, distribuent des informations tout comme les services de renseignements et les administrations dont les fiches peuvent devenir criminelles. Toute la mémoire du Web dans quelques années.

"Itinéraires qui se croisent, parmi ceux que suivent des milliers et des milliers de gens à travers Paris, comme mille et mille petites boules d'un gigantesque billiard électrique, qui se cognent parfois l'une à l'autre", écrit Patrick Modiano. On dirait la vie d'un réseau social, sa combinatoire observée de l'extérieur, avec l'impression de circuler dans des ruines et d'y chercher des traces.
Les romans de Patrick Modiano se lisent comme des timelines parcourues à rebours par un narrateur détective. Dora Bruder, par exemple : Patrick Modiano y rapproche le chemin suivi par son héroïne en fuite de celui emprunté, dans Paris, par Jean Valjean et Cosette, traqués par Javert (Les Misérables). Homologie de structures, concordance des temps.

La littérature en dit plus long, décidément, et mieux, parfois, que certains savants travaux. Le romancier est sans le savoir énonciateur d'algorithmes sociaux (cf. L'homme des foules). Ainsi, Emile Zola déclare-t-il, dans la Préface de La Fortune des Rougons, vouloir trouver et suivre "le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme" (1871). "Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble".

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dimanche 5 février 2012

Civilisation du journal. Par le journal ?

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La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, sous la direction de Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant. Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011. 1762 p. Bibliogr., Index, 39 €

Enorme ouvrage collectif qui réunit une soixantaine de collaborateurs, historiens spécialisés, universitaires. Il traite de toutes les dimensions de la presse : technologie, économie, droit, écriture (journalisme, littérature, mise en page)... La période couverte va de 1800 à 1910. Cette période doit son unité, à mon avis, au fait que, pendant tout ce siècle, la presse est sans concurrent média, sans concurrent sur le marché publicitaire. Avec la radio (années 1920), fini le monopole : le statut économique et social de la presse change. 

Vers le milieu du XIXe siècle, des événements convergent pour une périodisation essentielle : 1836, la publicité permet à Emile de Girardin de diviser le prix du quotidien par deux, fondant un nouveau modèle économique mixte des médias ; 1832, fondation de l'Agence Havas, développement du télégraphe électrique, de la presse mécanique de Marinoni (voir les textes de Gilles Feyel). 
L’analyse par Marc Martin de la place et de l’évolution de la publicité durant cette période est séduisante mais bien trop brève (7 p.). Financement, innovation technologique, graphique, la publicité commerciale mérite de plus longs développements. Notons toutefois la contribution de Benoît Lenoble sur les produits dérivés et l'autopromotion : almanach, calendriers, estampes, gravures, affiches, tracts, cartes postales mais aussi les enseignes des points de vente, les murs peints. Tout avait-il déjà été inventé ? 

Impossible désormais de travailler sur les dimensions historiques de la presse sans passer par cet ouvrage. Superbe résultat éditorial et historique. Outil de travail sur ordonnance (je prescris notamment Gilles Feyel et Marie-Ève Thérenty à mes étudiants) mais ouvrage que l'on peut lire aussi pour le plaisir de certains textes : portraits de personnages divers en journalistes (Ponson du Terrail, Rochefort, Vallès, Séverine, Zola, Mallarmé, Baudelaire, Maupassant, Gaston Leroux, Péguy, etc.), essais "sociologiques" : "Vivre au rythme du journal" (Marie-Eve Thérenty), "Ordonner l'information" (Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty) sans compter l'approche par les centres d'intérêt (vulgarisation scientifique, théâtre, religion, féminins, voyage, enfants, famille, sport, etc.) ou par les genres journalistiques.

Une telle encyclopédie de la presse écrite demande aussi une ergonomie numérique. Même si l'ouvrage est doté d'un riche outillage de notes, d'illustrations, d'index des noms et des titres, une présentation au format numérique lui rendrait encore mieux justice. Habitué au Web, aux tablettes, on attend un moteur de recherche, des hyperliens entre concepts, références,un dictionnaire, etc. Ensemble, papier et numérique, quel magnifique manuel cela ferait, avec des mises à jour, des commentaires, etc. Mais c'est déjà un formidable ouvrage.
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lundi 23 janvier 2012

Espace public et communication populaires au XVIIIe siècle

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Arlette Farge, Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe siècle, 1992, Paris, Seuil, 314 p.

Ouvrage d'historienne, publié il y a une vingtaine d'années, portant sur la communication au XVIIIe siècle. Travail important pour les spécialistes des médias. Parce que l'analyse d'Arlette Farge donne à voir toutes les formes de communication de cette époque, leurs interactions et leur contribution à l'information de la population, à celle du pouvoir royal et à ce qu'il est convenu d'appeler opinion publique. Mais aussi parce que cet ouvrage traite de la communication au sein de populations pauvres, méprisées, voire ignorées par la France bourgeoise et plus encore par la France de l'aristocratie et de la Cour. L'auteur parcourt des territoires de communication laissés de côté par Habermas qui s'en tient essentiellement à l'espace public bourgeois et noble des Lumières. En cela, Arlette Farge rééquilibre l'histoire de la communication. Analyse fine de l'opinion publique : mobile, nomade, fluide, hyper-locale. L'auteur rappelle que ce public pauvre n'est pas si crédule qu'aiment à l'imaginer les politiques et autres maîtres à penser. Un espace public populaire se constitue, constamment espionné, réprimé, méprisé, revendiquant le droit de dire la chose publique. Ce livre constitue une réflexion stimulante sur la communication politique ; sa modernité est inattendue : "Le savoir sur la chose publique commence par le savoir sur autrui, celui que la cité et sa configuration obligent chacun à détenir" (p. 289).

L'histoire, quand elle est aussi clairement analysée et exposée, désenclave notre compréhension générale de la communication souvent confisquée par les médias industriels et commerciaux des XIX et XXe siècles (radio, presse, télévision, affichage grand format). On oublie trop aisément que ces "grand médias"ne représentent qu'une part restreinte de la communication, la plus commode à étudier aussi parce qu'elle produit beaucoup d'information chiffrée, économique notamment. Les médias sont récents (deux siècles), la communication, non. Il faut attendre les réseaux sociaux et leur exploitation commerciale pour que soient mises en chantier des analyses quantitatives des conversations et de la circulation des opinions. Inversement, ce travail permet d'enclencher une observation sans condescendance de la culture people et de sa contribution à la formation de l'opinion politique : moeurs des puissants, "affaires", statut de la vie privée des personnages publics, rôle de 'l'intelligence satirique".

Arlette Farge traite des différentes formes d'information qui alimentent et "forment" l'opinion publique populaire. C'est cet aspect de l'ouvrage que nous retenons.
  • Les "gazetins de police", rapports rédigés par des sortes d'indics et condés, surnommés des "mouches" (cf. mouchard). 
  • Les "nouvelles à la main", feuilles volantes manuscrites auxquelles on peut s'abonner (trois numéros par semaine) ; faisant l'objet d'autorisations, elles sont épluchées méticuleusement par la police. Les informations qu'elles charrient proviennent de l'étranger, des domestiques, du recueil des bruits qui courent (on parle de "nouvelles à la bouche"). 
  • Les affiches et placards collés sur les murs. Culture orale, malgré tout : on y écrit comme l'on parle. Le nouvelliste recherche les scoops, valorise les délais de diffusion : aux "liseurs de gazettes", selon le mot de Louis-Sébastien Mercier, de se débrouiller comme ils peuvent avec ce mélange de vérité et de vraisemblable, d'anecdotes, de faits divers et de satires.
  • Les Nouvelles ecclésiastiques (1728), auto-éditées, militantes, organe du parti janséniste , elles font connaître l'oppression dont les prêtres soupçonnés de jansénisme sont victimes et vulgarisent le débat théologique.
Communication populaire d'avant 1789, bien sûr : on ne peut s'empêcher toutefois de penser aux samizdats de la Russie soviétique, aux réseaux sociaux, aux conversations sur Facebook, à Twitter soucieux de brièveté, où s'expriment un humour souvent leste, irrespectueux de pouvoirs qui se verraient bien les contrôler, les récupérer ... En un peu plus de deux siècles, les supports techniques de la communication ont changé davantage que ses contenus. Surestime-t-on le rôle des technologies de communication ?
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mercredi 18 janvier 2012

Pionniers de la publicité et des médias en France

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Marc Martin, Les pionniers de la publicité. Aventures et aventuriers de la publicité en France. 1836-1939, Nouveau Monde éditions, Paris, 2012, 368 p. 22 €

L'histoire de la publicité abordée par ses inventeurs et ses grands hommes : ouvrage pour partie biographique. Treize chapitres conduisant les lecteurs d'
Emile de Girardin, le père fondateur, à Marcel Bleustein que beaucoup de professionnels en place aujourd'hui ont connu. Treize petits romans, et ce sont des romans d'aventures, comme le précise le sous-titre. Cette histoire se lit donc agréablement, elle invite aussi à aller y voir de plus près, le cas échéant (les notes de bas de page donnent des pistes de lecture complémentaire). A mettre au programme de ceux qui étudient la publicité et les médias afin qu'ils sachent le plus tôt possible que la publicité a évolué, qu'elle a une histoire et qu'elle ne cessera pas d'évoluer. Afin qu'ils sachent aussi que l'articulation entre publicité et médias est ancienne et fondatrice.

L'ouvrage décrit la naissance et l'organisation d'un marché des annonces, la publicité étant mise sur le même plan, pour le développement de l'économie, que les chemins de fer : "à la porté de toutes les classes et de toutes les transactions"(on croit lire un manifeste pour la publicité sur le Web : nous sommes en 1845 !). Des chapitres sont consacrés aux grandes entreprises recourant à la publicité (annonceurs) : les grands magasins (VPC, catalogues, force de vente), l'automobile (Citroën, Michelin).
Deux chapitres sur l'affichage, un sur la radio et les hebdomadaires qui font connaître ses programmes.
Deux chapitres sur le développement de l'organisation professionnelle et la structuration des métiers de la publicité, sur le rôle évangélisateur de la revue Vendre. On voit aussi le modèle américain supplanter le modèle anglais.
Le dernier chapitre est consacré à Marcel Bleustein-Blanchet, le premier de nos "Mad Men". Sa biographie professionnelle couronne cette histoire : développement des marques, des slogans, de la radio commerciale, et des taxes qui la brident pour protéger le marché de la presse. 1937 : déjà la presse allait mal et demandait des aides à l'Etat. Marcel Bleustein-Blanchet, qui inventa Publicis en 1926 (publi6), diversifie et innove : régie publicitaire des salles de cinéma (Jean Mineur qui deviendra Mediavision), production de messages publicitaires, régie presse ensuite. Avec Vichy et l'Occupation, alors que beaucoup de médias collaborent, Marcel Bleustein, lui, passe à Londres et s'engage dans l'aviation alliée.

Cette histoire peut être lue comme celle de la préparation à la télévision qui va systématiser et couronner, très tard en France, tous les métiers inventés par la presse et la radio pour le marché publicitaire (la publicité télévisée n'arrive en France qu'à la fin des années 1960, très progressivement alors qu'elle décolle aux Etats-Unis des la fin des années 1940). Cette histoire de la publicité est aussi l'histoire d'un paradoxe : omniprésente, la publicité est souvent décriée, mal aimée, dénigrée, y compris par les médias et les journalistes, qui en vivent, pourtant. Et très mal connue.
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Linéarité de notre culture

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Tim Ingold, Lines, a brief history, second edition, 2007, Routledge, London, bibliogr., Index, 28 $ (eBook) ; l'ouvrage vient d'être traduit en français par Sophie Renaut, Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles, 256 p., 2011, 22 €

La ligne n'est pas un objet d'étude anthropologique courant. Pourtant, à lire cet ouvrage, on ferait bien d'y regarder de plus près. Des lignes, il y en a partout, sur les routes, sur nos cahiers d'écoliers ("allez à la ligne, tirez un trait"), dans les champs labourés (agri-culture) et nos potagers tirés au cordeau, nous en suivons partout, qu'il s'agisse de partitions de musique, de défilés, de navigation sur mer, dans la neige, d'itinéraires de métro ou de bus. Se déplacer, raconter des histoires, chanter, écrire (à la main), lire, tant d'activités relèvent des lignes. N'oublions pas quand même aussi que "aligner" c'est punir : aligner pour contrôler, dominer, surveiller (cf. la logique de colonisation. in Pierre Bourdieu, Images d'Algérie, Actes Sud, 2003), dépersonnaliser (ne voir qu'une tête)...

 Anthropologue, Tim Ingold poursuit la ligne dans de nombreuses cultures pour dégager son rôle, son arbitraire, la repérer dans les cartes, dans l’écriture et la calligraphie, dans la musique, dans les arbres généalogiques et dans ceux qui exposent l’évolution des espèces (la ligne comme outil d'exposition). Il analyse la place du tissage, du fil et de la broderie, des filets (network), la distinction entre écrire et dessiner, la relation aux gestes, aux mouvements (donc à la danse).
L'une des articulations majeures de l'analyse de Tim Ingold est l'opposition entre les ligne que l'on trace, que l'on invente en marchant, en parlant, en improvisant, en naviguant, en dessinant et celles que l'on suit, en écrivant, en brodant, lignes faites de points (pointillés) qui, ramenée à une suite de moments, n'est plus une ligne (la ligne du métro, l'itinéraire touristique, par exemple) ? Depuis Saussure, on perçoit combien la linéarité du signifiant phonique, la musique des discours est déterminante. Tim Ingold rappelle que la phrase est un découpage grammatical artificiel de cette ligne sonore. Il traque une opposition semblable dans l'évolution de la musique vocale.

Le travail de Tim Ingold se situe dans la tradition anthropologique de l'étude de la "raison graphique" ; Jack Goody déjà attirait l'attention sur la "domestication" de "l'esprit sauvage" par l'écriture, qui se fait en ligne, qui classe et ordonne. Tim Ingold analyse, à partir d'un ensemble très varié de cas, comment nous sommes liés à des lignes, comment notre esprit est composé de lignes, notre pensée enfantée par des lignes. De l'armée qui ne cesse d'aligner des colonnes et des rangs, à la géométrie, dès Euclide, avec ses points, ses droites, ses plans. De l'urbanisme des rues, des façades aux paysages avec les lignes électriques, du câble, du téléphone où se rassemblent les oiseaux (cf. infra).

Penser en ligne, voir et concevoir en ligne : peut-on faire autrement ? La créativité est-elle au prix de cette rupture ? Le Web, culture en ligne, accusée de délinéariser, systématise et inculque pourtant des modes de pensée et de perception linéaires : de l'usage constant des cartes et des plans, par exemple, jusqu'à la "Timeline" de Facebook. Bientôt, les gestes, pour piloter des jeux, un téléviseur (hand gesture recognition) traceront des lignes en l'air... Gestique du téléspectateur dirigeant ses appareils.

Tant de lignes donnent le vertige d'autant que l'auteur laisse ses lecteurs en plan avec toutes ces lignes et leurs points. Mais il nous a fait toucher du doigt l'étrangeté du quotidien, son exotisme (selon la belle expression de Georges Condominas) et l'un des arbitraires essentiels de notre culture, que nous ne percevons guère. La résistance à la délinéarisation des médias (TV, presse, radio) suffit à montrer à quel point la linéarité passe pour un phénomène naturel dans notre culture média.
Oiseaux en ligne. New York, pont de Brooklyn, janvier 2012 (photo CmM)

dimanche 1 janvier 2012

La rumeur en Grèce ancienne

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Francis Larran, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée en Grèce ancienne, Presse Universitaire du Mirail, 2011, 210 p., Bibliogr., Index. 21 €

Travail d'historien et d'helléniste, thèse soutenue en 2008. L'intérêt de ce travail pour des spécialistes des médias et de la publicité est de mettre en perspective les développements actuels des notions de rumeur, de renommée (influence, réputation), de on-dit sous l'effet de la demande des réseaux sociaux, Facebook et Twitter principalement.
Ces notions et les pratiques sociales qu'elles évoquent sont anciennes. Francis Larran dresse un inventaire des bruits publics qui semble exhaustif, inventaire méticuleusement référencé. Ses sources sont essentiellement littéraires (poésie épique, théâtre, histoire).

Certains chapitres sont très actuels : par exemple, le chapitre 2 de la première partie consacré aux "modalités de diffusion des bruits publics" évoque la vitesse de propagation des rumeurs, problème loin d'être maîtrisé.
L'analyse du vocabulaire est au coeur des recherches actuelles sur le Web et sur les réseaux sociaux (cf. Suivre le cours des actions publicitaires). Francis Larran étudie le vocabulaire (exemple : les verbes), le champ lexical et l'énoncé de la rumeur, de ses métaphores aussi. "Mots ailés", les rumeurs, souvent identifiées aux oiseaux,"volent"; les rumeurs qui n'ont pas d'ailes sont  dites "stériles". Voir aussi, dans le Chapitre 2 de la quatrième partie, la comparaison du vocabulaire d'Hérodote avec celui d'Aristote, de Thucidide chez qui Francis Farran distingue un disciple d'Hippocrate, partisan de l'observation, laïcisant l'histoire, comme Aristote (les dieux ne jouent plus aucun rôle dans l'explication). L'analyse lexicale se poursuit avec Xenophon et Polybe.

Où se racontent, comment se colportent les rumeurs ? Sur la place publique (agora), au marché, dans les échoppes et les boutiques (forge, barbier, banquier), les banquets, les gynécées, etc. Mais aussi des lieux prestigieux (l'ecclesia, le tribunal), près des sanctuaires...
L'auteur souligne combien la fréquentation de ces lieux et donc la diffusion des bruits est réglée selon la hiérarchie sociale. Mais il existe des bruits qui transcendent les barrières sociales, ceux qui concernent la sécurité de la communauté et qui vont contribuer à la solidarité de cette communauté et faciliter l'acceptation (conflits, menaces, etc.). Où l'on retrouve le débat autour d'Habermas et l'espace public en Grèce.

Ces notions de réputation, de viralité (viral reach) et de rumeur pourraient se construire un statut de concept avec les analyses autant quali que quanti conduites sur les réseaux sociaux. Cet ouvrage inspirera des travaux et des comparaisons fécondes avec les situations contemporaines. Comment se propagent les bruits dans les mondes sans média (plus encore que le XVIIe siècle) ? Que trahissent les mots de la rumeur, quelles croyances ? Comment les médias traitent-ils la rumeur (ce qui distinguerait sans doute les médias) ?
Les étude médias gagneraient à exploiter de tels travaux : ils les désenclaveraient des textes et pseudo recherches commis à fins d'auto-célébration (PR)... et pour alimenter des rumeurs commerciales favorables.
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lundi 26 décembre 2011

Espace public et publicité au Moyen-Age. Débats

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Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt et al., L'espace public au Moyen-Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 1991, 370 p., 28 €

Rappel à propos de L'espace public. Il s'agit du titre d'un ouvrage de Jürgen Habermas qui jouera un rôle important dans l'élaboration d'une théorie des médias, ouvrage traitant de l'histoire de la communication et de la sphère du public (publicité / öffentlichkeit) au travers de l'exploration "d'une catégorie de la société bourgeoise" (itre en allemand) :
  • Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchung zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, suhrkampf taschenbuch, 1962, (Mit einem Vorwort zu Neuauflage 1990), 391 p.
  • L'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1992, traduction de Marc B. de Launay, 324 p.
"L'espace public", "die Öffentlichkeit" selon l'expression allemande, difficile à rendre en français. L'expression désigne en allemand le fait d'être public (öffentlich = adjectif, public ; die Öffentlichkeit = substantif formé sur "public"). Le fait de rendre public, la publicité, la "sphère publique" ?  Comme souvent les mots nous égarent ou nous éclairent. L'allemand comme le français disposent de plusieurs termes pour désigner la "publicité" : réclame - annonce / Werbung renvoyant à la publicité commerciale, celle qui fait vendre (laquelle en français a une connotation péjorative !) ; publicité / Veröffentlichung - Publizität désignant le fait d'être ou de devenir public. Pierre Bourdieu dira que "l'espace public" est un "concept détestable qui nous vient d'Allemagne", tout en l'utilisant...

Jürgen Habermas voit dans la publicité perçue comme sphère publique la capacité conquise par un public de critiquer, contester et contrebalancer les pouvoirs en place au nom de la raison. Rompant avec la féodalité, cette capacité se développe d'abord en Angleterre puis en Europe occidentale au XVIIIe siècle (elle fonde Les Lumières, l'Aufklärung). Elle se développe à partir des discussions dans les coffee-houses, les loges maçonniques, les clubs, les salons littéraires, pour atteindre le politico-économique (rôle des journaux londoniens, des affiches).
La publicité, "catégorie de la société bourgeoise" selon le sous-titre de Jürgen Habermas, établit la légitimité et la rationalité croissante des décisions politiques. L'auteur estime que cette forme de publicité perd de son importance dans la société industrielle, la publicité devenant l'instrument de développement des marques commerciales. Jürgen Habermas décrit cette situation où les médias de masse sont dévoyés comme "reféodalisation", retour en arrière. Dommage que ne soit pas examiné le rôle de la publicité commerciale dans la démocratisation de l'idée de bien-être, et sa définition.

L'ouvrage collectif d'histoire que coordonnent et dirigent Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt reprend la notion d'espace public (publicité) élaborée par Habermas et en dégage la signification pour des époques antérieures au XVIIIe siècle, le Moyen-Âge, prinicpalement.
D'autres exemples sont mobilisés, ainsi celui de la cité grecque : Vincent Azoulay met en évidence "des lieux informels du politique" (marché, échoppes des barbiers, foulons, cordonniers, par exemple) ; il souligne aussi le rôle des pratiques (culte, chasse, guerre, etc.) sous-estimé par Jürgen Habermas qui s'en tient presque exclusivement au discours.
A propos de Venise, Claire Judde de Larivière évoque des lieux de l'espace public que seraient les gondoles publiques, les ponts (Rialto), tous lieux de passage et de discussion, de "cris et chuchotements".
Bénédicte Sère examine le problème sous l'angle de la disputatio, discussion universitaire : s'il y a "usage public du raisonnement", il n'y a pas toutefois d'objectif d'émancipation.
Au total, 18 exemples sont approfondis, comme autant de cas, apportant unité et variété à ce travail, tant au plan géographique que politique, concernant les lieux, la ville et la Cour ainsi que diverses modalités de l'échange (délibération, controverse, conflit).Variété indispensable à l'établissement critique du concept et à sa vérification empirique.

Au terme de l'ouvrage, la notion d'espace public / publicité s'est enrichie de cette remarquable variation que valorisent, pour le bonheur de la lecture, les différences de raisonnements, d'écritures, de références. La thèse d'Habermas sort de ces multiples confrontations éclairée, aiguillonnée, décapée. L'histoire a bien fourni les "ressources d'intelligibilité" que promettaient Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt en introduction, ressources que nous pouvons avec profit importer dans la science des médias et de la publicité. Ouvrage brillant, stimulant, exigeant, dont la rigueur et la méticulosité n'ennuient jamais. Pour des spécialistes de la publicité, praticiens, chercheurs, étudiants, cet ouvrage est capital.
  • Il remet en chantier les notions de média, de publicité et de communication, invitant à leur extension, à leur unification : on en est encore à de telles bizarreries taxonomiques lorsqu'il s'agit de classer les médias ! La notion d'espace public est plus pertinente, plus systématique que celle de média. Sans doute travaillons-nous avec des définitions restreintes et arbitraires des médias, de la communication et de la publicité (définitions intéressées, imposées par les "grands médias") ; cf. par exemple, l'opposition média / hors média (below / above the line).
  • Allant dans cette direction, nous serons mieux préparés pour comprendre les transformations induites récemment dans la communication par les réseaux sociaux mais aussi par les médias numériques hors du foyer (DOOH), par les supports mobiles qui définissent de nouveaux espaces publics, peut-être en voie d'être mondialisés. La prise en compte de la conversation, de la rumeur, de la viralité, de l'influence, de la réputation, du mimétisme traduisent ce besoin d'extension, de rationalisation du champ de l'étude des médias et de la publicité. Sans compter l'omniprésence, dans la pratique du commerce publicitaire, de la place de marché. Pour une science des médias, de la communication et de la publicité, qu'est-ce que l'espace public aujourd'hui ? N'est-il qu'abrutissement et reféodalisation, comme semblait le penser Jürgen Habermas ? Comment le différencier du lieu public (voir la contribution de Patrick Boucheron, "Espace public et lieux publics : approche en histoire urbaine") ?
  • Ce qui est rendu public par la publicité est principalement le débat commercial (réglementations de la concurrence, associations de défense des consommateurs, comparaisons des produits, etc.). Les médias y interviennent mais aussi les points de vente, physiques ou en ligne, et les réseaux sociaux. Rôle de "publicateur" (latin publicare : mettre à la disposition du public), vieux mot qui était moins ambigu que publicité (c'est encore le titre d'un hebdomadaire régional, lancé en 1850).

jeudi 22 décembre 2011

Galois, l'image de marque d'un génie mathématique

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Caroline Ehrhardt, Evariste Galois. La fabrication d'une icône mathématique, Editions EHSS, 2011, 302 p, Bibiogr., Index, Glossaire mathématique.

Comment se construit l'image d'un génie, image d'une marque remarquable ? Comment se constitue une mémoire, une postérité, une réputation ? Quelles sont les forces qui y contribuent, y ont-intérêt ?
Voici un exemple inattendu : celui d'Evariste Galois, mathématicien, connu et étudié aujourd'hui pour sa contribution à la théorie des groupes qui porte son nom. Le livre est issu d'une thèse pour le doctorat soutenue à l'EHSS sous le titre : Evariste Galois et la théorie des groupes. Fortune et réélaborations (2007).

Travail d'histoire des sciences, d'épistémologie. L'auteur dissèque, analyse, décape sans jamais se laisser détourner des faits,  résistant aux pressions de la légende, distinguant scrupuleusement ce que l'on sait, qui est vérifiable, de ce que l'on suppose, imagine, croit. Du coup, prenant l'icône à rebrousse-poil, elle désenchante (c'est bien là le métier d'une science du social, désenchanter le monde, "Entzauberung der Welt", selon Max Weber). La thèse dégage une double postérité de Galois, fonctionnant selon deux temporalités spécifiques : une postérité politique et une postérité mathématique.  Les interactions de l'engagement républicain de Galois et de ses travaux mathématiques vont produire l'image actuelle et le personnage de Galois en France.

Dans la fabrication de l'image de génie romantique de Galois, les médias de l'époque puis des siècles suivants, journaux et revues spécialisées, jouent un rôle majeur ainsi que les manuels et livres de mathématiques, pour le champ spécifique, spécialisé, des mathématiques (image savante). Les célébrations et commémorations (centenaire, poses de plaques, discours divers, éditions, colloques, etc.) marquent des étapes de la vulgarisation de l'image, des tournants dans sa diffusion, dans la constitution du personnage, d'une sorte de célébrité, people du champ intellectuel.
Caroline Ehrhard montre aussi les manières toutes nationales de recevoir le travail de Galois, différentes en Grance-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis où l'on associe davantage le nom de Galois à ceux de Cauchy et de Lagrange (on s'en tient essentiellement à la postérité mathématique). En France, grâce à sa double postérité, Galois est devenu une icône nationale, une production et un enjeu du système scolaire français.

Editions Pole, 6,8 €. Bibliogr.
Comment s'effectue la sortie de la réputation de Galois hors de l'atmosphère strictement mathématique pour atteindre le public non spécialisé ? Elle s'effectue par paliers : d'abord, au début du XXe siècle, le grand public intellectuel l'intègre à ses sympathies politiques, socialistes et dreyfusardes (Les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, publient un texte de Paul Dupuis sur Galois), les philosophes professionnels l'intègrent à leur réflexion sur l'histoire des sciences (Couturat, Brunschwig, Tannery, etc.).
Une légende se construit à laquelle contribuent à leur tour des intellectuels non mathématiciens comme Alain ou Ségalen, légende dont s'empare un public élargi public, image tissée de romantisme républicain (le héros meurt d'amour, en quelque sorte, en duel, et pour la République) et de génie mathématique. Jeune beau, amoureux, génial, engagé, généreux, victime, malheureux en amour et en mathématiques, "mathématicien maudit". Tous les ingrédients sont réunis. Nul besoin désormais de mathématiques pour "aimer" et célébrer Galois (on peut d'ailleurs "aimer" Galois sur Facebook, qui compte de nombreux groupes Galois ;-), de divers types). Il y a aussi des films dont un court métrage d'Alexandre Astruc, 1967).

Le beau travail, méticuleux, précis, technique de Caroline Ehrhardt constitue un modèle de rupture avec ce que construisent les médias : il fait voir l'intérêt de l'épistémologie comme analyse du mode de production scientifique, d'une part, et comme analyse de la vulgarisation, d'autre part. Hygiène intellectuel dont les travaux sur les médias devraient s'inspirer. Involontairement, car ce n'est pas son objectif primordial, ce travail montre, décompose l'influence et les effets des médias.

2011 fut l'année du bi-centenaire de la naissance de Galois. Le numéro que Tangente Sup lui consacre illustre à merveille les propos de Caroline Ehrhardt. A côté des explications et illustrations mathématiques (niveau de Terminale S), on peut lire dans ce magazine un article intitulé "Galois, le Mozart des mathématiques" (Victor Segalen avait déjà rapproché de Rimbaud de Galois ; cf. Parallèle entre Galois et Rimbaud, 1906). "Fascination", dit la 4 de couverture qui reproduit le timbre poste que la République Française a émis en 1984, dans la série des "Personnages célèbres" pour célébrer Galois.

N.B.

On peut écouter sur France Culture une émission avec Caroline Ehrhard ("Continent sciences", avec Stéphane Deligeorge ; commencer à 5mn30).

La référence de Max Weber : conférence de 1919, intitulée "Wissenschaft als Beruf", ("la science comme vocation"), publiée en français dans un ouvrage intitulé Le savant et le politique.
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vendredi 16 décembre 2011

Vivre autrement ? Quelle place pour le numérique ?


25. August 2011.  "Les temps modernes exigent trop de nous. Pour l'argent et la carrière, nous vendons notre âme"
"Nous avons tout faux", proclame Tom Hodgkinson, à la une de l'hebdomadaire Die Zeit, il y a quelques semaines (mot à mot : "nous vivons dans le faux sytème") : "Nous pourrions organiser notre vie et notre travail autrement". Faire la une de cet hebdo de langue allemande n'est pas donné à beaucoup d'auteurs. Pourquoi Hodgkinson ? Pourquoi est-il traduit en allemand et pas en français (à ma connaissance) ?
Encart promotionnel dans The Idler pour le site de l'éditeur 

Ce provocateur tranquille est l'auteur de nombreux livres exaltant la vie à la campagne, le refus du salariat, de la publicité, du commerce de masse, de l'école parking, des médias... Dénonciation paisible d'une société de consommateurs asservis, de la compétition, du rendement, du marketing, de tout ce qui enchaîne... Eloge de l'oisiveté : The Idler emprunte son titre aux 103 essais de Samuel Johnson (1709-1784), l'auteur du premier dictionnaire de l'anglais, et qui a inspiré Hodgkinson.

Echos de Summerhill (A.S. Neill), des Choses (G. Pérec), de Walden (H.D Thoreau), de "la classe loisir" (T. Veblen), du Droit à la paresse (P. Lafargue), du situationnisme (R. Vaneigem, G. Debord)... Eloge de la nature et du retour au village. On pense surtout en lisant Hodgkinson à l'adage grec, "Prenez soin de vous", que commente longuement Michel Foucault dans ses cours au Collège de France (epimeleia heautou) auquel la tradition occidentale a préféré le "Connais-toi toi-même" (gnothi seauton). Il y a peut-être aussi dans tout cela du John Lennon : "Imagine all the people living for today"...

Quelle place occupent les technologies numériques dans cette vision du monde ?
Tom Hodgkinson n'aime pas les ordinateurs ("the tyranny of computers"), il déteste les écrans ("screen worlds") de télévision, les jeux vidéo et encore plus Facebook (cf. infra) et Twitter (cf. illustration).  Mais il admet que le Web peut présenter des aspects positifs même si la publicité le défigure (jamais notre détracteur de la publicité ne propose un modèle économique alternatif). L'auteur tient d'ailleurs un blog / magazine, The Idler qui fait également l'objet de publication en livres.
Hodgkinson admet pourtant qu'il lui arrive de commander des livres, de consulter des horaires en ligne, d'écrire des courriers sur son ordinateur... et, sans craindre la contradiction, il publie certains de ses ouvrages pour le Kindle (Amazon).

Dommage que l'auteur se laisse aller à ses élucubrations convenues sur les écrans, l'informatique, la télévision même si, une fois achevées les grandes dénonciations, enfin réaliste et lucide, il recommande aux parents : "N'interdisez pas. Minimisez" ("Don't ban. Minimize"). Attitude pragmatique, en effet, que l'on peut étendre à la plupart de ses critiques de la société contemporaine.

Le Web et son outillage méritent pourtant un approfondissement critique : peut-il y avoir une technologie de la libération ? A quoi riment les oppositions telles que lire / twitter (cf. supra, "Read, don't twitter) ou les affirmations ridicules telles que "everything a computer can do can be done with more pleasure by the old ways" (The Idle Parent) ?

Iconoclastes, les écrits de Tom Hodgkinson poussent parfois ses raisonnements jusqu'à l'absurde et la mauvaise foi, c'est le genre qui le veut. Malgré tout, ils sont stimulants, agréables à lire et, surtout, ils apportent un peu d'air frais et de salutaire contestation dans l'univers clos et égocentrique des médias et de la publicité. Un peu d'insatisfaction et de générosité ne saurait nuire pour contrebalancer les illusions iréniques et intéressées que propagent des gagnants du Web.




Quelques ouvrages de Tom Hodgkinson :
  • We want everyone. Facebook and the New American Right, Bracketpress (je ne l'ai pas trouvé, donc pas lu...)
  •  The Idle Parent, London, Penguin Books, 2009 (kindle edition)
  • The Freedom Manifesto, London, Harper Perennial, 340 p.
et un article de la même veine : "sickness in our industry", in Fast Company (August 2012).

mercredi 14 décembre 2011

Saint-Simon, un monde de courtisans, sans média

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Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur Saint-Simon, Paris, 2011, Editions Gallimard, 226 p. 19 €.

Essai sur Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc et pair de France (1675-1755), contemporain de Louis XIV ; essai qui est un roman. Plaisir du mot juste et du bon mot, que partage l'auteur avec son héros. Le lecteur se délecte.
Ce Saint-Simon est un personnage bien loin de nous. Mais Jean-Michel Delacomptée sait le rendre proche et sympathique sans dissimuler sa bizarrerie. Courtisan indépendant, il a le culte de la fidélité. Vertus indissociables : pas de fidélité dans la dépendance... L'auteur suit Saint-Simon dans ses choix de vie dont l'étrange volonté, tardive, d'écrire ses immenses "Mémoires" (8 volumes en Pléiade, Gallimard).

Le monde de Saint-Simon, décor de cet essai, nous surprend par son étrange proximité : le style de vie de l'aristocratie, ses valeurs déclarées et celles qu'elle pratique, la "société de cour" (Norbert Elias s'en servira beaucoup pour sa "sociologie de la royauté et de l'aristocratie de cour"...). En lisant ce film habilement monté de la vie de Saint-Simon, on se rend compte, tout à coup, que Jean-Michel Delacomptée évoque un monde sans média, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Pas de presse encore, ou si peu, La Gazette de Francehebdomadaire, qui couvre, pour la Cour, la vie à la Cour et la diplomatie ; Le Journal des sçavans, mensuel, sur les sciences en Europe. Des livres, de toutes sortes, de tous formats. Des bibliothèques. Et la messe catholique, hebdomadaire, pour la plus grande partie de la population (Michel Delacomptée a écrit un ouvrage sur Bossuet).

L'essentiel de la communication rapide passe par la correspondance, lettres et billets (surveillés par les pouvoirs) et surtout par les conversations, à la Cour, dans les demeures prestigieuses. Des bruits courent, des rumeurs, des ragots. Ouï-dire. Pour être informé, il faut informer, et fréquenter les lieux où "ça parle", être là, se déplacer à Versailles, propager à son tour les nouvelles, se faire voir et faire voir son rang. Saint-Simon est "homme de lien", dit l'auteur, nous dirions aujourd'hui qu'il est homme de réseaux, qu'il a beaucoup d'"amis".

Il est bien sûr tentant, et risqué, à l'occasion de la lecture du livre de Jean-Michel Delacomptée, de confronter cette vision simplifiée de l'époque de Saint-Simon à l'évolution récente de la nôtre. Nous voyons advenir une société où la conversation et de la correspondance numériques prennent une importance formidable : Facebook et Twitter, Gmail et Snapchat, les messageries et les "mails". Avec ces modes de communication, ne nous pourrions pas, nous aussi, vivre sans média, comme au siècle de Louis XIV ?
Les médias de masse qui, à nos yeux, ont encore statut d'évidence, sont les produits, historiques et datés, de deux siècles industriels, les XIXe et XXe : ils sont apparus, ils peuvent disparaître.
Après tout, imaginons un monde où la communication et l'information passeraient essentiellement par des réseaux sociaux, un monde où tout le monde utiliserait les réseaux sociaux... Imaginons, à titre d'expérience de pensée ("Gedankenexperiment")...

Pourquoi Saint-Simon ? Jean-Michel Delacomptée s'en explique indirectement dans "J'aime mieux lire" (N°77) sur le site de Télérama. D'abord, l'importance de la langue classique, celle de l'Ancien Régime, "langue de la justesse". Michel Delacomptée, "militant de la langue", invite à réfléchir au statut de la langue française, à ses enjeux politiques. La langue lui apparaît la partie la plus négligée de notre patrimoine. Comment construire l'Europe, intégrer des immigrés sans une politique plus ferme de la langue ? Défense et illustration d'un patriotisme linguistique. La communication, les médias, c'est d'abord la langue, puis les langues : ce que défend Michel Delacomptée est au coeur de l'économie des médias.

Référence

Norbert Elias, Die Höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königstum und der höfischen Aristokratie, 1983, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 549 p. Index, bibliogr.
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mardi 6 décembre 2011

En un clin d'oeil : le montage infini

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Walter Murch, In the Blink of an Eye. A Perspective on Film Editing, 2d Edition, Los Angeles, Silman-James-Press, 148 p., 1995-2001, 13,95 $.  Foreword by Francis Coppola.

Ce petit livre regoupe une quinzaine de conférences et articles de l’un des meilleurs spécialistes du montage (editing), suivis d’une longue postface consacrée au montage numérique. A Walter Murch, on doit le montage de “Apocalypse Now” (direction Coppola, 1979), de “The English Patient” (direction Minghella, 1966), “The Godfather III” (direction Coppola), il a aussi remixé “American Grafitti” (direction Georges Lucas, 1973). Expert indiscuté.
En plus d’une vision enchantée de la magie du montage, ces textes constituent, par petites touches, un manuel d’histoire économique du cinéma. Walter Murch fait bien percevoir la logique économique du passage au tout numérique, et d’abord la complexité de la période de transition qui s’achève actuellement (cf. Adieu 35). 
Beaucoup de notations sur l'esthétique du cinéma et la division du travail ("mass intimacy"). Les relations réalisateur / montage sont exposées avec finesse (“it is necessary to create a barrier, a cellular wall between shouting and editing”).
Plus profondément, Murch souligne l’homologie entre ce que recherche le monteur et la créativité inattendue (serendipity) née de rencontres fortuites, de plans inattendus. (p. 46). L’infrastructure commune à tout média numérique se déploie de chapitre en chapitre : l’infinie décomposition des contenus (une image est comme un mot, mais infiniment plus riche - écart qui mesure la distance entre lexical à tout faire et sémantique non formalisable). “You may not be able to articulate what you want, but you can recognize it when you see it”. Vanité de la revendication de "savoir absolu" des vendeurs de moteurs de recherche.
Murch décrit le film comme Freud décrit le travail du rêve (déplacement, condensation, etc.). Les coups d'oeil jetés sur les choses, les paysages, les gens lui semblent autant de montages (cuts) ; de gros plans en montage (cut), Walter Murch croit deviner "la nature acrobatique de la pensée même".
Tout petit livre, beaucoup de suggestions, d'idées à poursuivre, d'intuitions... Un grand professionnel.
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lundi 5 décembre 2011

Misères de la philosophie

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La philosophie semble gagner dans les magazines la place qu'elle perd dans les établissements scolaires. La vulgarisation va bon train. La psychologie avait ouvert la voie.
Ci-dessous, un échantillon de titres, omettant délibérément ceux qui évoquent les "sagesses orientales ", les thèmes religieux ou politiques, qui sont foison.

Philosophie Magazine (2006) avec un hors série consacré à Tintin (2010), un consacré à René Girard (2011)
"Philosophie. Testez-vous", propose Le Point
Philosophie pratique (2010)
Mathématiques & Philosophie (HS de Tangente)
"Connaissez-vous la philosophie", interroge Le Monde (2009)
Les Carnets de la philosophie (2007)
"Les plus beaux textes de la philosophie", (HS du Magazine des livres, 2007)
"Spinoza Kant Hegel", (HS du Point, 2006)
Questions philo (2011)
Les Dossiers Philo (2011)
"A quoi pensent les philosophes ?", HS de Sciences Humaines (2011)
"Edgar Morin. Le philosophe indiscipliné" HS du Monde 2010

La presse magazine investit le marché didactique, le territoire de la dissert et des annales du baccalauréat, disputant aux éditeurs scolaires le marché des ouvrages préparant, le plus vite possible, aux examens, aux entrées dans les écoles de commerce ou de sciences politiques. Tout cela relève désormais d'une catégorie bizarre, la culture générale, qui a ses cours et son coefficient dans les concours, "une vie, une oeuvre". La limite entre livre et magazine est de plus en plus floue, prix, formats, ergonomies, style. Le journalisme triomphe de l'école.

Cette semaine, voici "Karl Marx. L'irréductible". 
Au programme du hors série, on a repris des points de vue de spécialistes sur Marx : à la une, sans prénom, Foucault, Aron, Derrida. Trois grands profs de philo, assurément. Bien sûr, il y a aussi un américain de la post-modernité (Jameson). Et, pour finir, François Hollande, le seul qui ait un prénom. Laisssons aux profs de philo le soin de noter la dissert du candidat.
Et je pense à mon prof de philo, un vrai de vrai, qui, à la fin d'une séance de travail,  proposant d'aller acheter Le Monde au kiosque de la Porte d'Auteuil, marquant un temps d'arrêt, rectifia : "enfin, LEUR Monde".
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lundi 28 novembre 2011

Traiter les réseaux sociaux comme des choses ?

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Claire Bidart, Alain Degenne, Michel Grossetti, La vie en réseau. Dynamique des relations sociales, Paris, PUF, 2011, 355 p., Bibliogr., Index. 29 €

Travail de sociologues traitant des "relations sociales concrètes, des liens qui s'établissent entre des personnes et des réseaux que ces liens constituent" : "membres de la famille, amis, voisins, relations de travail ou d'affaires, partenaires amoureux, vagues connaissances". L'objectif de ce travail est "une vision d'ensemble des relations sociales et de leur dynamique à l'échelle des individus et de ce qui constitue leur entourage".

Méthodes, terrains
Deux études empiriques : l'une à Toulouse (399 personnes) procédant par "génération de noms" (10 932), l'autre quali, longitudinale (1995-2004) à Caen, en trois vagues (87 personnes lors de la première). L'annexe énonce les méthodologies mises en oeuvre.
Tout le travail de recherche est décrit méticuleusement, patiemment, méthode et résultat. Cette exposition permet de saisir la construction du savoir, la génération des conclusions : indispensable épistémologie, tellement appréciable alors que la faveur journalistique et économique des réseaux sociaux charrie et assène à la volée tant d'affirmations sans raison.
Travail impressionnant de rigueur, de lenteur aussi, dont les conclusions sont modestes, prudentes et toujours savantes, rapportées à l'histoire des concepts de la sociologie (cf. l'extension de la littérature évoquée en biblio).

Et maintenant ? 
On aimerait que nos chercheurs quittent l'abri de leurs institutions et se frottent, avec toute la circonspection dont ils ont fait montre, au western des "réseaux sociaux". Qu'ont -ils à en dire, forts de ce qu'ils ont appris, de ce que Facebook prétend savoir (et vendre), Opengraph, Lifeline, etc. Que voient-ils en utilisant Twitter, Google+ ou Foursquare ? Je serais curieux de les entendre, de les voir confrontés à ces objets flous et dynamiques. Vont-ils, armés de leur panoplie conceptuelle, voir émerger des formations sociales nouvelles, regarder se tisser, là aussi, "le grand tissu de la société" ? Tout bonnement : comment s'y prendront-ils ? Que disent-ils/elle à des étudiants croisant dans Facebook à longueur de journée (et de cours) ? Mais une science sociale se doit, peut-être, de rompre avec de telles demandes du marché publicitaire et de les refuser.

Cet ouvrage est une étape indispensable pour affronter les problématiques des réseaux sociaux, pour les remettre en chantier de manière scientifique, rigoureuse et ne pas se laisser aller à suivre la simple pente qui les entraîne. L'écart entre un tel travail et les demandes publicitaires de traitement des réseaux sociaux laisse rêveur.
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samedi 26 novembre 2011

Don Quijote et Montserrat Figueras


Capture d'écran iPhone
Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha : Romances y Musicas
Alia Vox, 2005, texte en plusieurs langues dont espagnol, anglais, français, allemand et japonais
Montserrat Figueras (Soprano), Jordi Savall, La Capella Reial de Catalunya
Téléchargement : 14,99 €

Voici un objet esthétique et culturel de grande valeur, que je découvre bien tard, à l'occasion de la mort de Montserrat Figueras, à qui la musique vocale doit tant. Sur ces fichiers (ou CD) sont intertissés, subtilement, exactement, récitations du Quijote et environnements musicaux en parfaite affinité culturelle (historique, linguistique, etc.).
L'ensemble est époustouflant, qui ouvre une mise en scène éclairante du livre, une autre manière de l'écouter, de le (re) lire, de faire vivre la musique de l'époque d'un grand livre. Mettre le lecteur du Quijote dans l'ambiance musicale de Cervantes, l'aider à mieux imaginer, à entendre plus justement l'époque (important pour les non hispanophones). Autant de synergies créatives qui relancent et rénovent la question canonique : Qu'est-ce qu'un livre ?

Et l'on n'écoute jamais, jamais assez Montserrat Figueras.

Indications bibliographiques sur ce genre polyphonique à base de livre
Herta Müller : Je ne crois pas à la langue
Albert Camus, René Char : Média oubliés lus à haute voix
Du côté de Proust
Qu'est-ce qu'un livre : écriture numérique et livres électroniques
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jeudi 17 novembre 2011

On the Road. Again

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Le roman de Jack Kerouac fait l'objet d'une appli pour l'iPad (12,99 $). Ce roman est une référence essentielle dans la culture américaine, la photographie, le cinéma et la poésie : Bob Dylan, Tom Waits s'en réclament... Jack Kerouac construit une image de l'Amérique de l'après-guerre, Amérique qui a disparu mais dont on peut encore rêver (une adaptation cinématographique a été réalisée en 2012, produite par F. F. Coppola). Il établit une sorte de genre littéraire, celui de la route, du voyage comme écriture (cf. Jacques Lacarrière, Chemin faisant et Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France).

L'ensemble édité pour l'iPad reprend le principe des traditionnels manuels de littérature qui mêlent extraits de texte, iconographie et documents sur l'oeuvre, sur sa réception, les critiques. L'appli donne tout d'abord le texte complet de l'oeuvre (penguin books - amplified version) ainsi qu'une comparaison commentée entre la version originale (rouleau tapuscrit dit "scroll", long de 9 m,  datant de 1952) et l'édition définitive, de 1957. S'y ajoutent des documents d'archives (sur l'édition du livre), des réactions à la publication (presse grand public), un tour du monde des couvertures du roman publié dans différentes langues. L'histoire du livre emblématique de la Beat Generation fait l'objet d'une introduction générale.

Classique dans son principe, l'iPad enrichit la manière d'approcher la littérature et de l'étudier  : l'édition numérique juxtapose divers éléments autour de l'oeuvre, permet de mieux la situer : les itinéraires du voyage ("The Trip"), les portrait des personnages du groupe ("The Beats") que fréquentait Kerouac (dont Allen Ginsberg, William S. Burroughs).
L'ergonomie de l'iPad rend la consultation des documents et le va et vient avec le roman aisés : documents audio (Kerouac lisant des passages du roman), documents vidéo (témoignages), bibliographie, etc. Le texte lui-même est émaillé de renvois, comme des notes de bas de page, situant un personnage, un lieu, une référence, etc. Ce travail n'a pas peur d'être didactique parfois. Manquent peut-être des commentaires sur la langue. La possibilité de rechercher un terme dans le texte, de placer un signet (bookmark) facilite l'orientation dans l'oeuvre.
Qu'est-ce qu'un livre ? Le support numérique transforme l'expérience de lecture, en attendant qu'il affecte l'écriture qui pourrait emprunter aux techniques du montage (mash-up)...

Présentation du contenu de l'appli .

lundi 7 novembre 2011

La fin du 35 mm : du grain au pixel

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Avec un titre à la Brel (ou, mieux, à la Rozier !), le numéro de novembre des Cahiers du cinéma  annonce en couverture que : "La Révolution numérique est terminée", la pellicule argentique est bonne pour le musée. Un dossier d'une quarantaine de pages dresse le bilan de cette révolution commencée il y a plus de dix ans. Un film n'est désormais qu'un ensemble de fichiers sur un disque dur (DCP, "Digital Cinema Package"). Le film 35 mm avec ses lourdes bobines de celluloïd aura duré 120 ans. Mais la révolution numérique, qui emporte le 35 comme elle emporte le papier et le vinyle, est-elle terminée pour autant ? Je ne crois pas...


Le dossier est centré autour de la comparaison entre le cinéma d'avant et celui de l'ère numérique, question reprise sous l'angle de métiers différents : monteur, cameraman, gestion des salles, etc. L'entrée en matière, un peu nostalgique, de Jean-Philppe Tessé donne le ton de cette analyse de la rupture avec l'analogique : il souligne ce que représentaient son imperfection et sa proximité, tout ce dont témoigne un "édifice de vocabulaire", le grain de l'image, le développement, le piqué, le velouté... L'image numérique n'est pas un rapport organique mais un calcul (data), inimaginable. Cyril Beghin reprend ce débat en tentant de dépasser sophismes et intégrismes, célébrant "la disparition du grain dans le pixel". Il voit dans le numérique "un ADN des images". En fin y-a-t-il une coexistence possible des deux technologies, pendant quelque temps, pour tirer profit de la transition, de "l'hybridité" (Caroline Champetier).

Le dossier (cf. Sommaire) est riche, polémique et toujours clair :
  • Débat entre deux projectionnistes pour dégager les gains et les pertes du passage au numérique, avec, au passage, une comparaison numérique / vidéo (Blu-ray). Réflexion technique sur les normes, l'effet de la compression, l'appauvrissement de l'image. Question aussi sur les écrans métallisés, les normes d'installation des salles... Cf. "Réglages d'usine" p. 11.
  • Article sur la "naissance d'une image". Le cas de "Apollonide", analysé de la sélection de la caméra jusqu'à la copie en passant par l'étalonnage (en relation avec les choix d'éclairage). Josée Deshaies, chef opératrice explique.
  • Le travail de l'étalonnage pour le numérique et pour l'argentique. Les limites de la modification des images avec le numérique : la lumière et l'étalonnage, les cadrages.
  • Les transformations du montage par le numérique, par Walter Murch, monteur des films de Coppola.
  • Le passé re-construit par le numérique dans les films d'époque. Johachim Lepastier montre à quel point notre image du passé est une image issue d'un passé technique. Le numérique retouche maintenant ces images du passé élaborées par un siècle d'images argentiques ; le passé se montre sous un nouveau jour... Notre mémoire en sera affectée.
  • La gestion du patrimoine cinématographique, de sa conservation à son exploitation. Quel modèle économique ?
  • Les questions de l'économie de la numérisation sont évoquées par Hélène Zylberait. La numérisation d'un écran s'élève à 80 000 € : quels seront les effets de la numérisation sur l'aménagement du territoire de la consommation cinématographique, sur la diversification de l'offre de cinéma, sur les acteurs de l'installation, sur les maillons faibles de la chaîne de valeur du film argentique ?
"ADIEU 35" est un dossier efficace, non seulement pour comprendre l'évolution du cinéma mais aussi, plus généralement, pour penser l'évolution des médias. Passionnant et pédagogique. A lire absolument.

dimanche 23 octobre 2011

L'homme de la foule, c'est l'homme du Web

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Edgar Allan Poe, L'hommes des foules, suivi d'un essai de Jean-François Mattei, "Edgar Poe ou le regard vide", Edition Manucius, 2011, 96 p., bibliogr.

Edgar Allan Poe a publié ce conte ("a tale") en 1840. "The Man of the Crowd" est inclus, lors des publications ultérieures, dans les "Mysteries".  L'histoire est simple : le narrateur, dans un café, parcourant un journal, fumant un cigare, observant la rue, se laisse aller à une analyse spontanée des individus de la foule, classant et distinguant les passants selon leurs apparences (vêtements, hexis corporelle, etc.)... Intrigué par un passant qui lui semble inclassable, il le suit dans les rues. Discrète filature. Cet homme, qu'il suit des heures durant, ne fait rien que se noyer dans la foule, parcourant Londres de quartier en quartier à la recherche de foules successives, selon les moments de la journée, foule des magasins et du marché, foule des sorties de bureau, foule du divertissement nocturne... Cet homme passe son temps à rechercher furieusement la foule, comme s'il ne pouvait respirer que dans un bain de foule. Rien d'autre ne se passe.

Edgar Allan Poe termine le conte comme il l'a commencé, empruntant la clé du mystère à une expression allemande pour qualifier un livre : "il ne se laisse pas lire" ("es lässt sich nicht lesen"). L'homme de la foule est comme un gros livre rébarbatif, il ne se laisse pas lire : "peut-être est-ce une grande miséricorde de Dieu" que cette illisibilité (ce sont des mots du "Miserere") de l'homme caché dans la foule, Dieu seul voit ses péchés.
Le narrateur échoue donc dans son enquête ; tout attentif à observer, il ne comprend pas. Aucun signe visible ne l'aide à lire le coeur de cet homme. L'homme de la foule lui échappe. Inutile de continuer à le suivre, il n'apprendra rien de plus qui lui permette de s'identifier à l'inconnu, étranger définitif. "It will be in vain to follow; for I shall learn no more of him, nor of his deeds". Vanité du spectateur, impossibilité de comprendre un tel homme en le suivant, en le regardant (passer), malgré toute l'acuité d'un regard entraîné. On sait tout de lui, tous ses trajets mais pourtant, rien ne le révèle.

Un homme n'est-il compréhensible que comme atome d'une foule, gibier statistique ? Cet "homme de la foule" n'est-ce pas aujourd'hui l'homme des médias numériques ? Celui qui sans cesse se dissout dans des foules virtuelles, se repaissant de la foule de ses "amis" en ligne, sans cesse spamé, "pressé" (crowded, foulé) de déclarer qu'il aime ou n'aime pas, de suivre, de voter, sommé d'être à la mode, au courant... Foules innombrables d'internautes où les algorithmes vont pêcher un savoir : crowd sourcing.
"Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?" demandait Sartre à l'entrée de son Flaubert (L'idiot de la famille), question à reprendre à propos des outils du Web. Question au coeur de tout ciblage comportemental. Que peut-on apprendre d'un homme dans une foule d'internautes ? Tout, comme le prétendent Google ou Facebook (Open Graph), ou rien d'important ? "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art" dira Baudelaire, "Les foules", Le spleen de Paris.
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jeudi 20 octobre 2011

L'emprise des cultures urbaines en France

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Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010, Chantal Brutel, David Levy, Insee Première, N° 1374, octobre 2011

Seules 5% des personnes vivant en France échappent aux cultures de la ville. Toutes les autres obéissent à la ville : même les zones rurales vivent sous l'influence de la ville, même la campagne vit sous le règne de la ville.
En effectuant le zonage du territoire français en aires urbaines, l'INSEE établit une géographie de l'influence des villes. Le zonage est conçu en prenant en compte les déplacements domicile-travail issus du recensement de 2008. Pour chaque aire urbaine, on distingue un pôle et sa couronne. Appartiennent à la couronne les communes dont au moins 40% des actifs travaillent dans le pôle urbain considéré. Notons qu'il y existe des communes multipolaires dont la population active se répartit entre plusieurs pôles.
Cette méthodologie et ces définitions permettent de préciser, d'enrichir ce qu'apprend la notion d'unité urbaine fondée sur la continuité du bâti, notion qui peut donner l'illusion d'une discontinuité fonctionnelle entre ville et rural. Ces deux approches se complètent, s'enrichissent et se rectifient mutuellement.

Cette approche de la ville par son aire d'influence est particulièrement pertinente pour le travail publicitaire, qu'il s'agisse d'échantillonage (études de cadrage) ou de ciblage. L'étude ONE (Audipresse), qui étudie le lectoral de la presse française, recourt à la notion d'unité urbaine pour prendre en compte les types d'agglomération. Des variables sont d'ailleurs mobilisées qui peuvent s'avérer discriminantes pour le ciblage, telle que la densité de la population (distribuée en une quinzaine de catégories).
  • Qu'est-ce que vivre dans une commune rurale sous l'influence de la ville. En quoi ce mode de vie se distingue-t-il de celui des citadins sur le plan des médias ? 
  • Que vaut encore la variable classique de "taille de l'agglomération" ? A quelle explication de la consommation des médias peut-elle servir ? Comment peut-elle contribuer au géomarketing ?
  • Les bases de données utilisées pour le ciblage ou l'échantillonnage peuvent désormais                    associer aux identifiants géographiques les appartenances des personnes aux pôles d'influence et aux unités urbaines. Données pertinentes, gratuites et sans menace pour la vie privée.