mercredi 14 décembre 2011

Saint-Simon, un monde de courtisans, sans média

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Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur Saint-Simon, Paris, 2011, Editions Gallimard, 226 p. 19 €.

Essai sur Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc et pair de France (1675-1755), contemporain de Louis XIV ; essai qui est un roman. Plaisir du mot juste et du bon mot, que partage l'auteur avec son héros. Le lecteur se délecte.
Ce Saint-Simon est un personnage bien loin de nous. Mais Jean-Michel Delacomptée sait le rendre proche et sympathique sans dissimuler sa bizarrerie. Courtisan indépendant, il a le culte de la fidélité. Vertus indissociables : pas de fidélité dans la dépendance... L'auteur suit Saint-Simon dans ses choix de vie dont l'étrange volonté, tardive, d'écrire ses immenses "Mémoires" (8 volumes en Pléiade, Gallimard).

Le monde de Saint-Simon, décor de cet essai, nous surprend par son étrange proximité : le style de vie de l'aristocratie, ses valeurs déclarées et celles qu'elle pratique, la "société de cour" (Norbert Elias s'en servira beaucoup pour sa "sociologie de la royauté et de l'aristocratie de cour"...). En lisant ce film habilement monté de la vie de Saint-Simon, on se rend compte, tout à coup, que Jean-Michel Delacomptée évoque un monde sans média, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Pas de presse encore, ou si peu, La Gazette de Francehebdomadaire, qui couvre, pour la Cour, la vie à la Cour et la diplomatie ; Le Journal des sçavans, mensuel, sur les sciences en Europe. Des livres, de toutes sortes, de tous formats. Des bibliothèques. Et la messe catholique, hebdomadaire, pour la plus grande partie de la population (Michel Delacomptée a écrit un ouvrage sur Bossuet).

L'essentiel de la communication rapide passe par la correspondance, lettres et billets (surveillés par les pouvoirs) et surtout par les conversations, à la Cour, dans les demeures prestigieuses. Des bruits courent, des rumeurs, des ragots. Ouï-dire. Pour être informé, il faut informer, et fréquenter les lieux où "ça parle", être là, se déplacer à Versailles, propager à son tour les nouvelles, se faire voir et faire voir son rang. Saint-Simon est "homme de lien", dit l'auteur, nous dirions aujourd'hui qu'il est homme de réseaux, qu'il a beaucoup d'"amis".

Il est bien sûr tentant, et risqué, à l'occasion de la lecture du livre de Jean-Michel Delacomptée, de confronter cette vision simplifiée de l'époque de Saint-Simon à l'évolution récente de la nôtre. Nous voyons advenir une société où la conversation et de la correspondance numériques prennent une importance formidable : Facebook et Twitter, Gmail et Snapchat, les messageries et les "mails". Avec ces modes de communication, ne nous pourrions pas, nous aussi, vivre sans média, comme au siècle de Louis XIV ?
Les médias de masse qui, à nos yeux, ont encore statut d'évidence, sont les produits, historiques et datés, de deux siècles industriels, les XIXe et XXe : ils sont apparus, ils peuvent disparaître.
Après tout, imaginons un monde où la communication et l'information passeraient essentiellement par des réseaux sociaux, un monde où tout le monde utiliserait les réseaux sociaux... Imaginons, à titre d'expérience de pensée ("Gedankenexperiment")...

Pourquoi Saint-Simon ? Jean-Michel Delacomptée s'en explique indirectement dans "J'aime mieux lire" (N°77) sur le site de Télérama. D'abord, l'importance de la langue classique, celle de l'Ancien Régime, "langue de la justesse". Michel Delacomptée, "militant de la langue", invite à réfléchir au statut de la langue française, à ses enjeux politiques. La langue lui apparaît la partie la plus négligée de notre patrimoine. Comment construire l'Europe, intégrer des immigrés sans une politique plus ferme de la langue ? Défense et illustration d'un patriotisme linguistique. La communication, les médias, c'est d'abord la langue, puis les langues : ce que défend Michel Delacomptée est au coeur de l'économie des médias.

Référence

Norbert Elias, Die Höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königstum und der höfischen Aristokratie, 1983, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 549 p. Index, bibliogr.
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