vendredi 30 septembre 2011

Ecrivants "fantômes" et plagiaires: le Web a bon dos

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Partons de deux articles.
Un bilan, documenté, malin et plein d'humour publié par une journaliste, Béatrice Gurrey dans Le Monde des Livres (23 septembre 2011) sous un superbe titre : "Le plagiaire sans peine".
Ensuite, la recension d'un chercheur, Charles Coustille, dans Acta Fabula (18 septembre 2011), "L'autre seconde main", qui traite du livre de Hélène Maurel-Indart, Le Plagiat (Gallimard).

Etiologie du plagiat
On veut paraître, on copie ou l'on sous-traite à un auxiliaire anonyme et plus ou moins bien rémunéré ("nègre", ghostwriter). Celui-ci n'a pas de raisons de se forcer, alors, à l'occasion, il copie, il vole (plagiarus). Il ne risque pas grand chose, puisque lui, il n'existe pas. Le "pseudo auteur", tout à son ignorance et à sa suffisance ne se rend pas compte du plagiat : cela fait partie des risques du métier ! Copier, coller : le Web et l'ordinateur permettent de copier "sans peine". Béatrice Gurrey dresse un premier inventaire, plutôt people : Ardisson (T), Attali (J), Beyala (C), l'évêque Gaillot (J), Le Bris (M), Macé-Scarron (J), Minc (A), Poivre d'Arvor (P)... Echantillon dans lequel les média-people, que les médias promeuvent sans vergogne, sont sur-représentés. Certains sont récidivistes. Le phénomène a pris tant d'ampleur que Hélène Maurel-Indart, spécialiste et universitaire, auteur d'ouvrages de référence sur le plagiat (Plagiats, les coulisses de l'écriture, 2007), y consacre un blog avec une rubrique "actualité" : leplagiat.net.
Voir aussi Du plagiat, (2011)
Gallimard Folios

Modèle d'affaires
Au-delà de l'indignation vertueuse, voyons le moteur économique et médiatique du plagiat. Le faux auteur sous-traite l'oeuvre à un écrivant fantôme et monétise ensuite la notoriété de son nom de faux auteur médiatisé sous la forme de conférences, conseil, droits d'auteurs et mondanités diverses.
Le faux auteur est une vraie marque ; il dispose d'accès gracieux aux médias, où souvent il émarge plus ou moins (multi-positionnalité), grâce à quoi il n'achète que peu d'espace publicitaire. Son image de marque lui garantit une audience que le "plagié" ne recueillerait jamais, faute de contribution gratuite des médias : lui n'est pas une marque, sa notoriété spontanée est nulle. Il est sans nom, anonyme. Le plagiat est oeuvre de médiatisation. Sans média, pas de plagiaire ?

Un mal français ?
Béatrice Gurrey voit dans le plagiat et ses variantes un "mal français" : en France, on ne punit guère le plagiaire. En Allemagne, aux Etats-Unis, c'est un genre plus risqué. D'ailleurs, un noble et très riche politicien allemand, ministre, Karl-Theodor zu Guttenberg, s'est vu récemment retirer son titre de "docteur" : 82% (sic) de sa thèse était copiée-collée. La "Plagiatsaffäre", comme dit la presse allemande (cf. Der Spiegel et Die Zeit), fit grand scandale : le pseudo-docteur démissionna et s'est installé aux Etats-Unis (cf. infra, Mise à jour)...
Le politicien qui doit construire et maintenir sa marque s'exprime sans cesse : travail média, comme pour un yaourt ou une lessive. Aussi, le monde politicien fait-il prospérer de nombreuses "plumes" qui alignent des discours à la chaîne. Le mal est public, à peine masqué, admis : nul ne soupçonne plus un politicien, un chef de grande entreprise de rédiger lui-même ses interventions. Ceci contribue à l'acceptabilité du plagiat et des copier-coller indus.
Antoine Compagnon évoque, à propos de l'université, "la tentation du plagiat" (2002)... Dès 1996, Plagiarism.org a traité de la prévention de ce problème pour le système éducatif américain. Partout dans le monde, l'université est mal à l'aise avec le problème du copié-collé et du plagiat, au point de promouvoir des logiciels capables de débusquer les coller-copieurs (iAuthenticate, Turnitin, etc.) ; voir le blog de Jean-Noël Darde, consacré au plagiat à l'université, "Archéologie du copier-coller". La mondialisation des universités occidentales, la présence d'étudiants capables de copier-traduire-coller à partir de langues exotiques, complique la détection.

Mise à jour 10 août 2012
Debora Weber-Wulff, "Viewpoint: The spectre of plagiarism haunting Europe", BBC News, 25 juillet 2012.
Keach Hagey, "Time, CNN suspend Zacharia", The Wall Street Journal, 10 août 2012

Responsable ? Internet !
Erreur ! Le Web a bon dos ! Ce que met en question le plagiat scolaire, c'est le type d'exercice demandé à des élèves ou étudiants pour évaluer les connaissances et savoir faire acquis... On n'a pas attendu le Web pour copier ! Le Web, gigantesque bibliothèque de Babel, n'est pas le problème, mais plutôt la solution. D'abord, le Web permet la détection des plagiats, ce qui était plus difficile et aléatoire autrefois. Mais, surtout, le Web dévalorise de facto certains travaux scolaires effectués à la maison, dissertations, commentaires, résumés, mémoires, exposés, fiches, etc. Sans compter les traductions scolaires ! Car tout est sur le Web, tous les enseignants le savent, tous les élèves aussi, qui, dès l'école élémentaire, bénissent Wikipédia. Wikipedia que "plagient" aussi des auteurs plus connus : Chris Anderson, journaliste, a évoqué une maladresse technique de l'éditeur ; pour Houellebecq, on prétexte l'intertextualité...
Le Web n'a pas fini de secouer le monde éducatif : pour échapper à ces difficultés, il faut plutôt prôner la créativité, l'originalité, le risque, l'invention. Ce ne sont pas toujours des vertus scolaires cardinales. Mais elles pourraient le devenir ; de nombreux pédagogues le réclament depuis longtemps : Montessori, Freinet, Nietzsche, Boulez, etc.

mardi 27 septembre 2011

Zola, les premiers enfants de la presse

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Zola journaliste. Articles et chroniques choisis par Adeline Wrona. Paris, Flammarion, 387 pages, Index, Chronologie, Bibliographie.

Zola journaliste reste d'abord l'auteur du fameux "J'accuse" publié à la une de L'Aurore (13 janvier 1898) pour conspuer l'injustice et défendre le capitaine Dreyfus. Les anti-dreyfusards ne lui pardonneront jamais :  lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon (4 juin 1908), un anti-dreyfusard blessera le commandant Dreyfus présent à la cérémonie.
Zola vit une période essentielle du développement de la presse : "Nous sommes tous les enfants de la presse" écrit-il dans Le Figaro en 1881, alors que naît l'école laïque et obligatoire. Zola rappellera que la presse populaire (Le Petit Journal) « a créé une nouvelle classe de lecteurs», qu'elle a « rendu un réel service : elle apprit à lire, donna le goût de la lecture» (1872).
Cet ouvrage couvre 40 années de journalisme. Comme Baudelaire et comme Gautier, Zola alterne une carrière de romancier et de journaliste, journalisme engagé et journalisme alimentaire : le roman ne paie pas son homme. Dans la presse, il fera tous les métiers, du service des expéditions (Hachette) à la chronique parlementaire en passant par la publicité littéraire, où il apprend beaucoup. En 1866, Zola devient journaliste à temps complet et collabore à de nombreux titres. Si la presse sauve la lecture, Zola estime toutefois qu'elle dévore les romanciers : « il n'y a plus de romancier. Le journal les a dévorés » (1868). Comme ses illustres prédécesseurs, Balzac ou Flaubert, Zola sera publié en feuilleton. Ce n'est qu'avec L'assommoir (1877) qu'il pourra commencer à vivre de son oeuvre littéraire.

Dans le journalisme, Zola voit une propédeutique à la littérature : « pour tout romancier débutant, il y a dans le journalisme une gymnastique excellente, un frottement à la vie quotidienne, dont les écrivains puissants ne peuvent que profiter ». La transition du journalisme à la littérature s'effectue, entre autres, par la publication des recueils d'articles (« la mise en volume est l'épreuve suprême pour les articles»). Faudrait-t-il appliquer cette proposition aux blogs ?
Zola perçoit le danger que représente le goût d'actualité, du scoop :« cette fièvre d'information immédiate et brutale, qui change certains bureaux de rédaction en véritable bureau de police" (juillet 1880) ; mais c'est aussi la presse qui permet le développement de l'affaire Dreyfus.
Zola fut à la fin de sa vie passionné de photo. On se demande quel reporter il eût fait.

Superbe travail d'Adeline Wrona, normalienne et enseignante au CELSA. Cet ouvrage, avec sa remarquable présentation, contribue, comme le Baudelaire et le Gauthier de la même collection, à la compréhension de l'évolution de la presse qui devient à la fin du XIXe siècle un lieu majeur de circulation et de partage des idées. Le volume comporte quelques belles illustrations et l'on peut y lire un Zola mal connu qui, par exemple, traite de la presse française pour un journal russe (page 224) ou encore du lectorat du journal (page 55).
Pour conclure, lisez donc ce beau texte publié dans le Corsaire, à la une, le  24 décembre1872 et qui vaudra à ce titre d'être interdit : "le lendemain de la crise" (p. 212). Quelle presse publierait aujourd'hui un article pourtant aussi actuel ?
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mardi 20 septembre 2011

Sur les traces des traces de Big Brother

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Alain Levy, Sur les traces de Big Brother. La vie privée à l'ère numérique, Paris, L'Editeur, 2010, 263 pages.

Emprunter au roman d'Orwell pour évoquer les dispositifs permettant de "connaître" les comportements des internautes est une rude métaphore venant du Président d'une entreprise, Weborama, dont le métier est de vendre aux entreprises une connaissance efficace du Web. Les données médiates de la conscience numérique permettent de cibler au plus juste les activités sur le Web. Activités commerciales ou non. Alain Levy prend le parti de dire ce qui va sans dire et d'établir le syllogisme constitutif du Web : pas d'économie publicitaire sans ciblage (majeure), pas de ciblage sans cookies (mineure). Voilà pour les prémisses. Pas de Web sans cookies, voilà pour la conclusion du syllogisme (en attendant mieux).
Les cookies sont au principe du fonctionnement du Web et de son économie : sans cookies, sans identifiant unique, pas de réseaux sociaux, pas de moteurs de recherche, pas de vente en ligne, rien, ni Google, ni Facebook, ni Yahoo! Ni Weborama ? Les cookies sont des traces que laissent les internautes de passage sur des sites. Le médiaplanneur, sur le Web, fait, à sa manière, oeuvre automatisée d'enquêteur et d'historien (cf. Carlo Ginzburg), pour aller du passé (chercher les traces) au futur proche. Le Web comme la ville est un média de passants.

Sur les traces de Big Brother est un livre d'économie sans économétrie visible : il montre comment fonctionne Internet. Un livre de droit sans arrêts : comment maintenir Internet "dans les simples limites de la raison" morale. Le livre se lit dans les variations de la distance entre économie et droit : de zéro, pour le chef d'entreprise tout à son résultat, à l'infini pour l'humaniste, tout à la morale. Quelle est la juste distance ? Débat kantien : avoir des mains mais sales, ou n'avoir pas de mains, mais si pures ! Alain Lévy ne récuserait sans doute pas les termes du dilemme de Charles Péguy.

Cet essai, qualifié modestement et exactement de "document", couvre quatre domaines : la connaissance des comportements numériques, la place de la publicité dans l'économie numérique, ce que changent à la vie privée les moteurs de recherche et les réseaux sociaux,  les moyens de protéger la vie privée sur le Web. Tout cela est énoncé et "documenté" clairement, distinctement. De plus, Alain Levy prend parti, il dit "je", évoque sa "conviction". Tant mieux. Le danger, qu'il voit bien venir et veut prévenir, est celui de la globalisation : "à force de globaliser, on mélange tout" (p. 131). Danger qui donne sa valeur à la double approche de l'auteur, tantôt chef d'entreprise et ingénieur, tantôt mari et père de famille, qui ne globalise jamais.

"Big Brother" dans 1984 incarnait les penchants criminels de la surveillance totalitaire. Aujourd'hui, "Big Brother" est l'expression qui revient le plus fréquemment pour situer Google et Facebook. Passage à la limite... Paradoxe : alors que Orwell visait une société particulière (stalinienne) qui s'est effondrée depuis, certains voient désormais une menace totalitaire dans toute société qui se numérise. Parfois, pour mieux faire valoir que notre époque est à la surveillance, Alain Levy embellit le passé. Comme si les administrations, depuis toujours, ne traquaient les richesses, pour lever l'impôt, comme si elles ne recensaient pas les hommes, pour les envoyer à la guerre. Fouiller, dénoncer, classer : toutes les sociétés le font. La Sainte Inquisition fouillait les maisons et les consciences pour convertir et assassiner ; plus près de nous, le maccarthysme ne reculait devant rien. Tout cela s'est déroulé sans cookies, sans informatique. Les régimes les plus totalitaires ont organisé l'espionnage et la dénonciation de tous par tous, sans technologie de pointe. Voyez Pétain, voyez Franco, voyez la DDR... Certes, les nazis ont pu profiter d'IBM pour établir des listes de personnes à déporter (cf. E. Black, IBM and the Holocaust, 2001) mais, en général, la police politique de la pensée n'a pas attendu les écrans et les caméras, elle a toujours et partout pu compter sur des hommes de sinistre volonté, et même sur des enfants, pour effectuer les pires des tâches criminelles. Qu'importe les technologies, c'est de morale qu'il s'agit : sans morale, sans droit, toute technologie peut devenir criminelle. 

Chaque paragraphe du livre provoque à la discussion. A chaque paragraphe, on a envie d'objecter et d'anticiper des objections aux réponses que l'on devine. Chacun des énoncés de l'ouvrage, pris un à un, est disputable, mais l'ensemble qu'ils constituent est incontestable. Plusieurs années après sa publication, l'ouvrage suscite toujours le débat.
Des objections ? Retenons en trois.
  • Les internautes sont libres et égaux en droit. Rien ne les oblige à s'afficher sur Facebok comme rien n'obligeait Rousseau à publier d'intimes Confessions. En revanche, les internautes ne sont pas égaux de fait devant les outils numériques (p. 30). On ne naît pas internaute, on le devient. Plus ou moins. Le numérique a ses héritiers, tout comme l'amour de l'art, de la langue et l'école... 
  • Alain Levy défend le droit des personnes privées à l'oubli ; certes, mais je pressens un risque de glissement de ce droit à des exploitations politiques. Or, en politique, le devoir de ne pas oublier s'impose, il me paraît même constitutif de notre culture (cf. notre post récent). 
  • La métaphore des digital natives ("nés avec le Web") est dérivée d'une notion linguistique approximative - mais qui aboutit à la grammaire (cf. Noam Chomsky) ; elle me semble faire obstacle à l'analyse des usages du Web. D'autant que cette notion rejoint, dans le raisonnement d'Alain Levy, la métaphore des abeilles, insectes pollinisateurs (chapitre 5). Certainement, l'auteur met alors le doigt sur un aspect crucial de l'économie du Web, celui de l'exploitation du lexique (plus que de la langue), donc de la production, par la communauté, d'un  "trésor" sémantique (Saussure). Ici, affleure le risque d'érosion de la diversité langagière et culturelle par l'usage d'Internet (cf. la "novlangue", évoquée p. 42). Allons, sans abeilles internautes, tout n'est pas perdu pour le Web, le vent suffit souvent à la pollinisation : les plantes qui ciblent moins distribuent plus largement leur pollen. Alternative constante en marketing : cartes de fidélité ou pas (Every Day Low Price) , affinité ou pas, etc. Les abeilles, insectes totalitaires "dont le travail est joie", s'accordent bien à l'idée de "Big Brother". Victor Hugo déjà leur reprochait de collaborer au manteau impérial et aux tapis du sacre. Le vent, lui, est plus anarchiste, plus lyrique aussi ! Vive le vent, donc, "qui court à travers la campagne".
Voici un livre polémique, à structure "ouverte", dont les problématiques n'ont pas fini d'être actuelles, dont les thèmes valent pour toute communication numérique. Alain Levy fait revisiter le Web, conduisant ses lecteurs loin de leurs bases habituelles, tour à tour dans le cambouis de la gestion des sites, des données (data) et du marketing comportemental mais aussi, chemin faisant, dans les principes d'une morale collective dont le Web est indissociable. Jamais l'un sans l'autre. 

vendredi 16 septembre 2011

Le Canard Enchaîné et droit de ne pas oublier


La rubrique média du Canard enchaîné est un plaisir hebdomadaire dont il ne faut pas se priver. Cette semaine de septembre, à la page 5, intitulée à juste titre "Canardages", Louis Colvert évoque une bizarre histoire d'auto-censure de l'histoire de France par la publicité. Le magazine Géo Histoire (groupe Prisma, filiale du groupe Gruner + Jahr) aurait évoqué, dans son numéro de septembre consacré à "La France sous l'Occupation", la collaboration de chefs d'entreprises françaises avec les nazis : "Quand guerre rimait avec affaires...". Cette histoire, certains pourraient vouloir l'oublier : Boussac, Berliet, Francolor (fournisseur du gaz Zyklon B), Renault, Vuitton, RMC, la Société générale... Selon Louis Colvert, certains chefs d'entreprise français de l'époque, qui s'entendaient bien avec les nazis, étaient mentionnés par cet article, approuvé par la rédaction. Toutefois, selon Colvert, la régie publicitaire de Prisma a demandé que l'on retire cet article parce qu'il aurait pu fâcher de grands annonceurs et détourner leurs investissements publicitaires de ses titres.
Pourquoi dissimuler cette tranche d'histoire économique ? Elle devrait, au contraire, figurer en bonne place dans les manuels d'histoire, précédée de l'adresse du Général De Gaulle aux dits chefs d'entreprise : "Je ne vous ai pas beaucoup vus à Londres", adresse qui introduisait l'article incriminé...
D'une manière générale, l'histoire des marques qui font la culture de consommation d'aujourd'hui devrait être au programme des lycées, que cette histoire soit noble ou ignoble.
Que doit faire une marque lorsque son histoire comprend des moments ignobles ? Comment l'image d'une marque s'incorpore-t-elle son histoire ? What's in a name ?

Le feuilleton se poursuit dans le numéro du 21 septembre dans lequel le Canard évoque les vicissitudes de cet article censuré : lettre ouverte des journalistes, démenti, réaction de Gruner + Jahr... Le Canard note pour conclure que la presse, à part Mediapart, n'a pas repris ni approfondi ce sujet.
"Le Canard enchaîné", mercredi 14 septembre 2011, p. 5.

jeudi 8 septembre 2011

Facebook. Manuel des usages publicitaires

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Marty Weintraub, Killer Facebook Ads. Master Cutting-Edge Facebook Advertising Techniques, 2011, Sybex, John Wiley & Sons, Inc., Index. $16.49 (kindle edition) ; 20,73€ (papier).

Voici un manuel élémentaire traitant des usages publicitaires de Facebook. Pas de théorie, un guide pratique. Très pratique, simple, parfois trivial et qui vise certainement les publicitaires "amateurs" (pro-am). Tout pour comprendre le travail publicitaire sur Facebook : du "social graph" à la création de publicités, des KPI ("Key Performance Index") aux mécanismes de ciblage et d'achat d'espace publicitaire. Les possibilités de ciblage, qui sont l'un des atouts de Facebook, se trouvent abondamment dévoppées et illustrées. Beaucoup d'exemples, des listes de segmentations (centres d'intérêts, "Facebook Targeting Segments"). En l'absence de tout développement théorique, l'ouvrage prend parfois des allures d'inventaire.

Acheté pour kindle sur Amazon, l'ouvrage s'avère plus commode à lire sur iPad avec l'appli kindle : on peut mieux y agrandir les illustrations qui, de plus, apparaissent avec des couleurs (au lieu de niveaux de gris). En revanche, l'index est inutilisable dans les deux formats, faute de pagination et de liens hypertexte. Qui est l'éditeur responsable dans cette publication numérique, Sybex ou Amazon ? Comment peut-on se moquer  à ce point des acheteurs de la version numérique ?
Un site accompagne cet ouvrage sur le Web. Ce que j'en vois (une mise à jour et quelqes twitts) est à peu près vide et je ne suis pas arrivé  à me connecter aux autres contenus, hérissés de mot de passe et de codes. L'édition numérique n'a pas ici saisi l'occasion, pourtant superbe, de donner de nouvelles dimensions au manuel universitaire ou professionnel. Toute l'ergonomie du manuel (text book) est à revoir, qu'il s'agisse de commodité ou de didactique. Quant au prix de l'édition numérique, il paraît maladroitement élevé, surtout pour un manuel, sans justification.
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dimanche 4 septembre 2011

Poésies de l'ère numérique

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Charles Bernstein, Attack of the difficult poems: Essays and Inventions, 2011, University of Chicago Press, 282 pages

Ouvrage sur l'invention poétique par un professeur de composition poétique à l'Université de Pennsylvanie, élève de Stanley Cavell, qui dirigea sa thèse. L'ouvrage regroupe divers essais : sur l'enseignement universitaire des "humanités", sur le statut social de la poésie, sur la poésie américaine et les (autres) Amériques, etc.
Comment la modernité numérique transforme-t-elle l'expression artistique et, plus particulièrement, poétique ? Le numérique permet des reproductions des textes hors des normes de production ou de "traduction" alphabétique. La poésie, sous le coup de l'évolution des technologies de reproduction, passe de la récitation (performed poetry), au livre imprimé puis maintenant à l'écran (cf. sur iPad). L'auteur examine la situation sous plusieurs angles : l'enregistrement oral de la poésie ("Making audio visible"), l'écriture poétique avec des outils informatiques, la reproduction et le montage des sons et des images (photographie) de manières personnelles, totales ("total textuality"), etc.

N.B. sur des sujets voisins, pour les illustrer, voir, par exemple, 
  • à Berlin, certaines expositions du musée Hamburger Bahnhof (Museum für Gegenwart / Musée pour le présent), comme "Live to Tape" (Mike Steiner).
  • Callay Project, un site qui repense l'accès à l'art, donc sa définition. en exploitant, entre autres, les médias sociaux (à suivre sur Facebook, Twitter, Google+).
L'idée directrice de ce livre, délibérément dispersé, est que les technologies de communication sécrètent leurs propres formes poétiques, distinctes de celles des technologies achevées et que de nouvelles formes créatives doivent naître des technologies numériques. En même temps qu'il décortique et scrute des possibilités de créations nouvelles, Charles Bernstein stigmatise l'institution universitaire qui ne peut pas donner une place suffisante à la poésie et s'égare dans un inutile culte de l'utile.
Difficile bataille !

Pourtant jamais la créativité n'a été plus célébrée que par les cultures numériques, qu'il s'agisse d'esthétique, de design, d'ergonomie, de mathématiques et même de techniques de commercialisation. L'économie numérique manifeste un besoin continu d'innovation. Ce que souligne, de facto, la réussite d'Apple, de Pixar et de Steve Jobs (par exemple), est l'importance, pour penser mieux, de rechercher des formes nouvelles de beauté et de rationalité pratique. Non pas Rimbaud ou l'informatique mais Rimbaud plus l'informatique, Ginsberg plus le smartphone. "Epanchement du songe dans la vie réelle" (Nerval).

L'économie numérique a besoin de "surréalisme" et de "futurisme". Or nos systèmes éducatifs, passées les années de maternelle, sclérosent la créativité langagière et artistique. Enrichir les moyens d'exprimer pour enrichir les moyens de penser et d'inventer. A quoi bon des moteurs de recherche sans textes complexes, que vaudrait le ciblage comportemental sans la diversité désordonnée des énoncés ? Si l'expression langagière continue de s'appauvrir, ces outils s'exténueront dans la tautologie. Les entreprises du numérique devront se soucier du capital de poésie dans lequel elles puisent le savoir sans le savoir.

mardi 30 août 2011

France des villes, France des champs


.François Clanché, Odile Rascol, "Le découpage en unités urbaines de 2010"INSEE Première, N° 1364, août 2011

L'urbanisation de la France se poursuit. En 1936, au temps du Front Populaire et des premiers congés payés, un peu plus de la moitié des habitants vivaient en ville ; aujourd'hui, ils sont plus des trois quarts (77,5%). L'étalement urbain se poursuit : baisse de la densité des territoires urbains. La ville mange la France, le territoire urbain absorbe la campagne, à petites bouchées (21,8% de la surface). Cet accroissement est d'abord le fait des plus petites unités urbaines (moins de 10 000 habitants).

La France compte 29 343 communes rurales et 7 227 communes urbaines ; dans cette analyse démographique du territoire, il faut considérer à part l'unité urbaine de Paris, avec ses 10,3 millions d'habitants, tandis que Lyon, tout comme Marseille-Aix-en-Provence, n'en comptent que 1,5 million. Si l'on ne peut plus opposer aussi brutalement "Paris et le désert français" (J-F Gravier) qu'en 1947, le déséquilibre reste frappant. Notons que dans les 5 départements d'outre-mer, l'urbanisation est beaucoup plus élevée qu'en métropole (98% en Guadeloupe).

Le travail des deux chercheurs de l'INSEE permet de disposer pour les unités urbaines de données à jour, claires et distinctes, fondées sur des définitions rigoureuses :  l'unité urbaine est définie pour les villes de plus de 2000 habitants, par le bâti continu (sans interruption spaciale de plus de 200 m). On compte 7 227 unités urbaines (dont 61 de plus de 100 000 habitants, regroupant 2010 communes), selon le zonage de 2010 que vient de publier l'INSEE. Lorsqu'elle s'étend sur plusieurs communes, l'unité urbaine est dite "aggloméation multi-communale". Certaines unités urbaines sont multi-nationales (Lille, Strasbourg, Valenciennes, Bayonne, Maubeuge).

Quelques références
INSEE, Unités urbaines de plus de 100 000 habitants en 2010
INSEE, Le nouveau zonage en aires urbaines en 2010
MediaMediorum, France des villes, France des champs
INSEE, Chantal Brutel, Un maillage du territoire français

Pour la publicité et les médias, la géographie de la population française n'est pas commode à exploiter, mais elle est indispensable, qu'il s'agisse du ciblage, du géomarketing, de la réglementation de l'affichage, voire même des quotas de sondages utilisés par les enquêtes. La géographie est indispensable également pour analyser et suivre l'aménagement du territoire cinématographique, la relation entre urbanisme et équipement en salles (cf.  les travaux du CNC, par exemple : "La géographie du cinéma", septembre 2011).

Les développements du géomarketing, du mobile et du local (voire de l'hyperlocal) rendent la notion d'unité urbaine encore plus nécessaire. Il ne suffit pas de géo-localiser un contact publicitaire ou commercial avec l'adresse IP ou longitude / latitude, encore faut-il caractériser cette origine géographique de façon opérationnelle. Ceci vaut a fortiori pour les enquêtes par téléphone, postales ou face à face. L'opposition canonique rural / urbain, souvent utilisée par les enquêtes, est peu discriminante et peut être remplacée par une typologie des unités urbaines, selon les tailles. De plus, la notion d'unité urbaine présente l'avantage de transcender les découpages politiques, même nationaux, et administratifs qui présentent peu d'intérêt pour le marketing, sauf d'être commodes (département, régions INSEE, etc.).

L'exploitation publicitaire de ces données reste à mettre à jour.
  • Quels sont les styles de vie propres à ces unités urbaines ? A quoi corespondent les écarts de croissance démographique observés entre les unités urbaines, selon leur taille ? 
  • Qu'est-ce qu'un mode de vie rural dans une France de moins en moins agricole ? 
  • Faut-il partir de ces oppositions géographiques pour constituer des quotas pour les études médias (cadrage) ? 
  • Que vaut encore la notion de "rurbain" forgée dans les années 1970 et qui fonda, entre autres, le marketing de l'affichage ? L'étalement urbain n'est pas "la ville éparpillée" de la rurbanisation (G. Bauer, J-M. Roux, Paris, Seuil, 1976), définie comme "imbrication des espace ruraux et des zones urbanisées".

mercredi 24 août 2011

Marketing du livre : PLV en librairies

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Barnes  and Noble (Miami).
Noter : "New NOOK beats Kindle"
La fréquentation des librairies est sans doute sensiblement affectée par les développement numériques. Places de marché, numérisation des livres, développement de tablettes liseuses (eReaders). Ensemble, ces mouvements de fonds changent le livre et la librairie, les comportements de lecture aussi.
Aux Etats-Unis, les grandes chaînes vont mal : Borders a déposé son bilan, et, chez Barnes and Noble, qui ne trouve pas d'acquéreur (recapitalisation limitée par Liberty Media qui n'a pris que 16,6% du capital), le livre papier perd du terrain ; on y observe deux tendances : les jouets et jeux de société mangent la place dévolue il y a encore quelques mois aux livres dont ne subsistent guère que des "best sellers". A l'entrée des magasins, trône son liseur, le nook color dont les ventes sont en hausses La rentrée est numérique. La guerre contre Amazon aura bien lieu.

Notons quand même que les affirmation sur le déclin de la lecture sont confuses. Tout d'abord, de quel déclin parle-t-on ? Comment le mesure-t-on ? De quelle lecture s'agit-il (toutes les lectures ne se valent pas quant à l'effort requis, la rigueur des raisonnements mis en oeuvre, l'originalité, etc.) ? Met-on sur le même plan les livres de cuisine et les livres d'histoire ? Et, si déclin de cette lecture il y a, quelles en sont les causes : avachissement des exigences scolaires pour une partie de la population (enfants mais surtout parents), prix élevé des livres, concurrence d'autres divertissements (vidéo, médias sociaux, jeux vidéo, spectacle sportif, tourisme) ? Comment prendre en compte la prese, le Web, et le numérique en général, dans la l'appréciation du déclin, sa mesure et son étiologie ?


Ce débat nous dépasse, faute d'analyses rigoureuses à notre disposition ; nous nous en tiendrons au fait indéniable du nombre de plus en plus restreint de librairies dans nos villes et de l'offre croissante d'outils numériques pour la lecture de livres.

Faut-il imaginer les livres sans librairies ? 
Quelle est la part de la librairie dans les décisions d'achat, dans l'intention d'achat, dans le plaisir du livre qui anticipe la lecture. Flâner dans les librairies... Quels rôles jouent le libraire, la présentation des livres sur les tables et dans les vitrines ? Sur ce sujet, je renvoie à la thèse pour le Doctorat de gestion de Sandra Painbéni, thèse soutenue à l'Université de Paris Dauphine en 2008 sur "La prescription dans le processus de décision d'achat de livres" (à partir du cas des romans français nouvellement édités).
Faut-il installer des écrans dans les librairies ? Faudrait-il pouvoir commander sur Internet et passer prendre la commande chez le libraire (sur le modèle "drive" de la grande distribution (cf. Auchan DriveLeclerc Drive ou Carrefour Drive) ?

Les librairies indépendantes américaines déploient des efforts (cf. www.indieBound.org) pour animer les librairies, leur donner une âme. Par exemple, cet été, en publiant Kid's Next, un quatre pages de recommandations de lectures s'adressant aux enfants. Ces librairies organisent des événements, visites d'écrivains, dédicaces, lectures, clubs de lecteurs et groupes de discussion, collecte caritative, etc.
Pour lutter contre les diverses concurrences, recruter de nouveaux clients, il faut leur semble-t-il, s'inscrire dans le local, associer les avantages de la chaîne et ceux de la proximité, les bénéfices du voisinage et les économies d'échelle : ce qu'énoncent les slogans : "Your Locally Owned Independant Booksellers". "Read Local" ! Reste encore à associer à tout ces efforts les avantages du numérique et celui de la flânerie, de la rencontre, du confort aussi (ce qu'ont parfaitement réussi Barnes and Noble et Borders). Reste leur relation au numérique (Web social), aux liseuses et aux livres numériques. Les librairies ne peuvent plus ignorer le numérique. Le site Web est rentré dans les habitudes mais pas encore l'appli qui permet de payer et commander (cf. Starbucks), par exemple. La distribution du livre doit s'inspirer des boutiques de Starbucks, de Nespresso, des Apple Stores, ... Si lire devient un luxe, comme déguster un bon café, allons jusqu'au bout...
Calendrier des événements du mois. Books and Books réunit des librairies indépendantes du Sud de la Floride 

dimanche 21 août 2011

Media Makeover

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Alisa Miller, Media Makeover: Improving the News One Click at a Time, Kindle Edition, Notes, $2,99

Voici un ouvrage publié par Amazon dans sa nouvelle collection de mini ouvrages, Kindle Singles.
L'auteure propose, ni plus ni moins, de changer les médias de fond en comble (makeover), en modifiant notre régime alimentaire en matière d'information. C'est aussi l'objectif du site Media Makeover Project.
L'ouvrage commence par un diagnostic situant des problèmes clés, les "news nutrition facts" : agenda setting / cutting, fragmentation des supports, inégalités devant l'information, etc. Ensuite, elle rédige l'ordonnance et recommande des outils, des méthodes pour que notre information soit plus objective, davantage centrée sur les choses importantes de nos vies et moins sur le divertissement et les faits divers, davantage sur l'international et l'économie et moins sur le sport et le people. S'en suit la mise en question de la personnalisation, de la soumission aux moteurs de recherche et aux médias sociaux pour établir la pertinence d'une information. Il vaut mieux ne pas trouver que ce que l'on cherche : apologie convenue de la serendipity, alors que celle-ci n'est sans doute que la personnalisation des autres (journalistes, experts, amis, etc.).
Quelques remèdes pour que les citoyens s'informent mieux :
"Couverture" du Kindle Single lue sur un Kindle
L'ouvrage est effectivement bref, conformément aux exigences de la collection, avec des allures prosélytes, beaucoup de phrases d'exhortation ("informez-vous" sur le ton de "indignez-vous"). Défense et illustration du journalisme traditionnel, imprégnée de la nostalgie, avouée, de Cronkite et de "60 minutes" ! Trois omissions limitent quelque peu, de notre point de vue l'efficacité du livre (sans doute le prix payé pour la brièveté) :
  • On ne perçoit pas le modèle économique de ces recommandations plus ou moins stratégiques pour la presse (rien sur la publicité et ses outils), rien sur la gratuité et sur ce que sont prêts à payer les lecteurs.
  • L'auteur semble oublier que la compétence nécessaire à la formation des citoyens relève d'abord de l'éducation, celle que les parents et l'école inculquent. Sans cette base, les médias ne peuvent qu'égratigner les difficultés évoquées ; quand ils interviennent, tout est déjà joué et notamment les habitudes "alimentaires" en matière d'information. L'offre média tombe alors dans le schéma bien connu de "la reproduction". Exemple : l'incompréhension par le public américain de l'état du monde ("Report Card: What We Know", situé vers 47% de l'ouvrage N.B. il n'y a pas de pagination pour cet ouvrage qui n'a pas d'antécédent papier).
  • Pas d'interrogation sur la valeur des sources utilisées, alors que beaucoup émanent d'enquêtes déclaratives ; aucun regard épistémologique.
Un mot sur le format Kindle Single. Il s'avère agréable, efficace et trouve parfaitement sa place dans l'offre d'essais. Il peut contribuer à limiter le délayage, abondant dans ce domaine. Les graphiques passent bien malgré l'absence de couleur. Quelques typos. Les notes en fin de volume sont précises et commodes, mais les hyperliens vers le Web nous ramènent vers 1994 !
Concluons : un livre efficace pour se mettre en tête les thèmes essentiels débattus à propos de l'information et du journalisme. Plutôt conformiste : l'auteure ne doute pas un instant du journalisme.
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lundi 15 août 2011

Isaac Bashevis Singer et ses illustrateurs

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"Isaac Bashevis Singer and His Artists", exposition à Miami.

Affiche de l'exposition
On se souvient du désappointement d'Alice (au début de Alice's Adventures in Wonderland) lorsqu'elle découvre que sa soeur lit un livre sans images ("and what is the use of a book whithout pictures or conversations?"). Quel rôle jouent les illustrations pour les livres ? Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature (1978), new-yorkais d'origine polonaise, publia en yiddish. Ses ouvrages ont été souvent illustrés, notamment les livres pour enfants, Singer choisissant lui même les illustrateurs. Son oeuvre fut presque entièrement publiée dans la presse, d'abord des titres en yiddish puis en anglais ("second original") et là encore les illustrations ne manqueront pas. Singer a même été publié, entre autres, par les magazines Playboy et Esquire.
Miami, où Singer finira sa vie, consacre une exposition à ses illustrateurs : "Isaac Bashevis Singer and His Artists". L'ensemble des illustrations réunies par cette exposition donne à voir son oeuvre et ses personnages. Un dialogue semble s'être instauré entre les oeuvres écrites et les images d'illustrations, dans les éditions de ses livres et nouvelles mais aussi pour les publications dans la presse. Cette importante oeuvre des illustrateurs est désormais indissociable de l'interprétation de l'oeuvre de Singer et de son imaginaire.
  • Parmi les documents de l'exposition, se trouvent aussi de mnuscules carnets de notes manuscrites de l'écrivain, en yiddish (cf. infra). Ces carnets rappellent combien l'écriture manuscrite reste déterminante dans le mode de production littéraire, dans la préparation et l'élaboration première des textes, le remuement des idées et la mémoire des images. 
  • L'exposition rappelle aussi le rôle majeur tenu par la presse dans la publication de l'oeuvre, fonctionnant comme une première fenêtre de diffusion (sorte de chronologie des médias) et donnant de l'élan aux textes, ajoute des degrés de liberté à l'auteur pour ses négociations avec l'éditeur.
  • La notion d'illustration prend un sens nouveau avec l'illustration musicale telle que la propose Booktrack ("Soundtracks for books"). La lecture, la répartition de la concentration et de l'attention en sont affectées et quelque peu dispersés, invitant à penser le mécanisme de la lecture et plus généralement de la consommation des médias à la fois audios et visuels. 
Dans le Saturday Evening Post, 26 février 1966. Illustration de Des Asmussen.
Carnets de notes de Singer

vendredi 12 août 2011

Actualités de Montaigne

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Montaigne est actuel. Sur presque tous les sujets, ce qu'il a écrit il y a plus de quatre siècles, il invite encore à penser. Pourtant, la langue de Montaigne nous est de plus en plus lointaine voire incompréhensible ; ses références historiques et philosophiques sont ésotériques pour beaucoup d'entre nous, rendant sa lecture difficile. Plusieurs éditions récentes de Montaigne se sont attelées à cette difficulté. Comment rendre Montaigne lisible, aimable, comment rendre son actualité accessible, féconde. Il ne s'agit pas seulement de la langue, mais de l'organisation même des Essais, de leur présentation à des lecteurs entraînés à d'autres médias, en somme de leur ergonomie.
Partons de l'édition postume de 1595 (la première édition date de 1580) comme point de repère. Elle est reprise par Gallimard dans la Pléiade, édition savante, dans le français de l'époque avec des notes de bas de page pour ce qui n'est plus clair à un lecteur du XXIe siècle. L'ensemble comporte 1975 pages avec index, variantes, bibliographie et plus de 400 pages de notes. Un album l'accompagnait en 2007.

En contrepoint de cette édition de référence et d'étude, voici trois éditions rompant délibérément avec l'édition originale, son ordre, sa langue pour mieux faire valoir un texte qui n'a vieilli que dans ses apparences ou, plutôt, dans son mode d'emploi.
  • Citons aussi la traduction des Essais en "français moderne" par André Lanly, Paris, Gallimard, 2008, 1534 p.
  • How to Live. A life of Montaigne in one question and twenty attempts at an answer, par Sarah Backwell, Vintage Books, London, 2011, 388 p. Index, chronology. 
    • L'auteure, décidément irrespectueuse et moderne -et en cela digne de Montaigne - sort des chemins  habituels pour rendre Montaigne lisible par un large public anglophone. Elle propose un Montaigne pratique (de type Q and A), pour apprendre à vivre, "prendre soin de soi", comme on disait. Après tout, remarque-t-elle, Les Essais ne sont-ils pas une préfiguration de ce qu'apportera le Web à la biographie avec les blogs, les pages personnelles, les murs des réseaux sociaux ? 
    • 20 questions ont été identifiés par Sarah Backwell, thèmes susceptibles d'accrocher ses comtemporains, 20 portes d'entrée, 20 chemins de pensée où suivre Montaigne. Exemples : "Do a good job, but not too good a job", "Wake from the sleep of habit", "Do something no one has done before", "Give up control". Quel programme !
  • Aux Editions Leo Scheer, Bénédicte Boudou a dirigé Le Dictionnaire de Montaigne ; elle poursuit un objectif voisin : donner envie de lire Montaigne, faciliter la lecture des Essais. Pour aider le lecteur qui a perdu son latin, cette "anthologie thématique" de 718 pages comporte d'utiles notices biographiques du monde de Montaigne (130 pages) et deux brefs index (des noms, des thèmes). Le texte de Montaigne a été traduit du français moyen au français contemporain, les citations latines sont traduites, la ponctuation modernisée. De plus, les auteurs ont effectué une recomposition en 150 thèmes dans lesquels il et aisé de s'orienter.
Dans tous ces cas, le travail éditorial consiste à rendre Montaigne aux lecteurs. Il y a eu d'autres tentatives dans les siècles passés.
A tout cela manque aujourd'hui une dimension numérique (cf. le travail récent sur Molière), la capacité de lire sur des liseuses (eReaders), avec leur portabilité, leur moteur de recherche, leur dictionnaire intégré, le partage des notes, les illustrations didactiques.  Recomposer Montaigne avec des liens, des personnalisations, etc. : en versions numériques, Kindle, iBook, applis, n'existent paradoxalement, pour l'instant et à notre connaissance, que des reprises strictes du texte de Montaigne, sans aucun travail éditorial). A comparer aussi  avec le travail effectué pour l'appli iPad consacrée à On the road de Jack Kerouac.
En attendant de telles productions, ces diverses éditions, et il y en a des dizaines d'autres, rappellent la versatilité de l'édition papier et toutes les possibilités qu'elle ouvre.

N.B. 
  • Signalons, pour replacer Montaigne dans l'évolution littéraire et le "genre essais", le travail de Marielle Macé, Le temps de l'essai. Histoire d'un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, 366 p. Index, Biblio. Tout particulièrement le chapitre 1, "Mémoire du genre".
  • Voir aussi l'ouvrage estival d'Antoine Compagnon, Montaigne en été.
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lundi 8 août 2011

Batailles d'écritures, avenir du manuscrit


Une bataille de l'écriture manuelle (Handschrift, calligraphie) se déroule en Allemagne. Quelle écriture faut-il enseigner, selon le niveau scolaire (primaire, secondaire) ? Le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FaZ) rend compte à la une d'un conflit politique qui se déroule actuellement à Hambourg et de son inscription dans l'histoire de la culture allemande.
Pour simplifier : les partisans d'une écriture scripte (unverbundenDruckschrift) s'opposent aux partisans d'une écriture en lettres attachées, cursive (verbundenAusgangschrift), plus rapide. Question diablement politique : en 1941, Hitler avait imposé le passage à une écriture scripte avec un alphabet dit latin (Normalschrift) ; l'écriture alors usuelle, héritée du gothique, dite Sütterlin (du nom de son auteur), étant déclarée "juive" (circulaire du 3 janvier, signée Martin Bormann !).


L'enjeu du débat actuel est considérable ; de son issue dépendent :
  • les dépenses d'éducation : manuels à réimprimer, éventuellement, 
  • la réussite scolaire des élèves ballottés, au gré des classes, d'une écriture à l'autre, 
  • la difficulté globale de lecture des écritures cursives (aux examens, par exemple)
  • la performance des logiciels de lecture automatique : lecture automatique de document (LAD) et reconnaissance optique de caractères (OCR).
Le besoin d'une écriture commune est certain : il faut non seulement que tous les élèves puissent lire ce qui est écrit au tableau mais, mais aussi et surtout, dans l'intérêt de la société et de son économie, que tout ce qui est écrit à la main puisse être lu par tous.

Cette bataille scolaire a un air gentiment anachronique (cf. supra, l'illustration de la FaZ) alors que les élèves utilisent de plus en plus des outils d'écriture non manuscrite (ordinateurs, smartphones, etc.). Il n'en est rien. Quel statut prend le manuscrit dans une société à typographie numérique dominante ? Il ne disparaît sans doute pas, la fameuse victoire de Gutenberg est loin d'être totale ! Un paradigme ne se substitue pas à un autre, il l'englobe, en redéfinit la place.
Le marketing continue, par exemple, de recourir à des journaux d'écoute ou de pratiques média manuscrits (diary) pour des enquêtes. Le manuscrit, rigoureusement analysé et exploité, n'est-il pas au numérique "dactylographié", comme le quali au quanti (cf. la défense du manuscrit, par Tim Ingold) ? L'écriture manuscrite est révélatrice de la personnalité, d'un style (graphologie, calligraphie)...

Des applis sont développées permettant d'écrire avec un doigt ou avec un stylet sur un téléphone ou une tablette (cf. Penultimate Evernote), qu'il s'agisse de l'écriture de langues alphabétiques ou du chinois, etc. On peut aussi dicter grâce à la reconnaissance vocale (Dragon, applis intégrées dans les smartphones, les tablettes, les ordinateurs, etc.).
Comme toujours, l'histoire des médias resurgit à cette occasion et l'histoire culturelle et commerciale de l'Europe est reparcourue par le débat des écritures manuscrites. Le débat réveillé aujourd'hui à Hambourg s'étendra assurément à toute l'Europe. Aux Etats-Unis, la place de l'écriture cursive est en discussion dans la pluparts des Etats (certains s'en tientraient à l'écriture scripte). Dans de nombreux Etats, l'apprentissage de l'écriture cursive a été abandonné tandis que celle de la dactylographie devenait obligatoire. En Grande-Bretagne, une enquête de Docmail (2014) confirme la régression de l'écriture manuscrite.
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vendredi 5 août 2011

Brecht et Weigel à la maison

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Chausseestrasse 125. Die Wohnunngen on Bertolt Brecht und Helene Weigel in Berlin-Mitte, fotografiert von Sibylle Bergemann, Akademie der Künste-Archiv, 96 p.

Visiter la maison d'un écrivain pour mieux comprendre le mode de production de ses textes ? Pourquoi pas. La dernière habitation de Brecht peut être visitée à Berlin, Chausseestrasse 125. La visite, guidée, est brève, claire. Le document qui l'accompagne également.

Cette maison est aussi et, peut-être, d'abord, un atelier où se fabriquent les pièces de théâtre ("Produktionstätte"), où se réunissent les acteurs, costumiers, décorateurs des pièces jouées par le Berliner Ensemble, théâtre que dirige Helene Weigel : des bureaux et tables pour écrire, ciseaux et colle, pinceaux, schémas de mises en scène, documents (photos, journaux, anglais et américains notamment)... Une radio, une machine à écrire (portable), des téléphones fixes et même un téléviseur dans la chambre d'Helene Weigel. Des livres.

Le document du musée rapporte des réflexions sur les effets de l'habitation (l'habiter), sur le rôle et l'ampleur des habitudes ("die Diätetik der kurzen Gewohneiten") prises dans une habitation, réflexions stimulées par une discussion avec Walter Benjamin. En allemand comme en français, les notions d'habitude (Gewohnheit) et d'habiter (wohnen) sont parentes et renvoient, pour le français, au verbe latin avoir (habere). Dommage que le mot "habitant" l'ait emporté sur l'ancien français "habiteur" : de la maison et de celui qui y demeure, quel est l'habiteur ?

Au mur, sur des étagères, des signes des engagements de Brecht : un poème de Mao, une image et un texte de Confucius ("Der Zweifler", celui qui doute, titre d'un poème de Brecht, repris dans le livre, p. 50), des masques de théâtre japonais Nô : la ligne asiatique ("die asiatische Linie") qui court dans l'oeuvre de Brecht est manifeste, tout comme la ligne marxiste, non stalinienne (portraits de Lénine, Marx, Engels). Et encore des livres, de toutes sortes : des policiers (Krimi), des livres de cuisine et les classiques (Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervantes, etc.)...

Trop peu d'attention est accordée par les sciences des médias et des cultures au mode de production des oeuvres, des médias (épistémologie). Les modes de production, littéraires ou cinématographiques, restent dissimulés dans la notion fumeuse d'auteur. D'après cette habitation, qu'est-ce qui a changé dans les technologies de création littéraire ? L'ordinateur et le Web. Si peu, et tellement.
Cette habitation énonce un mode de vie indissociable d'un mode de production et d'un rapport au monde : l'habitation ne doit pas manifester, provoquer d'attachements. Elle reste un lieu provisoire, pas d'enracinement. Dernière habitation de passage pour ces deux qui furent des émigrés perpétuels, condamnés par le nazisme dès 1933, mais revenant à la langue allemande et à Berlin, un moment usurpés (cf. le texte de Anna Seghers sur la langue parlée, prononcée par Helene Weigel, pp. 66-68). Brecht et Weigel sont enterrés ensemble, selon leurs voeux, dans le cimetière voisin, à quelques pas des tombes de Fichte et de Hegel...
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dimanche 31 juillet 2011

Philosophes dans la vitrine



Place de la Sorbonne, un grand libraire et éditeur, La Librairie Philosophique Vrin, sans doute le meilleur libraire de Paris pour la philosophie (entre autres), a mis la philosophie française en vitrine. Formidable ! Dans ce Quartier latin où les marchands de fringues et les boutiques de nourritures dite rapides auront bientôt fini de chasser les librairies, comment ne pas applaudir.

Pourtant, à y regarder de près, il m'a semblé qu'un acte manqué, un oubli, une étourderie, qui sait, une ignorance - à moins que j'aie mal vu - retient de se réjouir sans arrière pensée de cette belle initiative. Tout le monde est là, avec plusieurs titres parfois : Sartre, Foucault, Bachelard, Merleau-Ponty, Canguilhem... sauf Emmanuel Lévinas. Dommage. D'autant qu'il a publié plusieurs ouvrages chez cet éditeur, et ce, dès 1947, d'autant qu'il a introduit Husserl en France, dès 1931, bien avant ceux qui, en vitrine, se sont fait un nom grâce à la phénoménologie, d'autant qu'il a fréquenté cette Sorbonne, où il a fait cours, participé à des jurys de thèse... Lui qui a donné statut philosophique au regard et au visage mérite la première place parmi ces figures. Merci à Vrin de réparer cette oubli.
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jeudi 21 juillet 2011

Presse et sport dans la France nazie

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Jacques Seray, La presse et le sport sous l'Occupation, Paris, 2011, Editions Le Pas d'Oiseau, 285 pages, Bibliogr., Index, Documents annexes. Préface de Pierre Albert.

On ne dira jamais assez la contribution constante et exemplaire des organisations sportives à l'établissement et au maintien des régimes fascistes et autres dictatures en tout genre (nations soviétisées, Espagne franquiste, Allemagne nazie, Italie mussolinienne, etc.). Le sport, olympisme compris, a les mains sales. Et cela ne s'arrnage pas !

Cet ouvrage raconte, plus qu'il n'analyse, la contribution du sport et de sa presse à la collaboration avec les nazis et le pétainisme en France. Bien documenté, bien informé, l'auteur détaille, parfois avec un humour féroce, les compétitions, leur évolution, leurs relations avec la presse sportive. Alors que l'on impose le port de l'étoile jaune, que l'on déporte et assassine, l'essentiel pour la population française reste l'organisation de sa vie quotidienne : faire comme si rien n'avait changé. C'est l'objectif assigné à la collaboration par les nazis : que sur le front Ouest tout reste calme. Courses cyclistes, championnats de football y contribuent. Le Maréchal veut une jeunesse saine et musclée. "Serment de l'athlète", carte du sportif, Vichy a même une politique du sport à laquelle contribuent, avec dynamisme, de nombreux champions (Jean Borotra, etc.) et la presse !
La course Paris-Roubaix peut avoir lieu alors même que l'armée nazie assassine à deux pas (cf. p. 216). Emblématique. Boxe, rugby tout va bien : alors que les troupes américaines et anglaises ont déjà débarqué, la France s'enthousiasme avec la "presse traduite" pour les grandes compétitions sportives. Seules la radio (Londres) et la presse clandestine, résistante, informent...

La collaboration est populaire, mais, pourtant, il suffira de quelques semaines pour que s'effectue un revirement complet. Discret opportunisme et intérêts bien compris : une phrase clé citée par Jacques Seray énonce le principe qui permettra d'excuser la collaboration de la presse : "ainsi certains rongeaient leur frein dans une presse qui n'était pour eux que nourricière" (p. 234). On "s'accommode", comme dira Jean-Paul Sartre. D'autant plus convaincant que ce n'est pas son objet premier, le livre en dit long sur l'intrication des mécaniques complexes de la vie publique, des intérêts égoïstes et de la morale personnelle. L'auteur rend compte subtilement, par touches, plutôt que par démonstration, de l'acceptation quotidienne de la domination nazie. La plupart des collabos seront graciés et reprendront leurs activités : en fait, la collaboration n'est pas un crime quand elle est raisonnable et pas trop visible ! Le changement de politique, après la victoire des Américains et des Anglais, se fera souvent avec les mêmes personnes. On mettra l'oubli au programme des gouvernements, on en fera une vertu. Ainsi, par exemple, un certain Jean Dauven, journaliste à Tous les Sports, s'illustre par des écrits antisémites "nauséabonds" sur "les Juifs et le sport" (cf. Annexe 9, p. 265) ; qu'importe ! en 1966, il publiera chez Larousse une Encyclopédie du sport. Comme dit Jacques Seray, "l'homme traversa aisément le miroir, nullement en butte à des vicissitudes" (p. 180).
Dès 1945-46, la presse sportive s'épanouit à nouveau. Tout quotidien publie son supplément sportif. L'Equipe remplace L'Auto, qui avait bien traversé la période. Et revient le Tour de France, avec beaucoup des mêmes journalistes et organisateurs.
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samedi 16 juillet 2011

Al Jazeera : quel modèle de TV internationale ?

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Claire-Gabrielle Talon, Al Jazeera. Liberté d'expression et pétro-monarchie, Paris, PUF, 2011, 286 p., Bibliogr.

Dans la télévision internationale, l'événement majeur de ces dernières années est, sans conteste, la percée de la chaîne qatari de langue arabe, Al Jazeera. Dénoncée parfois comme chaîne terroriste, elle sera accusée d'etre liée à Al Quaïda dont elle aurait relayé les vidéos après le 11 septembre 2001. En 2011, son existence s'est quelque peu banalisée. Avec Al Jazeera en anglais, on la voit même pénétrer le marché américain (présente dans les premiers DMA, elle annonce 5 millions d'abonnés en décembre 2011). Al Jazeera en anglais compterait, selon la chaîne, 250 millions d'abonnés dans le monde (décembre 2011). De plus, Al Jazeera prend une place de plus en plus importante dans le football français (non sans réticences locales).

Al Jazeera, chaîne d'Etat, est lancée en 1996 par l'émirat de Qatar, auquel elle appartient. Contrairement aux autres chaînes pan-arabes (off-shore) qui diffusent des programmes de divertissement depuis l'Europe, Al Jazeera diffuse de l'information internationale en continu depuis Qatar (on-shore). Elle émet une diversité, relative, de points de vue politiques, culturels ou religieux et met fin au monopole saoudien dans les médias arabophones (groupes Orbit, Rotana, MBC, ART). Al Jazeera constitue désormais un groupe diversifié d'une dizaine de chaînes (sport, politique, information continue, enfant, documentaires). Du côté français, Lagardère participe au développement de Al Jazeera Children (JCC). Depuis 2011, Al Jazeera Sport est désormais un acteur essentiel du football français, allant sur les brisées de TF1 et Canal + : le groupe a répondu à l'appel d'offre pour les droits audiovisuels de la Ligue 1 de football  (LFP, 2012-2016) qu'il a gagnés, il a également gagné les droits de la Ligue des Champions (2012-2015, UEFA). De plus, Al Jazeera Sport a repris l'équipe de football professionnel du PSG qui passe sous contrôle qatari (70%). Al Jazeera, fort de ces actifs, lancerait une chaîne de sport en France en 2012.
La une d'un hebdomadaire sportif 11 juillet 2011

L'ouvrage de Claire-Gabrielle Talon, arabisante, est issu d'une thèse de sciences politiques, soutenue en 2006. L'essentiel des résultats proviennent d'analyses d'entretiens avec des cadres et journalistes de la chaîne ainsi que d'analyses de contenu des émissions diffusées par la chaîne. Outre une description méticuleuse de l'environnement et de la dépendance économique de la chaîne (Qatar, "Etat rentier", dont l'économie est fondée sur le pétrole et le gaz, etc.), elle laisse entrevoir les rouages politiques de la dynastie qatarie (clientèlisme, oligarchie, religion). Elle dégage ainsi l'originalité et le paradoxe de cette chaîne pluraliste émanant d'une nation qui ne l'est pas. Etudiant les discours de la chaîne, l'auteure les replace dans le cadre global des théories du discours journalistique et de leur histoire occidentale, invitant à élargir la réflexion sur des questions telles que l'objectivité, l'internationalisation, le rôle de la langue...

Cette étude approfondie du cas Al Jazeera débouche ainsi sur une réflexion plus générale sur les médias. Livre rafraîchissant, important pour désethnocentriciser notre vision tellement réductrice des médias télévisuels et du journalisme. Comment, dans cette perspective, se distingue, par exemple, France 24, qui émet aussi en arabe ?
Depuis la publication de cet ouvrage, le directeur d'Al Jazeera a démissionné (septembre 2011) suite à des révélations de Wikileaks sur des pressions qu'il aurait effectuées pour maintenir une ligne éditoriale ne gênant pas trop les Etats-Unis (cf. l'article du New York Times).
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jeudi 14 juillet 2011

Sociologie des réseaux sociaux. L'ancienne et la moderne

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Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2ème édition 2011, 125 p. Biblio.

La notion de réseau social n'a pas attendu MySpace, Facebook, Foursquare, Twitter, YouTube ou Google+. C'est la première leçon de ce manuel qui nous renvoie aux auteurs clés de ce domaine : Georg Simmel (géométrie du monde social), Jacobs Levy Moreno (sociométrie), Stanley Milgram. Il nous renvoie aux approches sociologiques et ethnologiques (trop peu) des réseaux sociaux. De là, on passe aux ressources qu'apportent à l'analyse des réseaux la théorie des graphes (dont est issue la notion de social graph) et le calcul matriciel (Katz, Festinger). Etapes indispensables, peut-être les plus prometteuses. Ensuite, l'auteur traite de la sociabilité et du capital social, de l'amitié, de la réputation, notions exploitées plus ou moins rigoureusement par la pratique publicitaire. Exposition claire, rigoureuse, sans charabia, servie par des illustrations également claires et une bibliographie choisie, riche mais qui devrait être hiérarchisée pour être tout à fait utile.
      • N.B. La bibliographie des ouvrages de sciences sociales - et des thèses, qui sont le modèle - s'en tiennent à des modalités d'exposition anachroniques, selon l'ordre alphabétique, alors qu'il faudrait, au moins, y ajouter une présentation sous forme graphique, indiquant des itinéraires de lecture. La bibliographie n'a pas encore intégré l'existence du Web et des moteurs de recherche. Patience !
Quinze pages sont consacrées aux réseaux sociaux en ligne actuels mais elles cernent le problème plutôt qu'elles ne l'abordent, avec les notions de sociabilité, endogamie, démocratie 2.0, présentation de soi, etc.
  • Le fonctionnement de ces réseaux, leur évolution  ("implicit social graph", social CRMFacebook connect, etc.) ne sont qu'à peine effleurés, leur diversité et leurs interactions non expliquées (quel rapport entre Facebook, Twitter, Linkedin, YouTube, etc.). 
  • L'exploitation publicitaire et la place des marques ne sont pas évoquées, or elles jouent un rôle primordial dans les valorisations boursières, les levées de fonds, le financement même de ces réseaux. Comment comprendre sans cela la bataille technologico-économique formidable où s'affrontent, notamment, Google et Facebook ? 
  • Comment comprendre l'échec de réseaux fondés sur la musique (MySpace, Ping) malgré le soutien de groupes puissants (News Corp., Apple) ? En quoi YouTube est-il un réseau social ? Pandora, Shazam ? 
  • Quel rôle joue le mobile dans ces réseaux (qu'il s'agisse d'applis ou de fonctionalités comme Unsocial) ?
  • Quel est le métier de "community manager", au sens où l'on a parlé de "métier de sociologue" ?
  • Que se passe-t-il, et comment, dans ce domaine en Asie ? Notre sociologie est entièrement dédiée à l'univers occidental, dominé par la culture de recherche développée par les universités américaines. Dommage, pour une discipline qui a souvent fait de l'ethnocentrisme l'objet de ses recherches et de ses dénonciations.
Manifestement, la sociologie est plus à l'aise dans l'histoire que dans la compréhension du présent en train de se faire. Faut-il toujours traiter les faits sociaux comme des choses, qu'est-ce qu'une sociologie qui n'est pas une économie ? Tout se passe comme si la recherche universitaire se trouvait, vis à vis des réseaux sociaux numériques et des entreprises qui les développent, dans la même situation que les agences de publicité : démunies devant des entreprises totales, protéiformes qui détiennent, par construction, le monopole des données et, les analysant en continu, dévaluent toutes tentatives d'analyses exogènes, analyses toujours déjà en retard, condamnées à ne comprendre le changement social qu'à son crépuscule. Un peu d'épistémologie pourrait-il éclairer ces questions ? La sociologie décidément a bien du mal avec les médias. Absence de pratique ?

En conclusion, malgré ses inévitables limites (l'auteur en pointe plusieurs lui-même), cet ouvrage constitue une indispensable propédeutique à la compréhension des réseaux sociaux issus du Web. C'est un bon outil pour qui travaille sur le marché publicitaire des données personnelles : il contrebalancera, par son rappel des concepts premiers, les approximations qu'imposent l'urgence de la pratique et du commerce, et les changements incessants de ces domaines.
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dimanche 10 juillet 2011

Maïakovski, poète de la publicité russe

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Maïakovski, Rodtchenko, Choix de poèmes et traductions du russe, Henry Deluy, Illustrations d'Alexandre Rodtchenko, Paris, Le Temps des cerises, 2011, 324 p.
Publicité pour les éditions d'Etat et pour une bière (o.c. p. 187)
Poète futuriste russe, bolchévik (1893-1930). Sa relation à l'Etat soviétique est complexe : favorable mais, révolutionnaire, anticonformiste, il ne supporte pas la politique soviétique d'enrégimentement des artistes ; il critique férocement la bureaucratie, l'abus de réunions ("Ceux qui siègent"), la soumission au "goût public", aux habitudes. En même temps qu'il dirige la revue LEF (Front Gauche de l'Art) qui réunit Pasternak, Babel, Eisenstein, Rodtchenko, Meyerhold, entre autres, Maïakovski rédige des slogans publicitaires, rimés parfois, pour des grands magasins, pour divers produits (bière, édition, bonbons, chaussures, etc.), et, notamment, pour les affiches de l'agence de presse Rosta. "Moi, j'ai appris l'alphabet avec les enseignes" ("J'aime"), écrira-t-il. La publicité participe de la transformation culturelle d'une société.

Dans sa poésie, comme dans ses slogans, se manifeste une recherche d'écriture et de graphisme (le texte est aussi une image) pour réveiller la perception, donc la pensée. Maïakovski milite avec les formalistes comme Roman Jakobson et Victor Chklovski. Il revendique l'effet oral de la poésie ("et la prose me rend muet"), de la versification ("Je taille // Mes cris pour y gagner des vers") et donne fréquemment des lectures publiques de ses poèmes (il en fera au Café Voltaire, à Paris, auxquelles assisteront Louis Aragon avec Elsa Triolet, amie de longue date de Vladimir Maïakovski).

Cette sélection de poèmes est servie par une illustration rare (elle pourrait être mieux légendée) qui fait appréhender une volonté de défaire les modes d'expression traditionnels pour faire entendre des voix nouvelles. Les illustrations soulignent la place accordée alors à l'expression publicitaire comme laboratoire de la communication.
Dans la poésie de Maïakovski, surgissent le téléphone et ses usages ("J'ai heurté de mes lèvres l'enfer du téléphone", "De ça"). Sa poésie, futuriste, célèbre les nouveaux médias (affiches imprimées, télégraphe, téléphone), les machines et de leur rythme (sirènes, roues), les locomotives, les aéroplanes, les tramways électriques, les grands immeubles. Modernité industrielle (l'acier, l'électricité) qui saisira aussi Guillaume Apollinaire, Dziga Vertov, Edgar Varese, Serge Essenine... Apologie logique et esthétique du linéaire, des colonnes, de la vitesse, de l'ordre alphabétique (la nouvelle politique économique, NEP, révérait Taylor et Ford, alors que Chaplin fut plus lucide dans Les Temps modernes). Les "sociétés industrielles", même léninistes, élaborent les fondements de cultures mécaniques, cultures que secouera et digérera le numérique, un siècle plus tard.

Note :
Sur la taylorisation de la culture, des procès de travail, le rôle du chemin de fer, de l'électricité, etc. voir, de Robert Linhart, Lénine, Les paysans, Taylor, Paris, Seuil, 1976, 220p. 17 €
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samedi 9 juillet 2011

La télévision, des habitudes pour la vie ?

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Erk Simon Dina Hammelsheim, Peter H. Hartmann, "Das Fernsehprogramm - Ein Freund fürs Leben ? ", Media Perspektiven, 3, 2011, pp. 139-146  (traduction du titre : l'émission de télévision - un ami pour la vie ?)

Que reste-t-il de la fréquentation de la télévision ? Les goûts acquis au cours de l'enfance et de l'adolescence télévisuelles perdurent-ils au-delà de ces âges pour structurer nos consommations télévisuelles d'adultes ? Combien de temps restons-nous des "enfants de la télé" ? La problématique est connue, elle court dans toutes les analyses de consommations de média : quel est le rôle de la génération, quel est celui de l'âge ?
Pour le savoir, des chercheurs (université, télévision publique) ont approché l'effet de cohorte à partir de données audimétriques de GfK extraites parmi celles des années 1993 à 2010 (GfK gère et exploite le panel pour la mesure des audiences télé en Allemagne). La génération la plus ancienne est des personnes nées avant 1926. Sept groupes d'âge de personnes de 14 ans et plus ont été construits prenant pour variables de contrôle des informations socio-démographiques (sexe, formation scolaire, statut professionnel) ainsi que l'étendue de la réception télévisuelle (câble, satellite, terrestre).

Résultats principaux
  • Pour la durée globale de consommation, l'effet de cohorte est faible tandis que l'effet d'âge ("Alterseffekt") est fort. La durée de télévision consommée (die Fernsehnutzungdauer) augmente régulièrement avec l'âge. Ensuite, parmi les variables, la variable scolaire joue un rôle majeur : plus forte la formation scolaire, plus faible la durée de consommation télévisuelle. Le statut professionnel joue de la même manière, les personnes employées à plein temps hors de la maison regardent moins de télévision. Contrairement aux préjugés courants, ces deux résultats sont indifférents au sexe des personnes. L'effet de l'étendue de l'offre de programmes est faible.
  • Lorsque, de la durée globale, on passe aux émissions de variétés (Volksmusiksendungen), l'effet de cohorte (la génération) l'emporte sur l'effet d'âge. 
  • Pour une émission donnée, "Tatort" par exemple, série policière (Krimireihe) de 90 minutes diffusée par la première chaîne allemande (ARD, dimanche 20H15) depuis 1972, l'effet de cohorte est faible et l'effet d'âge l'emporte.
Travail remarquable par sa rigueur méthodologique et pour ses conclusions. Bien sûr, tout ceci a besoin d'être approfondi en multipliant les types d'émission, en variant les chaînes, les pays. Comment tout ceci est-il affecté par l'évolution des modes de distribution (plus longue espérance de vie des programmes, disponibles en permanence sur divers supports), par les changements de modes de socialisation (réseaux sociaux) ? Imaginons une continuation de cette étude à partir de YouTube... Cette recherche peut servir de base de départ à de nombreux approfondissements concernant d'autres médias : la presse, par exemple, aurait sans doute beaucoup à apprendre de telles études.
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dimanche 3 juillet 2011

Pixar, phénoménologie de l'esprit numérique

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Hervé Aubron, Le génie Pixar, Editions Capricci, 2011, 96 pages
David A. Price, The Pixar Touch. The making of a company, 2008, 296 pages

Affichage publicitaire dans le métro parisien (juillet 2011)
Voici d'abord un tout petit livre, précieux, écrit par Hervé Aubron, spécialiste de cinéma. Son objet : la culture développée par les studios Pixar, installés dans le désert de l'Utah, chez les Mormons. Selon la culture Pixar, culture que l'on dira numérique, faute de mieux, l'ordinateur est l'outil primordial de création et de travail. Dans la science fiction qui sous-tend la métaphysique implicite des films de Pixar, les robots (les ordinateurs) s'emparent du pouvoir déchaîné par de vagues apprentis sorciers (référence à Disney, 1940). Tout se passe comme si l'on assistait à un dialogue hommes-machines mis en scène dans un film dont l'auteur serait un ordinateur.
L'auteur, qui sait son Pixar par coeur, surestime souvent son lecteur, évoquant plus que citant, maniant l'allusion de manière vertigineuse. Une seule lecture n'y suffit pas pour tout saisir.

Pixar, rappelons le, ce sont onze films d'animation, des prouesses technologiques d'imagerie numérique (computer graphics), des millions d'entrrées en salles : "Toy Story" (1995, 1999, 2010), "A Bugs Life" (1998), "Monsters, Inc." (2001), "Finding Némo" (2003), "The Incredibles" (2004), "Ratatouille" (2007), "Wall-E" (2008),  "Cars" (2006), "Up" (2009). Ce sont aussi des messages publicitaires, des logos, et surtout beaucoup de "technologie au service de l'art" ("The Technology behind the Art") dont le fameux RenderMan indispensable pour le rendu des personnages.

Hervé Aubron renvoie, pour la matière première de son analyse, au livre de David E. Price sur la formation de Pixar. David E. Price raconte l'histoire de Pixar, de Lucasfilm au rachat par Steve Jobs (1986) puis par Disney (2006). Et cet essai documentaire s'avère un roman historique passionnant. On y aperçoit, sans que cela soit théorisé, les forces en présence : les universités et les recherches (doctorants, professeurs), les laboratoires de grandes entreprises (Boeing, Xérox, etc.) qui vont fournir les acteurs. Et puis, bien sûr, Apple et Disney. Le livre est traversé par des personnages impressionnants, tétus, voyants, créatifs, parmi lesquels, Steve Jobs. Pixar est souvent retenu comme un modèle de gestion de l'invention progressive ("little bets", cf. l'ouvrage de Peter Sims).

Une fois digérée cette histoire grâce à David E. Price, on peut revenir à Hervé Aubron et goûter son analyse. Dès lors, son travail se révèle un rare livre de philosophie des médias numériques, où Disney et Kubrick, et plus encore Renderman, sont des "théories matérialisées". Cette phénoménologie que parcourt l'Esprit numérique, du premier Disney à chacun des films successifs de Pixar, figure du Savoir Absolu, est souvent succulente, toujours grinçante. Travail stimulant, difficile où il faut suivre l'auteur qui finit par confronter Walter Benjamin avec les personnages du monde selon Pixar : "Le capitalisme est un grand dessin animé : il fait comme si les marchandises étaient mues par une vie propre". De quoi penser mieux le numérique au cinéma et rompre avec tant de célébrations fadasses et béates, cette "nuit où toutes les vaches sont noires". Et relire d'un autre oeil le "Livre 1" du Capital sur le fétichisme de la marchandise !