samedi 27 octobre 2012

Aux limites du tourisme, la culture


"Nouvelles (?) frontières du tourisme", Actes de la recherche en sciences sociales, N°170, décembre 2007

Les auteurs réunis dans ce numéro décortiquent la genèse et les caractéristiques de formes particulières de tourisme telles que les chambres d’hôtes (Gîtes de France), le tourisme humanitaire (Tourisme et Développement Solidaire), le tourisme religieux, le Club Méditerranée et Tourisme et Travail (proche de la CGT). L'une des contributions, particulièrement éclairante, est consacrée au rôle des voyages dans la formation des "élites". L'ensemble constitue une véritable variation eidétique ; cette approche multiple dégage l’essence du discours touristique, le rôle joué par les prétextes et motifs apparents (rattrapage culturel, solidarité, etc. ), tout le travail de rationalisation qui accompagne l’économie touristique, et constitue une part essentielle de son marketing.

L’analyse sociologique révèle la mise en scène de l’illusion qui est au principe de ces formes de tourisme toutes situées à la limite de l’économie touristique. Toujours ce besoin d’illusion du touriste "pas comme les autres", qui ne veut pas "bronzer idiot" et rehausse ses vacances de divers "suppléments d’âme".

Alors, touristes un peu honteux, en proie à la "mauvaise foi", les "bronzés" déguisent leur tourisme. Plutôt que du tourisme, ils font de l’humanitaire, du "tourisme vert", du "voyage nature" (Carnets d'Aventures, Bio sous-marine), de l'oenotourisme, de l’écotourisme, du "tourisme durable", des pèlerinages religieux (Compostelle), de la  littérature, des voyages culturels ("faire de la culture un voyage", propose Arts et Vie), de la photographie (Destination Photo. Le magazine du photographe voyageur, lancé en juin 2012). Moins honteux, les pêcheurs et chasseurs : Partir pêcher, Voyages de chasse, Voyages de pêche, HS Chasse sous-marine de Apnéa (plongée), etc. En juillet 2013, le groupe Prisma / Bertelsman lance un bimestriel, Femme Actuelle Jeux Voyage pour que ses lectrices puissent "se cultiver tout en voyageant".
Toutes ces dimensions atténuent et dissimulent ce qu’il y a de culpabilisant dans cette bougeotte généralisée et ce désir d’exotisme lorsqu’il met des touristes riches en présence d'autochtones pauvres. Culpabilité qui fit le succès d'un roman emblématique, The Ugly American (William Lederer et Eugene Burdic, 1958).
Comme ces tourismes grimés, les discours touristiques que produisent la sémiologie publicitaire, les magazines et les catalogues se fondent sur l’euphémisation voire la dénégation des rapports commerciaux. Dans les rubriques des magazines, dominent des références culturelles : histoire, architecture, gastronomie, œnologie, patrimoine, terroirs, religions (d'après une analyse des unes de 700 titres nouveaux et Hors Série consacrés en France au tourisme depuis 2000. Source : base presse MM, octobre 2012). L'attention au prix ("pas cher", "malin", etc.) peut être perçu et revendiqué comme une confirmation de l'intérêt désintéressé des touristes pour "l'autre".

L'analyse socio-démographique issue des "enquêtes de référence" laisse échapper tout ce sens que seul peut saisir le type de sociologie pluri-disciplinaire que pratique Actes de la recherche.
Pourtant les méthodologies mobilisées dans ce numéro restent classiques : enquête, documentation diachronique, sémiologie. Rien de neuf dans le "Métier de sociologue" ? Internet n’aurait donc rien changé en quinze ans aux moyens d'investigation des sciences sociales ?
Des études linguistiques qui exploiteraient les contenus langagiers des sites de tourisme compléteraient avantageusement les analyses classiques : mots clés utilisés dans les moteurs de recherche pour trouver un lieu de vacances, clusters de mots (Weborama), bruits qui courent sur Internet en matière de tourisme, etc. Rien de tel que ces "terrains" nouveaux pour cerner des stratégies d’argumentation, repérer des changements de tendance.

Le développement des réseaux sociaux est postérieur à cette publication. Les réseaux recourent à de nouvelles formes de narrativité et de célébration (recommandation, partage, "like", par exemple) exploitant les photographies grâce à l'usage généralisé et gratuit du smartphone. Les vacances et le tourisme alimentent largement les interventions sur Facebook.
De plus, les réseaux sociaux apportent une "documentation" courante, actuelle, abondante qui pourrait avantageusement enrichir l'analyse diachronique des sociologues. L'étude des réseaux sociaux améliorerait certainement la compréhension du tourisme et de ses discours.
Ceci invite à mettre en chantier la réforme méthodologique des sciences sociales qu'appellent ces nouveaux types de "faits sociaux" en réseau que construisent les réseaux sociaux.

Librairie (Harvard, 2008)

jeudi 18 octobre 2012

Multitasking, économie du capital humain

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Stefan Rieger, Multitasking. Zur Ökonomie der Spaltung, édition Unseld, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, 136 p.

Le multitasking est de ces notions dont l'évidence aveugle ; tout le monde en a une intuition et, dès que l'on tente de l'approfondir, elle se dérobe. Stefan Rieger place le multitasking dans une perspective économique, celle du rendement du capital humain et de l'augmentation de la productivité. Mais ce n'est pas un livre de science économique, plutôt un ouvrage de philosophie, d'histoire et de psychologie sur la division de soi, la scission (Spaltung) qu'impose le multitasking : s'agit-il de diviser pour régner ? Qui divise ? Qui règne ? Dans la vie multi-tâche, on n'a plus une minute à soi, plus de temps pour penser. Le multitasking empêche de penser, de rêver, d'imaginer, de critiquer tant et si bien que cette "auto-optimisation de soi-même" (à force d'entraînement et de gymnastique mentale) finit par être contre-productive ; la simultanéité comme enrichissement du temps est une utopie définitive.

L'intérêt de cet ouvrage est de replacer la multitasking dans un cadre plus général. L'auteur mobilise l'histoire et la philosophie pour désenclaver la problématique du multitasking, pour le sortir des médias. Les médias ne sont qu'une occasion de plus de mener plusieurs tâches plus ou moins simultanément : ils n'ont pas inventé le multitasking, ils l'ont banalisé. La propension au multitasking semblait infinie. La limite du multitasking est l'accident : l'histoire de l'automobile est l'histoire navrante et criminelle de cette limite (cf. les dégats récents des textos rédigés et lus par des automobilistes).
Les écrans ont multiplié les occasions de multitasking (multiscreentasking) certes, mais le phénomène existait auparavant au point que les enquêtes de budget temps des années 1980 et avant (INSEE, CESP, etc.) distinguaient dans les questionnaires et leur exploitation, activités primaires et activités secondaires. Par exemple : lire le journal en regardant la télévision. Dans ce cas, qu'est-ce qui est primaire, qu'est-ce qui est secondaire ? De même, on a longtemps considéré de manière caricaturale - et sexiste - que les femmes étaient plus aptes au multitasking que les hommes. Psychologie de domination ?
L'auteur mobilise pour son propos de nombreuses illustrations convaincantes. Il rappelle aussi la contribution de la mythologie à l'anatomie du multitasking : avoir quatre mains, plusieurs bras, comme la pieuvre, l'hydre et ses sept têtes, des yeux devant et derrière la tête comme Argus, etc.
On oublie trop que dans le multitasking, les tâches sont inégales, asymétriques : certaines sont plus automatiques que les autres, conduire, tricoter, entendre la radio, etc. On parle alors de médias d'accompagnement (radio) : on peut entendre la radio en lisant, mais peut-on écouter une émission en lisant ? Tâche de fond, fond de tâche et multi-tâche : la Gestalt Psychologie aurait son mot à dire pour décrire le multitasking.
L'ouvrage de Stefan Rieger est inattendu, stimulant ; il montre aussi combien notre compréhension du multitasking reste confuse et limitée. Car enfin, nous ne cessons pas de nous parler à nous mêmes, de "penser", de rêver. Monologue intérieur et sous-conversation que vise la littérature, de Dujardin et Joyce à Sarraute. Le multitasking courant, productiviste, observable, détruit-il l'autre, inévitable, presque imperceptible de l'extérieur, qui permet de vivre ? "Car le même est à la fois être et penser", disait le Poème de Parménide (Fragment 3) ; "ça" pense, "ça" parle, "ça" rêve... disent les psychanalystes, pointant le multitasking premier.

N.B. La notion de multitasking gagnerait à être rapprocheé de celle de multi-positionnalité (Luc Boltanski. Cf. "L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe", in Revue Française de Sociologie, vol. 14, N° 1, pp. 3–20, 1973).
Notons encore que l'on pourrait confronter la critique du multitasking à celle de l'organisation monotâche du travail à la chaîne (OST) et du taylorisme.
Edouard Dujardin, dans son texte sur le "monologue intérieur" (1931) rappelle que les critiques ont comparé ce type de monologue au film et à la radio (TSF).

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dimanche 30 septembre 2012

Télévision socialisée, socialisante. Vue d'Italie.

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Giampaolo Colletti, Andrea Materia, Social TV. Guida alla nuova TV nell'era di Facebook e Twitter, Gruppo 24 ore, Milano, 172 p. 20 €

Le titre énonce tout un programme : c'est la télévision qui vit à l'âge de Facebook et non Facebook qui vit à l'âge de la télévision. La télévision, pourtant présente dans tous les foyers depuis plusieurs décennies, ne définit plus ce siècle : c'est Facebook qui donne le ton et cadre l'univers des pratiques médiatiques. Soit. A moins que la télévision aille tellement de soi qu'on ne la remarque plus...
Notons encore que l'objet de ce livre est de facto le multiscreentasking, articulation de la socialisation via un écran (ordinateur, tablette, smartphone) à l'occasion d'une émission de télévision. L'ancrage reste le téléviseur et la télévision, qui grâce aux écrans périphériques, porte ses débats hors du foyer, hors de l'intimité familiale.
Plutôt que d'interactivité homme / machines, il s'agit surtout de discussion publique entre personnes. Aucun téléviseur, aucun écran périphérique ne risque de passer aujourd'hui le test de Turing, seul critère d'une réelle interactivité.

L'ouvrage comporte 4 parties. L'une consacrée à l'évolution sociale, interactive du modèle économique de la télévision. Viennent ensuite deux partie consacrées à la description de la télévision sociale aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne puis en Italie. La dernière partie liste dix règles d'or à respecter pour que la télévision sociale soit un succès. L'ouvrage présente d'incontestables qualités didactiques : explications, clarté d'exposition, études de cas (mais il manque un index). Dommage que les auteurs évoquent peu le marché des startups italiennes (HyperTV eXperience, par exemple), de l'incubation (Vejo Park, etc.). A l'indispensable inventaire s'ajoute une réflexion transversale originale. Citons deux exemples.
  • Le rôle des analytiques et les limites de l'audimétrie, (les auteurs provoquent et citent "l'auditel è una bufala, equivale a credere all'oroscopo", p. 35). Quelle relation opérationnelle entre la réussite en termes d'audience et la réussite en termes de "like", twitts, followers et autres engagements, etc. 
  • L'hyperlocal ("micro-territori"), la télévision sociale et le reportage ("video-racconto"). Le développement et le rôle de la vidéo locale sont évoqués avec l'alliance commerciale et politique du local, de la vidéo et du mobile, formule de succès pour la télévision sociale locale. Un tel modèle économique emprunte nécessairement au crowdsourcing et au crowdfunding : "cosi si muove la nuova webtv") !
Voici un travail consacré au numérique qui rompt, un peu, avec la vision courante des médias imposée par Apple, Facebook, Google, Yahoo! et consorts. Le développement numérique de l'Italie (Restart Italia!) pourrait contribuer à réveiller l'Europe de son sommeil numérique, sommeil bercé dangereusement par quelques grands acteurs qui en profitent grassement.

N.B. un ouvrage sur le même sujet : "Social TV : expérience nouvelle"
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dimanche 23 septembre 2012

Les médias et les bruits du silence

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George Prochnik, In Pursuit of Silence. Listening for Meaning in a World of Noise, New York, Doubleday, 2010, $ 11,99 (eBook), 352 p.

Un livre sur le silence ne peut ignorer les médias : s'il y a des médias silencieux (la presse, l'affiche en papier), il en est des bruyants (radio, télévision, jeux vidéo, téléphone, cinéma). Notre société vit dans un monde bruyant : bruits des médias, bruit de la ville, de la rue et des moteurs, bruit dans les magasins, les restaurants, les bistrots, bruits de la foule, de la cour de récré, du lieu de travail...
Ce que nous appelons silence est l'absence de tout bruit perçu.  Les partitions indiquent le silence, sa durée. Fait silence celui qui cesse de parler, de chanter, de jouer, le temps d'un soupir ou d'un demi-soupir. Est-ce là un degré zéro des médias sonores ou simplement un bruit que l'on n'entend plus, à force de l'avoir entendu, un bruit auquel on s'attend, auquel on s'est habitué. Le silence serait un bruit qui dérangerait si l'on ne l'entendait plus. "Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre" ("There is always something to see, something to hear"), affirme le musicien John Cage (Silence, 1961) qui, pour faire entendre ce bruit ambiant, composa "4'33''", opus où l'on n'a cru entendre que du silence (John Cage avait même envisagé de vendre du silence à Muzak !).

L'environnement sonore, "Soundscape", est force formatrice d'habitudes perceptives, certes. Que sait-on de l'habitus sonore acquis dans le bruit environnant, que toute une population partage plus ou moins ? "Tuning of the world" selon le titre d'un ouvrage canonique sur le sujet (de R. Murray Schafer, 1977). Bande-son de nos sociétés....
Pour comprendre le silence, l'auteur a mené une enquête quelque peu journalistique, allant dans toutes les directions recuillir des expériences du silence et du bruit. Des anecdotes, des travaux scientifiques, des entretiens avec toutes sortes de professionnels : astronaute, soldat, médecin, policier, psychologue, moine, acousticien, ingénieur, enseignant... Mais cette accumulation ne vient pas au bout de la question. Le plus intéressant, pour nous, dans ce livre, est ce qui touche à l'urbanisme, au marketing dans les points de vente et aux différentes formes de lutte contre le bruit : toutes ces dimensions du bruit nécessitant des mesures donc des objectivations.

Pourquoi tant de bruit ? 
Au point que tant de personnes en deviennent sourdes (hearing loss). Certaines populations africaines vivant loin du bruit ont, à 70 ans, une meilleure ouïe que des new-yorkais de 20 ans. Effet pathogène des appareils audio (iPod, etc.), effet des machines, des véhicules, bruit assourdissant des clubs, des concerts de musique populaire (rock, etc.), des salles de cinéma, des stades dont l'architecture est conçue justement pour créer et accentuer la sensation de bruit, de foule, pour euphoriser (on a gagné ! ). La célébration chez le "futuriste" Filippo Marinetti (Manifeste publié le 20 février 1909 à la une du Figaro) de la vitesse et du bruit, culminant dans le culte de l'automobile et des machines était prémonitoire.
"Acoustic stimulation": plus le rythme de la musique diffusée dans un restaurant est rapide, plus les clients mangent vite. Plus la musique est forte dans un bar, plus les consommateurs consomment. Le fond sonore des points de vente s'est emparé de la musique pour accroître les ventes ; muzak (créé en 1934), dmx (qui mobilise Pandora), Mood Media revendiquent une  "multi-sensory branding". Conditionnement musical pour travailler plus, dépenser plus...
Parfois, la musique s'est emparée des bruits : "Voulez-vous ouïr les bruits de Paris" (Clément Janequin, sur les cris des marchands), "Pacific 231" (Arthur Honegger, sur une locomotive à vapeur)...



"The right not to listen" : le droit de ne pas écouter
L'auteur rappelle que, en 1950, les passagers de la gare Grand Central Station, à New York, ont dû se mobiliser pour que cesse la diffusion de musique de fond sandwichée de messages publicitaires (fond sonore fourni par Muzak, en l'occurence). La gare avait vendu ses clients. Crainte de ces clients que bientôt les trains eux-même diffusent cette musique commerciale. Craignant pour la réputation de leur profession, les publicitaires se rallièrent aux manifestants.

Cet ouvrage invite à quelques interrogations
  • Il évoque peu l'exposition au bruit sur le lieu de travail. L'auteur est sans doute plus à l'aise avec les moines qu'avec les ouvriers du bâtiment !
  • Les expériences évoquées sont essentiellement américaines. On voudrait en savoir plus sur le silence dans d'autres cultures.
  • Faut-il étendre au "silence" la notion de "bien public", lui donner le statut d'un bien (commun ?) qu'il ne faut pas gaspiller ? La pollution sonore est si peu combattue... Le droit de ne pas écouter, de ne pas entendre est un droit de l'Homme. Question lourde d'implications : droit de refuser la publicité (opt-in), valeur de la publicité choisie, de l'engagement volontaire. On rencontre des questions soulevées par la publicité sur le Web.
  • Pourquoi ne pas reprendre et approfondir le concept de "schizophonie" (R. Murray Schafer) : les sons que l'on écoute séparés de leur contexte original (musique vivante enregistrée et amplifiée, paroles sans visage qui ne s'adressent à aucun visage, etc.). 
"Ôte toi de mon silence"
Combien de fois a-t-on envie de dire aux bruyants qui nous accablent de leurs médias : "Touche pas à ma tranquilité", "Baisse le son", "Ne téléphonez pas dans des lieux publics"... George Prochnic suggère que plutôt que s'opposer au bruit, il faut faire valoir l'importance du silence. Qui peut entendre cela ?
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A l'entrée de la Cathédrale Saint-Nicolas à Fribourg (Suisse)

lundi 10 septembre 2012

Web mobile et immobile en Allemagne

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Birgit Van Eimeren, Beate Frees, "76 Prozent der Deutschen online- neue Nutzungs-situationen durch mobile Endgeräte", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 362-379.
Bettina Klumpe, "Geräteausstattung der Onlinenutzer", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 391-396.

"ARD/ZDF-Onlinestudie 2012". Etude annuelle conduite par la télévision publique allemande (ARD/ZDF) auprès d'un échantillon d'internautes germanophones de 14 ans et plus (environ 1 250 personnes interrogées chaque année) depuis 1997. Le questionnaire comporte une part fixe, établie depuis la première enquête, qui assure une comparabilité partielle ; à cela s'ajoute une part variable pour prendre en compte les innovations. Sur cette enquête, voir : "15 jahre Onlineforschung bei ARD und ZDF", par Bettina Klumpe, Media Perspektiven 7-8 2011, S. 370-376
Nous n'évoquerons ici des résultats produits que ce qui est consacré à la place nouvelle que conquièrent rapidement les supports mobiles dans la consommation des médias numériques.

L'équipement en mobilité est généralisé, dépassant tous les équipement de communication. L'étude met en évidence la croissance de l'utilisation de supports mobiles pour accéder au Web (23% des internautes) et, corrélativement, la croissance de l'utilisation des applis (déjà 24% d'utilisateurs).
Bien sûr, comme souvent au début de la diffusion d'une nouvelle technologie, ce sont les plus jeunes qui sont le plus aisément convertis à l'Internet mobile (45% des internautes de 14-29 ans en 2012) ; le mobile est déclaré indispensable pour accéder au Web (unverzichtbar) par 26 % d'entre eux.
Croissance de l'utilisation en déplacement (unterwegs) : 23% des des internautes déclarent se connecter au Web en mobilité (84% d'entre eux le font avec un smartphone).
Confirmation que le smartphone l'emportera bientôt comme outil de connection Internet avec toutes les conséquences que l'on peut commencer à observer quant aux modalités d'utilisation du Web (cf. La révolution de l'économie du Web).
Les médias lourds, encombrants sont d'abord des médias du domicile (téléviseur, ordinateur) et du confort de consommation. Le smartphone est le média de la mobilité, de l'indépendance à l'égard des lieux. La tablette, dont le "lieu" n'est pas encore établi, est déjà présente dans 8% des foyers.
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samedi 1 septembre 2012

Journalisme littéraire : Joan Didion


  • Joan Didion, Slouching Towards Bethlehem. Essays, FSG Classics, 1956, 238 p.
  • Joan Didion, We Tell Ourselves Stories In Order To Live, Collected Nonfiction, Every Man's Library. Alfred A. Knopf, 2006, 1122 p., Chronology, avec une superbe Introduction de John Leonard.
Californienne de souche, née à Sacramento en 1934, Joan Didion commnce une carrière de journaliste au magazine Vogue (1956). Son premier ouvrage, qui regroupe des essais de journalisme littéraire ("non-fiction"), est publié en 1968 : Slouching Towards Bethlehem, d'après le titre d'un essai très sceptique sur la vie des hippies à San Francisco (Haight-Ashbury district). Genre hybride ?
Les thèmes abordés par l'oeuvre de Joan Didion sont divers mais ils possèdent une unité de style littéraire et philosophique, faite d'apparent détachement, d'émotion sans les mots galvaudés de l'émotion. Jamais sentimentales, presque ethnographiques, ses analyses semblent être l'effet d'un regard anthropologique sur les Etats-Unis. Beaucoup d'observations subtiles jamais ennuyeuses, orientent un regard tour à tour proche et éloigné - macro-micro - à la Lévi-Strauss. Son métier, son talent en matière de journalisme, c'est aussi sa discrétion : "My only advantage as a reporter is that I am so physically small, so temperamentally unobtrusive, and so neurotically inarticulate that people tend to forget that my presence runs counter to their best interests". La complaisance n'est pas son genre moral.

Presque tous les sujets traités le sont à son initiative ("my idea"); ils ont été publiés d'abord par des revues et des magazines de toutes sortes (The New York Review of Books, The New Yorker, New West, The New York Times Magazine, The Amercain Scholar, Vogue, The Saturday Evening Post, Travel & Leisure, Esquire, mais elle se les approprie ("Whatever I do write reflects, sometimes gratuitously, how I feel") puis, de cette diversité de "choses vues" de très près, à l'air parfois hétéroclite, surgit une vision, un point de vue lucide sur la transformation des Etats-Unis et de leur culture. Joan Didion prend son sujet par tous les bouts : l'importance des centres commerciaux (mall culture), les hippies, El Salvador, Cuba, Bogota, l'oligarchie politicienne, ses journalistes et ses consultants... Hollywood, John Wayne, Los Angeles et la Californie, Miami et la Floride.
Les médias installés en prennent pour leur grade, jusqu'au Wahsington Post (elle ne décèle pas la moindre activité cérébrale dans les textes de B. Woodward, l'un des journalistes de l'histoire du Watergate !). Complices des pouvoirs, "media poisoners", disaient les hippies.

Dans "Political fictions", Joan Didion décrit, mieux que les spécialistes auto-proclammés de la science politique, l'hégémonie de la politique politicienne, des politiciens professionnels qui ont confisqué la démocratie américaine pour en faire leur business. Elle stigmatise l'usage électoral des médias, pointant, derrière d'apparentes oppositions, un consensus intéressé sur les limites du dissensus entre partis politiques alternant au pouvoir. Conclusion : "le plus grand des partis est celui de ceux qui ne voient pas de raison de voter".

Tous ces petits écrits font de très grands livres.
Lus trop vite, les essais de Joan Didion ont été souvent mal compris ; il faut les lire en gardant présente à l'esprit leur idée dominante : la décomposition du monde social, son désordre ("the evidence of atomization, the proof that hings fall apart"), son entropie (Levi-Strauss disait qu'anthropologie devrait s'écrire entropologie) ; on peut les lire avec profit en songeant que l'économie numérique porte l'atomisation sociale à l'incandescence. CfKatherine Losse à propos de Facebook. A confronter aussi à la lecture de la Californie par Jean-Michel Maulpoix.
Cette oeuvre journalistique est aussi, en marge, une réflexion sur le journalisme littéraire, genre confus (cf. "Literary Journalism. What it is. What it is not", in Commentary, July-August 2012). Bien sûr, il y a la qualité de l'écriture, "littéraire", mais aussi la puissance d'une approche à la première personne, ("the implacable I"), à la Montaigne ; Joan Didion est elle-même la matière de ses livres et de ses articles. A sa façon, elle aussi peint le passage. Et puis, parce qu'il est littéraire, ce journalisme là n'est pas près d'être produit par des robots avec des algorithmes et des données (cf. Narrative Science).
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samedi 25 août 2012

La Chine au téléphone portable

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Liu Zhenyun, Cell Phone, A Novel, Portland, Merwin Asia, 2011, 249 p. (première édition en chinois, 2003)

Ce roman chinois contemporain s'intitule 手机 (téléphone portable). Il articule, par delà des intrigues amoureuses et professionnelles (télévision, édition), trois idées principales.
  • Le téléphone portable est un miroir grossissant des changements sociaux intervenant en Chine dans les années 2000.
  • Le téléphone portable joue un rôle démoniaque jusque dans les relations interpersonnelles les plus intimes.
  • Les gens parlent trop, tout le temps, sans réfléchir. 
La vie en Chine est racontée, à travers les péripéties téléphoniques de quelques personnages, épouses, maris, amantes, amis... Description de l'usage invasif du portable, dans les cours, les réunions, dans les relations intimes (sextext, etc.), familiales.
En quelques années, le téléphone portable s'est emparé de la Chine ; ce roman s'inspire du changement social que l'appareil a engagé ou, plutôt, qu'il a précipité et dont il illustre et surdétermine les caractéristiques (individualisme, immédiateté, atomisation). Dans le roman se laisse esquisser l'évolution moderne de la Chine, celle des campagnes et des villes, fameuse "contradiction principale", chère à la Révolution culturelle.

Le héro du roman est issu de la campagne (province du Shanxi) ; il est devenu, à la ville, Beijing le présentateur d'un talk show télévisé dont tout le monde parle, "Straight talk". Est-il genre culturel plus exemplaire de l'hégémonie culturelle du bavardage ? Sans illusion, malgré sa visibilité, malgré les fans, notre présentateur sait qu'il n'est qu'un "acteur" exprimant ce qu'un autre a pensé, écrit : "Tu es Confucius, moi, je suis un acteur" confie-t-il à son collaborateur. Lucidité qu'ont peu de présentateurs !
L'auteur évoque la dimension sociale des émissions populaires, touchant le très grand public, les masses : "Votre bouche n'est pas seulement à vous, elle appartient à tous les Chinois", dit-on au présentateur : définition du porte-parole, allusion aussi, sans doute, quelque peu biaisée et ironique, à ce qui fut la "ligne de masse" dans la politique maoiste...
Liu Zhenyun (刘震云) stigmatise l'étrange et irrépressible besoin des habitants de la société chinoise moderne de "parler pour ne rien dire". Belle expression, à prendre littéralement : vies encombrées de ce que l'on ne cesse de taire (tacitus), que l'on retient, refoule. Hypocrisie sociale et politique, censure implacable et explosive du socialement correct. Vies muettes à propos de l'essentiel, bavardes quant au secondaire : la téléphonie portable bouscule et change tout, car, avec elle, si les paroles volent, elles ne s'envolent plus et restent comme des écrits : répondeurs, textes, photos, traces qui menacent et trahissent les "misérables petits tas de secrets" de vies autrefois privées.

Cette irruption de la téléphonie, perçue comme sale, diabolique, dans la vie de générations qui n'y sont pas entraînées, est sans doute vécue différemment par les générations nées récemment (qualifiées un peu vites de "digital natives"), générations pour lesquelles le téléphone portable est un élément courant, banalisé de la vie quotidienne.
"Pourquoi nos vies sont-elles de plus en plus compliquées ? Parce que nous sommes de plus en plus habiles avec les mots". Habileté, légéreté à laquelle le téléphone contribue en sautant par dessus rituels et mises à distance qui encadraient la communication dans la Chine traditionnelle. Il y a du Confucius ("J'aimerais mieux ne pas avoir à parler (...) Est-ce que le ciel parle ?") et du ZhuangZi (Tchouang Tseu, 住子) dans cette philosophie.

Difficile pour le lecteur d'une traduction de juger de la subtilité du style, des allusions, difficile pour un lecteur occidental d'imaginer tout ce que des Chinois perçoivent, comprennent, ressentent en lisant ce roman qui a connu un grand succès en Chine. Des annotations pointant des allusions, des références historiques ou politiques seraient utiles aux lecteurs occidentaux. Mais, au-delà des exotismes quotidiens, on comprend vite que ce roman s'applique aux sociétés occidentales, européennes notamment. En fait, c'est l'ethnologie d'un appareil qu'il esquisse et, peut-être, celle de la mondialisation.
Adapté avec succès au cinéma par Feng Xiaogang fin 2003, puis au théâtre.


N.B. Liu Zhenyun a publié en 1991 deux nouvelles rassemblées en français sous le titre de Peaux d'ail et plumes de poulet (2006, éditions Bleu de Chine), moins littéralement traduite par Tracas à perte de vue. L'ouvrage évoque la vie dans la Chine post-maoïste, après 1989, avec des personnages coincés entre la bureaucratie et de modestes ambitions de mobilité sociale. L'auteur montre la politisation de la langue recourant à des notions maoïstes inefficaces pour penser et conduire la vie quotidienne dans une Chine qui se modernise. Voir aussi du même auteur, chez le même éditeur, Les mandarins (2004) qui explore des thèmes voisins.
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lundi 20 août 2012

Le haut débit, évolution probable du marché français

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CNC, L'utilisation des réseaux haut débit en France, juillet 2012, 62 p. Glossaire. Etude confiée à l'IDATE.

Les principaux débats sur les médias ont pour point commun l'utilisation des réseaux haut débit : télévision connectée, téléchargements illicites, vidéo sur mobile et sur IP, etc.

Le document du CNC se compose de trois parties : 
  • le fonctionnement des réseaux : les principes et les innovations technologiques, leur impact sur les fournisseurs de contenus.
  • l'estimation de la bande passante vidéo pour les réseaux fixes et mobiles
  • l'évolution de la bande passante à l'horizon 2015
Les prévisions reposent sur des scenarii de développement dans lesquels interviennent trois variables essentielles : la place de la télévision connectée, l'évolution du piratage, l'importance de la VOD. L'IDATE est prudente voire circonspecte pour ce qui est de la télévision connectée. L'évolution du piratage semble devoir être quelque peu endigué… La VOD et la télévision de rattrapage se généralisent.
Conclusion : à terme, l'évolution globale favorisera les formats longs, la qualité de l'image, la vidéo sur les réseaux mobiles.

L'ensemble du rapport est clair, concis, efficace. Au plan de la réalisation, pour une mise à jour, on peut souhaiter un glossaire plus complet conçu davantage comme un outil. Le travail de définition est fondamental puisque le document doit être lu au-delà des milieux spécialisés et parce que nombre de définitions, désarticulées, semblent arbitraires (idiolectales !). Relier les définitions entre elles lorsqu'elles se précisent mutuellement (articulation des concepts). Rien ne va sans dire : "bande passante" n'est pas dans le glossaire, pas plus que OTT ou "réseaux managés". Enfin, on voudrait des exemples, des noms d'entreprises. Ne pas en rester à des approches générales, abstraites. Pas de langue de bois ! 

Ces remarques pour dire notre respect pour l'incomparable travail accompli par la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC, dont ce document n'est qu'un exemple.
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vendredi 10 août 2012

Influence et contagion, pour améliorer le filtrage collaboratif

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"Wisdom of the Crowd: Incorporating Social Influence in Recommendation Models", Shang Shang, Pan Hui, Sanjeev R. Kulkarni, and Paul W. Cuff, August 3, 2012

Cet article porte sur l'enrichissement des techniques de recommandation personnalisées par la prise en compte des réseaux sociaux.
Les recommendations personnelles telles que les mettent en oeuvre des entreprises de e-commerce comme Amazon, Netflix entre autres (pour les livres, les films, la musique, les applis, etc.), reposent sur un modèle de filtrage collaboratif. Modèle conservateur : il est basé sur l'inertie postulée des comportements et des décisions d'achats passés pour suggérer des choix homologues (cohérents, etc.) pour l'avenir. Un tel modèle est a-social : il considère que les individus sont autonomes, indépendants. De plus, il est handicapé par la question, difficile, des débuts : car,au début, il n'y a pas de données (cold start) et la recommandation est erratique et peut dissuader l'acheteur. Evacuées également  les manipulations par injection de profils et de choix biaisés pour fausser volontairement le fonctionnement du modèle pour désavantager ou avantager artificiellement un produit (shilling attacks).

Au modèle classique du filtrage collaboratif, les auteurs de cet article proposent d'associer des modèles mathématiques basés sur la contagion sociale et l'influence des réseaux sociaux (network theory), pour les individus mais aussi pour les groupes. Tout choix individuel étant surdéterminé par le contexte de réseau social, les auteurs réinsèrent la décision d'achat dans un environnement social structuré ("No man is an island", comme dit le poète). Le modèle final est plus réaliste, mieux adapté à un monde de décisions où les réseaux sociaux donnent une nouvelle ampleur et une nouvelle pérennité à la contagion et à l'influence.

mardi 7 août 2012

Graphes des réseaux sociaux dans les oeuvres littéraires

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Pádraig Mac Carron, Ralph Kenna, "Universal properties of mythological networks", EPL (Europhysics Letters), Volume 99, Number 2, July 2012

Pour donner de la réalité, de la crédibilité à son univers, toute œuvre romanesque construit les réseaux sociaux qui relient ses personnages. Les Rougon-Maquard, A la Recherche du temps perdu (Proust), La Princesse de Clêves, chaque oeuvre de fiction fait vivre de manière artificielle une "histoire naturelle et sociale d'une famille" (Zola, Préface des Rougon-Maquard).
Peut-on confronter ces réseaux "artificiels" (bases de données d'interaction finies), racontés ou romancés, oraux ou écrits, aux réseaux sociaux "réels" tels que les constituent "naturellement", par exemple, Facebook ou Google+ ? Peut-on dégager la spécificité des réseaux fictifs à l'aide d'outils empruntés à la théorie des graphes et constituer une typologie des réseaux sociaux ?
A partir de la théorie des réseaux, les auteurs étudient d'abord les intéractions entre les personnages à l'intérieur de trois oeuvres mythologiques (L'Iliade, Beowulf et Tain Bo Cuailnge) puis de plusieurs fictions narratives : Harry Potter (Rowling), le premier livre du Seigneur des Anneaux (Tolkien), Richard III (Shakespeare), Les Misérables (Hugo) et des BD (comics) de Marvel Universe.
Les auteurs passent ces oeuvres au crible de leurs outils mathématiques pour y dégager la part de réalité (en quoi, ils se rapprocheraient des réseaux sociaux de type Facebook) et la part d'artificialité, d'imaginaire (produite par un ou des auteurs).

Quels outils mathématiques utilisent les auteurs ? 

La théorie des graphes est mobilisée pour l'analyse des trois oeuvres mythologiques. Chaque personnage d'une oeuvre est le noeud d'un graphe. Les liens de connaissance entre les différents personnages de chaque oeuvre sont convertis en arêtes d'un graphe, dont les noeuds sont les protagonistes. Ainsi, deux noeuds d'un graphe sont reliés si les personnages correspondants sont amis ou si, se connaissant, ils ne sont pas ennemis. Les auteurs comparent ensuite les caractéristiques des différents graphes (composante géante, coefficient d'assortativité, vulnérabilité à des attaques ciblées, etc.) à des graphes issus de réseaux réels et fictifs, pour débattre du fondement réel de chacune des trois oeuvres. Plusieurs caractéristiques des graphes sont analysées pour les comparer entre eux : taille de la composante géante du graphe (giant component), vulnérabilité aux attaques ciblées, coefficient d'assortativité, loi de distribution des degrés des noeuds.
  • La composante géante du graphe est sa plus grande composante connexe. En d'autres termes, il s'agit du plus grand sous-graphe dont les noeuds sont reliés les uns aux-autres. Une composante géante englobant plus de 90% des noeuds du graphe est considérée comme caractéristique d'une oeuvre de fiction.
  • Un graphe est vulnérable aux attaques ciblées si, lorsqu'un certain pourcentage des noeuds les plus reliés dans le graphe sont retirés, la taille de la composante connexe diminue fortement. La composante connexe (component) est un sous-graphe isolé du reste du graphe, tel qu'il existe un chemin (vertice) reliant tout couple de noeuds (nodes) du sous-graphe.
  • Le coefficient d'assortativité (assortativity coefficientr est une valeur entre -1 et 1. Si r est positif, les noeuds de haut degré sont liés à d'autres noeuds de degrés élevés, le graphe est assortatif (assortative network), ce qui est une des caractéristiques d'un réseau social réel. Si est négatif, le graphe est non assortatif (disassortative graph), caractéristique de l'artificialité du réseau.
  • Les réseaux sociaux des oeuvres fictives ont une loi de distribution exponentielle tandis que les réseaux sociaux réels suivent une loi de puissance.
En bleu, résultats correspondant à un réseau réel ; en rouge, ceux correspondant à un réseau fictif
Beowulf* indique le réseau social de Beowulf auquel a été retiré le noeud représentant personnage principal.
Tain* indique le graphe du Tain auquel on a retiré les six noeuds de degré les plus élevés

Quels résultats ?

Tout d'abord, l'anatomie quantitative des réseaux sociaux débouche sur un ensemble d'outils mathématiques et de concepts universels. Notons que les auteurs font l'hypothèse de l'existence de structures élémentaires (universelle) de la socialité, croisant, sans l'évoquer, le travail de Claude Lévi-Strauss. Cette universalité mériterait d'être discutée et délimitée.

Appliquer la théorie des réseaux aux oeuvres de fiction ? La critique littéraire peut trouver dans cette approche de nouveaux moyens d'analyse, moins intuitifs que ses outils traditionnels. Le réseau social se trouve ainsi promu au rôle d'analyseur, capable de déterminer le degré de réalisme de l'oeuvre et de ses personnages. Ainsi, parmi les oeuvres mythologiques étudiées, les réseaux sociaux de L'Iliade semblent les plus réalistes, renvoyant au moins partiellement à une histoire réelle.

Au sein d'une même oeuvre, certains personnages se révèlent composites (c'est le cas de certains personnages de L'Iliade). On attend avec curiosité ce que de tels outils apporteraient à l'analyse du monde de La Recherche du temps perdu et de ses personnages, par exemple.
Au-delà de l'analyse d'oeuvres achevées, quelle utilisation pourrait en faire un auteur de fiction (roman, cinéma, jeux vidéo, séries télévisées, soap opera, telenovela) de cet outillage et de ces typologies ? Des outils pour tester la cohérence et la plausibilité de l'intrigue et des comportements des personnages, par exemple ?
Certains réseaux sociaux tels que ceux lisibles dans Facebook ou Google+ peuvent-être être assimilés à des réseaux de fiction dans la mesure ils ne représentent qu'un sous ensemble non aléatoire des cercles d'activité sociale des personnes.
On comprend encore mieux en lisant ce remarquable article tout l'enjeu pour les réseaux sociaux issus du Web de tendre vers l'exhaustivité d'une population. Les exploitations commerciales et créatives de ces réseaux paraissent vertigineuses.

Avec Zelda E. Mariet, Ecole Polytechnique, Paris

Indications bibliographiques
  • Lionel Tabourier, Méthode de comparaison des topologies de graphes complexes. Applications aux réseaux sociaux, Paris 2010.
  • Lazega, Emmanuel, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF, 1998, 127 p., Bibliogr.
  • R. Alberich, J. Miro-Julia, F. Rosselló, "Marvel Universe looks almost like a real social network", Biblior,  http://arxiv.org/abs/cond-mat/0202174 

samedi 21 juillet 2012

Visibilité et énergie médiatique

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Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, 593 p. Index

La différence de potentiel de visibilité entre des personnes est au coeur de l'économie des médias. La peoplisation est omniprésente : divertissement (sport, cinéma, musique, littérature, chanson), de la politique, de l'économie, de la science, de la religion, de l'entreprise... Pas de sujet, de thème auxquels les médias ne donnent une dimension people. Les médias créent et propagent la visibilité des personnes mais aussi celle d'événements, de personnages et lieux historiques (cartes postales, magazines de tourisme, de patrimoine, réseaux sociaux comme Foursquare ou Facebook, etc.). Cf. le cas de Jeanne d'Arc.
La différence de potentiel (que nous noterons ddp comme en électricité) de visibilité semble un effet de la reproductibilité technique des images, reproductibilité d'abord mécanique (W. Benjamin) puis numérique. L'économie des médias fabrique de la ddp de visibilité, une tension (la masse a un potentiel nul !) et s'en sert pour produire de l'audience et de la data vendues ensuite aux annonceurs.

Cet ouvrage commence par la construction de son objet (définitions, périmètre, typologies, taxonomies, etc.), le situant par rapport aux notions voisines ou parentes (célébrité, fan, notoriété, spontanée ou assistée, image de marque, réputation, influence, star, people, etc.).
Après ce travail préalable, l'auteur évoque l'histoire de la visibilité puis passe en revue ses domaines de prédilection : les cours et les familles royales, les champions sportifs et les politiques, les écrivains et les "penseurs", les chanteurs, les mannequins, les personnalités de la télévision.
A partir de là, l'auteur centre sa réflexion sur l'économie et la gestion du "capital de visibilité", usant de la métaphore féconde du capital selon laquelle vivent et se développent souvent les approches bourdieusiennes (capital linguistique, social, culturel, informationnel, etc.). Cette économie ébauchée, des questions surgissent :
  • Comment s'effectue l'accumulation du capital de visibilité ? Quelle place y tient le progrès technique ? Qu'y change l'économie numérique ?
  • Peut-on "se hedger" pour se protéger des écarts de visibilité ?
  • Qu'apporterait d'aller jusqu'au bout de la formalisation et de l'analyse systématiques des opérations de visibilité : transitivité (les amis de mes amis sont mes amis) ; anti-transitivité : (les ennemis de mes ennemis sont mes amis), non commutativité, associativité ? A voir...
  • Ce capital de visibilité se déprécie, il faut donc le gérer (c'est le travail des RP, des "agents"), investir dans la visibilité, dans l'image. Les détenteurs de visibilité peuvent passer d'une marque à l'autre selon une sorte de mercato dont le marché des tranferts sportifs professionnels montre l'exemple. Ainsi, Marissa Meyer, auréolée de son image Google, passant chez Yahoo! (juillet 2012).
  • Un produit peut être star (placement de produit), un consommateur peut devenir l'ami d'une marque (cf. Facebook), le capital de visibilité est un actif de l'entreprise, valorisable, cf. goodwill. Depuis longtemps, le marketing évalue et qualifie la notoriété et la visibilité ainsi que le coût de sa construction (bilan de campagne) et de son érosion (mémo/démémo). 
  • Couverture du magazine People, juillet 2012,
    Présentoir (caisse de supermarché américain)
  • Comment cette économie se situe-t-elle par rapport a à une économie du faire-valoir, à une économie des singularités ?
  • Comment opèrent les tranferts dans certaines marché particuliers comme le marché politique : tel acteur ou chanteur soutenant visiblement tel candidat, lui apportant - ou non - le crédit de sa visibilité.
  • Qu'est-ce que la privation de visibilité, l'invisibilité sociale, l'anonymat ? (dans une discussion avec Nathalie Heinich, Annie Ernaux évoque sa "carapace d'invisibilité" (cf. L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, p. 86).
L'ouvrage de Nathalie Heinich a manifestement été achevé avant le raz de marée des réseaux sociaux. Ceux-ci généralisent la question de la visibilité : effets de réseau de la notoriété, effets des outils de mémorisation et de stockage (thésaurisation des contacts, capital social objectivé), reconnaissance automatique des visages, mises en scène publiques des vies quotidiennes privées. Surtout, les réseaux sociaux en complexifient l'arithmétique. Lady Gaga et Justin Bieber comptent apparemment des dizaines de millions de followers ("suiveurs" ?) sur Twitter, Gabby Douglas en deux médailles d'or de gymnastique gagne 260 000 "likes" sur Facebook, tel politicien compte ses milliers d'amis sur Facebook... Grâce aux réseaux sociaux, toute notoriété est quantifiée (le nombre des contacts, leur distribution). Quantification à mettre en relation avec le capital social et, sans doute, toujours omis, avec le capital humain. Facebook et Twitter démocratisent la visibilité, la proximité. On collectionnait les autographes, on collectionnera les "amis", les recommandations, les fans (WhoSay, réseau social pour célébrités). Le Klout score se veut mesure de l'influence pour tous et Bottlenose recherche la tendance "sociale" du moment : "See what the crowd is talking about", crowdsourcing de la tendance ("Surf the stream") ! Dans cette économie de la visibilité, la protection de l'image, de la réputation est indispensable. Des entreprises vendent ce service (MarkMonitor), par exemple.

C'est parce qu'il ignore presque totalement les réseaux sociaux que ce livre sera précieux pour les comprendre et les analyser. N'entrant pas a priori dans leur logique, il fournit des repères et des concepts indipensables. Il sera désormais au point de départ de tout travail sur les réseaux sociaux, une boussole...


Ouvrage évoqués
Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit,1935 (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, 2008)
Nathalie Heinich, L'épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, 
Gérard Lagneau, Le Faire valoir. Une introduction à la sociologie des phénomènes publicitaires. Avec une préface-réponse par Marcel Bleustein-Blanchet (Publicis), Paris, 1969, 166 p.
Lucien Karpik, L'économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, 373 p.
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vendredi 13 juillet 2012

Best-sellers et médias du XVIIIe siècle

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Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Norton, 1996, 440 p. Index.

De la France des Lumières, on apprend au lycée les noms des Philosophes, des Encyclopédistes. Voltaire, Rousseau d'abord que la chanson de Gavroche popularisa comme causes de la Révolution de 1789, Diderot, Montesquieu, D'Alembert et son théorème, Condorcet...
Robert Darnton, historien des Lumières et de L'Encyclopédie, a consacré une recherche aux livres achetés et lus au XVIIIe siècle, à la "littérature vécue" ; son travail replace le livre "populaire" dans l'histoire globale des médias et de la communication ; à cette occasion, il évoque la richesse de l'environnement médiatique au XVIIIe siècle : "society overflowed with gossip, rumors, jokes, songs, graffiti, posters, pasquinades, broadsides, letters, and journals". Et ces médias de s'entrecroiser, de s'entre-copier et de fonctionner - déjà - en réseau. En lisant Robert Darnton, on est amené à relativiser la nouveauté des réseaux sociaux tels que nous les connaissons maintenant : nouveauté technique absolue, évidemment, mais faible innovation sociale ou médiatique. L'environnement de communication qui vit et se propage aujourd'hui sur des supports numériques, sur les réseaux sociaux où s'expriment les rumeurs, les papotages, les pasquinades n'est pas si différent de celui du XVIIIe siècle.

Le travail de Robert Darnton, tout en décrivant l'économie du livre (circulation, marketing, prix), révèle l'importance statistique, au moins, de livres philosophiques peu connus aujourd'hui, qui circulaient alors sous le manteau. En tête des best-sellers, selon le classement de Darnton, vient une utopie morale ("expérimentation mentale") : l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, L'an 2400, publié en 1771. Ensuite vient un libelle politique, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1775). Les ouvrages de "philosophie pornographique", y compris ceux écrits par des  auteurs devenus classiques voire scolaires (Diderot, Voltaire), occupent une place significative parmi les best-sellers. Notre époque s'est fabriqué sa vision et son répertoire littéraire et philosophique du XVIIIe siècle. L'auteur publie un exemple de chaque type de texte en annexes.

Que les livres ou les médias soient causes de la Révolution, qu'ils contribuent à l'opinion publique, ce sont là questions de cours quelque peu formelles ; plus féconde, en revanche, est la question de la "délégitimation" des pouvoirs induite par les best-sellers (notion parente de celle d'acceptabilité) et celui de la transformation due au passage des nouvelles par l'imprimé : le livre fixe, impose une forme narrative et une structure aux contenus autrement dispersés : travail d'agrégation, d'édition que le numérique confie désormais au lecteur.
Darnton formalise en un schéma le réseau qui structure l'environnement médiatique dans lequel vit quotidiennement la population française, environnement qui engendre et relaie déjà des événements ("pseudo events" ?). L'événement apparaît comme une sécrétion externe des réseaux communiquant. Comment une telle mise à plat est-elle actualisable dans l'univers de la communication numérisée en intégrant les effets de réseau ?
The Forbidden Best-sellers of Pre-Revolutionary France, O.C. p. 189

samedi 7 juillet 2012

Facebook vu de l'intérieur : ethnologie de la start-up

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Copie d'écran du livre lu sur iPad
Katherine Losse. The Boy Kings. A Journey into the Heart of the Social Network, 2012, Free Press (Simon & Shuster), 256 p.

Voici un livre sur une immense entreprise du numérique. Mais à la différence de tant d'autres livres, il n'est pas basé sur des interviews complaisantes recueillies par un journaliste. Pas de détails croustillants, non plus. Il est écrit par quelqu'un qui connaît son sujet et qui est cultivé. Il ne dénonce même pas, il énonce.
L'auteur a été recrutée par Facebook en 2005 ; elle a commencé son "voyage au coeur du réseau social" par le service clients avant de travailler à l'internationalisation du réseau (localisation, traduction) puis de devenir le "nègre" du fondateur ; en 2010, elle revend ses actions et quitte Facebook.
Diplômée d'une université américaine réputée (Johns Hopkins, à Baltimore), Katherine Losse est issue d'une filière "liberal arts" (littérature, histoire, anthropologie) ; non développeur, elle n'appartient pas à l'aristocratie de l'entreprise.

Jouant de l'écart entre son "regard éloigné", hérité de sa formation intellectuelle, et de son intimité avec l'entreprise, Katherine Losse réussit un essai / roman décapant et tendre, jamais manichéen, qui passe de l'ethnographie à une ethnologie de la startup technologique, ethnologie dont il est peu d'exemples. Distante et intimement engagée, solidaire et critique, l'auteur pratique, de facto, une observation participante : "I felt a bit like Margaret Mead on Bali, watching the natives of a distant world enact their culture". Cette situation méthodologique mériterait, à elle seule, une discussion épistémologique sur la nature du savoir produit dans de telles conditions, et sur le sentiment diffus de trahison qui s'en dégage inévitablement.

Le livre fait voir la coexistence, dans la culture d'une entreprise contemporaine, de la modernité absolue et d'une tradition plutôt crasse. Facebook est, à ses débuts, une entreprise où la division technique et sociale et sexuelle du travail est explicite ; au sommet, l'élite des développeurs, ils codent sans horaires, profitent de nombreux avantages matériels à commencer par un bon salaire. A leur périphérie, s'affairent des "nontechnical employees", administratifs, commerciaux... Hiérarchie implacable, classes étanches. Monde que domine une culture masculine, jeune, avec ses mots et ses astuces parfois aussi déplacés que ridicules : "Their idea of cool", commente, superbe, Katherine Losse qui croit parfois se trouver dans Mad Men "as if in repudiation of fifty years of social progress".
Culte de la personnalité du fondateur, impérial "with his chest puffed-out, Napoleon-style" ; "société de cour", infantilisation des relations, paternalisme, rituels d'appartenance. Bien sûr, pas de syndicat. C'est le prix social payé et accepté pour des actions qui se vendront cher, peut-être. Facebook et sa culture numérique reposent sur des conditions de travail inhabituelles, tacites ; il faut habiter près de Facebook ("within the mile"), être joignable à tout moment, participer aux cérémonies d'intégration à la tribu (métaphore de la cellule et de l'organisme). Parfois, on pense au monde des maîtres de forges du XIXème siècle en Europe. Mais Facebook n'est ni la mine ni l'usine et l'on y entretient une atmosphère ludique : "Looking like you are playing, even if your working".

Dans ce temple de la subjectivité objectivée qu'est Facebook, la culture dominante, celle des ingénieurs, est hostile à toute subjectivité ; révération d'un idéal de technologisation pure et parfaite, "the valley's imperative to technologize everything". La culture générale non professionnelle des développeurs semble exclusivement contemporaine, faite de jeu vidéo, de cinéma et de musique de variétés. La communication entre employés est continue, incessante, par appareils interposés, appareils omniprésents (qui sont aussi des status symbols) : smartphone, MacBook Pro, caméras, gadgets technologiques...
La valorisation des employés, comme on parle de la valorisation d'une entreprise, est continue et incessante aussi, elle s'exprime dans une sémiologie totale, monétaire et symbolique : le lieu où l'on s'assied, les équipes avec lesquelles on travaille, les moindre avantages en nature (perks) sont autant d'évaluations qui forment le cours d'un employé à chaque instant de sa vie professionnelle, "minute decisions made each day". Micro-économie du capital humain.
Le microcosme de Palo Alto ? "Felt like a shimmering, tech Disneyland", "like a shopping mall for venture capitalists searching for the next Facebook" ; l'auteur en retient les mots fétiches, ses croyances et ses maximes : scaling, disrupting, "getting root", "the voting will fix it", "do not argue with trolls, if you do they win"...

Très bien écrit, souvent émaillé de références subtiles, la présence en filigrane de Joan Didion et de sa vision de la Californie, l'ouvrage désenchante l'entreprise numérique (tout comme l'ouvrage de Jean-Baptiste Malet sur Amazon). Mais pour bien le lire, le lire "juste", il faut, en même temps, comme dans une polyphonie, entendre trois autres voix qui donnent au texte sa richesse et sa profondeur.
  • Tout d'abord, garder à l'esprit la tendresse et le respect que l'auteur éprouve, malgré tout, pour cette entreprise et son fondateur, pour tout ce qu'elle-même y a appris et gagné. Jamais elle ne crache dans la soupe. Jamais, chez elle, la condescendance que l'on a pu observer chez certains acteurs du monde financier pour Mark Zuckerberg. La réussite extraordinaire de Facebook n'est pas mise en doute. Pas plus que n'est remise en question la révolution dans la communication que représente ce réseau social (et pas les autres).
  • La vie à Facebook est décrite avec sympathie, l'auteur profite d'un regard intérieur lucide, aiguisé par les cinq années qu'elle y a passées. C'était aussi la belle vie. L'auteur, à son tour, y effectue bientôt un travail exaltant, avec des avantages en nature (voyages, hôtels luxueux, etc.). 
  • L'analyse de Katherine Losse permet de comprendre l'incompréhension de certains acteurs du monde financier pour le style de Mark Zuckerberg (cf. Sur le hoodie de Zuckerberg).
  • La lucidité de Katherine Losse s'exerce aussi à propos de l'université. Ne pas oublier, au long de notre voyage de lecteur au coeur de Facebook, son point de départ, l'expérience déprimante de l'université et, plus globalement, des Etats-Unis englués dans une crise nouvelle : Johns Hopkins, la prestigieuse, est cernée par un environnement de chômage, de drogue et de violence ("the advanced state of America's postindustrial decay"). Désillusions après des études très chères (Johns Hopkins après Wesleyan University) et les discours de célébration élitistes, distillés lors du recrutement alors qu'à l'horizon se profilent chômage et petits boulots, les emprunts qu'il faut rembourser pendant des années... Le confort de Facebook est à rapprocher de ce contexte démoralisant pour apprécier pleinement le discours mesuré de l'auteur.

dimanche 24 juin 2012

D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans

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Thomas Hunkeller, Marc-Henry Soulet, et al., Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, Genève, 2012,  215 p. 25 €

Les livres d'Annie Ernaux défient les classements auxquels se complaisent vainement le marketing de l'édition et celui des didactiques universitaires : auto-biographie, roman, sociologie, littérature, ethnologie, fiction, auto-fiction, etc. Une fois débarrassé du marquage des territoires, ce à quoi s'emploie l'introduction, le travail d'analyse et d'explication commence. Fruit d'un colloque réuni à l'Université suisse de Fribourg, l'ouvrage réunit onze contributions couronnées d'un entretien avec Annie Ernaux. Chaque contribution comprend une bibliographie. La mise en page donne à l'ouvrage une belle lisibilité ; on regrettera toutefois l'absence d'un index transversal des noms et des notions.
L'objectif commun de ces contributions est de saisir la manière dont Annie Ernaux, "ethnologue d'elle-même", "écrit sa vie", rend compte de sa réalité pour faire oeuvre d'universel, "sa" jalousie devenant "la" jalousie... Ces réflexions sur l'écriture mobilisent différents outillages conceptuels, relevant de la sociologie, de la critique littéraire ou de la psychanalyse sociale, pour dégager le métier d'écrire qui les transcende tous. Un éclairage linguistique aurait sans doute enrichi cette palette. Quand on a fini de lire ces textes, précisément documentés, on a envie de lire ou de relire Annie Ernaux (cf. infra, l'édition en Quarto, Gallimard, avec divers romans et textes, des extraits du journal intime et des photos).

Pour comparer, situer l'oeuvre, les auteurs évoquent Proust, le travail de la mémoire et la perception des classements sociaux. La relation d'Annie Ernaux à l'oeuvre de Bourdieu est étudiée. Mais on confronterait avec profit l'approche d'Annie Ernaux avec celle d'Aurélie Filippetti dans Les derniers jours de la classe ouvrière. Le roman d'Aurélie Filippetti est moins directement autobiographique, moins intime, en apparence... Le monde des mineurs de fond est aux antipodes du monde du petit commerce et de l'artisanat. La mine n'autorise aucune illusion quant à la lutte des classes. La violence, avant d'être symbolique, y est extrême et constante (fatigue, maladie, mort inscrite dans le corps comme un compte à rebours, dangerosité). "Enfer-les-mines" (Louis Aragon, 1940). La solution était collective, politique : "le Parti", le syndicat, la grève...
Editions Stock, 2003, 192 p.

Distantes, ces deux vies ont en commun toutefois l'expérience de changements sociaux drastiques et le salut individuel par la réussite scolaire. Celle-ci suppose de mettre de côté (refouler ?) la culture première, les manières de parler (les accents, les mots et les adages quotidiens), les références populaires aux médias (chansons, slogans publicitaires, émissions de radio, etc.).
La réussite sociale suppose davantage encore, un redressement généralisé et raisonné, long, immense, des goûts, des dégoûts, des stratégies matrimoniales, des manières de table, des stratégies d'accumulation de capital social, des habitudes, des techniques du corps, etc.

Annie Ernaux comme Aurélie Filipetti font parler les "classes parlées", font entendre ce que l'on n'entend pas si l'on n'en est pas (femmes, enfants, ouvriers, épiciers, adolescentes, émigrées...). La domination est racontée par deux rescapées, intellectuelles mais "filles du peuple". Est-ce trahir sa classe, sa famille d'origine que d'exposer ce que c'est que d'avoir un jour "honte de sa culture" ? Le père d'Aurélie Filippetti, lucide, fort de son expérience de militant politique et de la lutte des classes, exprime cette situation cruelle : "qu'est-ce que ça veut dire, ça veut dire qu'on est devenu comme eux, tu sais, ça veut dire qu'on a renoncé, qu'ils ont gagné, tu comprends, si on y arrive, c'est encore eux qui gagnent, c'est encore eux qui auront gagné, on est devenu comme eux, tu vois, parce que nous, ils nous veulent pas, des gens comme nous". Sans doute, l'auteur entend-elle souvent cette voix paternelle.

Raconter la domination vécue dans ses formes diverses suppose d'y avoir échappé, au moins partiellement. Paradoxe. Comment faire partager l'analyse de la domination sociale, culturelle ? Enquêter ? C'était l'ambition journalistique du premier Libé, celui de Sartre (1973), de porte-parole espérant que le peuple prendrait la parole lui-même ("Peuple, prends la parole et garde la").
S'obliger à vivre le monde de l'usine pour le raconter ? C'était l'ambition des "établis" (Simone Weil, Robert Linhardt), "spectateurs engagés". Reste la littérature selon Annie Ernaux : "Se mettre en gage pour dire le monde". C'est s'attaquer à un difficile défi de création qui est celui de tout média, information, séries télévisées ou cinéma, chansons, documentaires : dire ce que l'on ne connaît pas, ou, au mieux, que l'on ne connaît plus et que l'on a trahi.
1087 pages, 2011, 25,4 €
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dimanche 17 juin 2012

Le mentir vrai des photographies


L'œil du Troisième Reich
La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).

vendredi 15 juin 2012

Désordres numériques : psychopathologies de la vie médiatique quotidienne

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Larry Rosen, iDisorder. Understanding our obsession with technology and overcoming its hold on us, Palgrave Mcmillan, 256 p., Index, 16,5 $ (11,99 $ en version électronique),

L'auteur exploite un filon connu et riche : les technologies numériques menacent notre santé mentale. Que faire ? Diagnostic, étiologie, remèdes. C'est un livre de conseils qui expose les manières d'échapper aux psychopathologies développées par les médias numériques. Que de désordres ("psychiatric disorders") nous menacent, la liste est effrayante : addiction, obsessions, schizophrénie, hallucinations, phobie sociale, narcissisme, autisme,  dépression, voyeurisme, compulsion, "attention-deficit hyperactivity disorder" (ADHD), hypochondrie, et j'en passe. L'auteur qui a déjà écrit contre le "technostress",  prétend aider à vivre mieux avec les technologies de communication, indique les précautions à prendre pour ne pas tomber malade des technologies numériques. Une sorte de prophylaxie mentale.
Drogués à la technologie ("Getting high on technology"), accrocs aux réseaux sociaux, au portable, adeptes du multiscreentaskingles utilisateurs doivent être soignés d'urgence et mis à la diète technologique. Il y a du Molière dans ces médecins du désordre médiatique : "Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare" !
L'ouvrage prend, un à un, les "désordres" nés des médias numériques, mobilise des statistiques et des avis de spécialistes, psychologues, neurologues, etc. Invitation à l'auto-analyse : "My job is to help you recognize the signs and symptoms of your own iDisorder and take simple, straightforward steps toward controlling your world before it controls you".

Les cas évoqués sont parfois drôles tant ils sont extrêmes : assurément, certains tableaux cliniques sont navrants. Toutefois, parmi les comportements dénoncés, nombreux relèvent du bon sens, de la politesse et du savoir-vivre élémentaire ; ceux qui téléphonent dans les lieux publics et tonitruent à la cantonade la pauvreté de leur vie et de leur vocabulaire, ceux qui consultent leur courrier à table ou au lit, ceux qui envoient des textos en voiture... Goujaterie courante, parfois criminelle.

Pour trouver sa pertinence, cet ouvrage doit être retourné : les symptômes qu'il épingle devraient renvoyer aux "malaises" dans notre civilisation, et pas à la technologie. Les technologies ne sont jamais pathogènes en soi ; en revanche, des situations de misère personelle, matérielle ou psychologique, peuvent conduire à des usages ridicules et parfois dangereux de ces technologies, usages qui sont comme des "actes manqués". Tous les médias ont été accusés, à toutes les époques, de rendre malade : les romans (Madame Bovary sera interdit à la vente dans les gares), le cinéma, la presse, les romans-photos, la radio, les jeux vidéo, la télévision, etc. Internet ne déroge pas et l'on n'a pas manqué, déjà, de dénoncer Google qui rendrait stupide, les réseaux sociaux qui empêcheraient le travail scolaire, le smartphone, les écrans... Et ce n'est pas tout : il y a aussi la cyberchondria, anxiété provoquée par la consultation de sites médicaux, et bien d'autres telle cette explication génétique trouvée récemment à l'addiction à Internet...

Cette littérature demanderait elle-même un diagnostic : il y a un marché pour ces lamentations de maîtres-penseurs, souvent condescendantes et moralisatrices. Cette médicalisation trahit une volonté tacite d'évacuer de l'étiologie toute cause économique et sociale, donc politique, et de faire d'une misère de la vise sociale une "maladie de la volonté", comme l'on disait au début du XXe siècle (T. Ribot, 1909). On pourrait d'ailleurs rappeler le mot de Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues : "Nerveux. Se dit à chaque fois qu'on ne comprend rien à une maladie, cette explication satisfait l'auditeur."
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