Entrer dans la carrière universitaire. Pour n'en plus sortir ? Pierre
Bourdieu
-
Victor Collard, *Genèse d'un sociologue*, Paris, CNRS éditions, 2024,
Index, Bibliogr., 447 p.
De son enfance lycéenne aux débuts de sa carrière univers...
mercredi 22 juin 2016
La Voix humaine au téléphone
"La Voix humaine", Jean Cocteau, Francis Poulenc avec Denise Duval, film de Dominique Delouche, DVD (110 mn, avec deux films de Dominique Delouche dont "Denise Duval revisitée", 72 mn), Editions Ricordi, 2009, 17,14 €. English subtitles.
"La Voix Humaine" est une pièce en un acte de Jean Cocteau (1930), à partir de laquelle un opéra fut créé à l'Opéra Comique à Paris en février 1959 sur une musique de Francis Poulenc, interprété par Denise Duval, soprano, amie du compositeur qui la préféra à Maria Callas pour le rôle (cf. l'interview de Francis Poulenc par Bernard Gavoty). L'orchestre est celui de l'Opéra Comique, dirigé par Georges Prêtre.
Toute l'action se passe au téléphone. Cette pièce est un semi-monologue ; on ne voit et n'entend qu'un seul des deux interlocuteurs de la scène, une femme avec qui son amant vient de rompre (Denise Duval chante en play-back sur le film dont elle est l'unique actrice). Le personnage principal du film est donc le téléphone, mis ainsi en abyme.
Outre l'opéra (1970), Dominique Delouche a réalisé un documentaire consacré à une magistrale leçon d'interprétation donnée par Denise Duval (1921-2016), créatrice du rôle-titre, à Sophie Fournier, mezzo-soprano, accompagnée au piano par Alexandre Tharaud (1998).
En plus de son intérêt musicologique, historique, théâtral et pédagogique (mise en scène, direction d'acteur, leçon de chant), nous retiendrons surtout de cet opéra et du documentaire qui l'accompagne, la mise en évidence, involontaire, des particularités technologiques et médiatiques du téléphone et de leur évolution jusqu'au smartphone actuel. On est loin encore de la VoIP, de Skype, Facetime (Apple), Hangouts (Google) ou même WhatsApp et des casques Bluetooth. Le jeu de Denise Duval illustre les gestes de la personne qui téléphone, son hexis corporelle (maniement du combiné, expressions de la voix, du visage).
Tout d'abord, on observe les limites technologiques de la communication téléphonique : la technologie ne se laisse jamais oublier. En effet, pour communiquer, il faut passer par un intermédiaire, une "demoiselle du téléphone", une de ces "ombrageuses prêtresses de l'Invisible", comme les appelle Marcel Proust, celles qui assurent la mise en relation avec les centraux téléphoniques ("j'écoute, j'écoute") ; il arrive aussi qu'il y ait plusieurs personnes simultanément sur la même ligne ("raccrochez !"), des coupures... Ensuite s'observe la lourdeur incommode d'un combiné peu maniable, encombrant qui reste relié par un cordon à une prise murale. Le téléphone se révèle un média "cool", de basse définition (low-definition), qui, selon Marshall McLuhan, demande une grande participation (interaction) : "the telephone demands complete participation" (Understanding Media, 1964) ; "La Voix humaine", sa mise en scène, le jeu de l'actrice, les décors même en témoignent.
Occasion aussi de rappeler combien la voix humaine a une histoire et que la prononciation change avec les générations, tout comme les prises de son. La voix date. Notons encore que les enfants d'aujourd'hui, nés avec le smartphone, ne comprennent pas grand chose aux images d'un téléphone du début du siècle avec ses fils, son cadran rotatif, son combiné et ses "demoiselles".
La proximité dramatique du lointain, cette étrange intimité qu'assure la technologie téléphonique sera aussi le thème d'une chanson de Guy Béart à propos des cabines téléphoniques ("Allô, tu m'entends", 1967, ici avec Dalida). Et puis, n'oublions pas : "Le téléphone pleure" par Claude François : "je suis si près de toi avec la voix" (1974).
L'intermédiation téléphonique a fait l'objet d'un sketch comique célèbre, "le 22 à Asnières" (Fernand Raynaud, 1955), emblématique du retard des équipements téléphoniques en France, jusque dans les années 1980.
N.B. "La Voix Humaine", reprise à Paris au Cabaret du Théâtre de Poche Montparnasse en 2016, avec Caroline Casadesus (cf. affiche supra), a retrouvé une actualité.
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mardi 21 juin 2016
Luxe et mode en Chine
Danielle Elisseeff (sous la direction de), Esthétiques du quotidien en Chine, Paris, 2016, Institut Français de la Mode / Editions du Regard, 11,9€, 212 p. Dessins de Sylvia Lotthé et Song Jianming
L'ouvrage se donne pour objectif pluriel de faire le tour des esthétiques de la Chine contemporaine en une dizaine de contributions consacrées à l'architecture courante, à l'histoire et la géographie de la cuisine et des gastronomies, à leur rayonnement mondial (chapitre, hélas trop court, de Gilles Fumey). Un chapitre traite des philosophies chinoises et de leur relation à l'ostentation et au luxe. Un chapitre sur la santé, un chapitre sur le parfum (par Jean-Claude Ellena, Hermès). Tout cela pour sensibiliser les lecteurs à l'esthétique et à la sensibilité chinoises.
La tonalité dominante de l'ouvrage est comparatiste, plus ou moins implicitement : en quoi l'esthétique quotidiennne est-elle différente, en Chine, de celle que l'on connaît ailleurs, en Occident notamment. Au cœur de cette réflexion, se trouvent le luxe et la mode. Jacqueline Tsaï, auteur de La Chine et le luxe (Odile Jacob, 2008), donne un chapitre sur l'économie du luxe en Chine ; elle associe le luxe à la modernité et à l'abondance mais aussi à l'apparence (la face, 面子, mianzi). Ou Na (欧娜), doctorante dont la thèse, en cours, porte sur "l'émergence des acteurs chinois sur le marché international de la mode", a écrit un chapitre éclairant sur l'histoire de la mode occidentale en Chine, à partir du XIXème siècle ; elle approfondit notamment le cas du qipao, robe traditionnelle chinoise (旗袍).
Qu'est-ce que le beau (mei, 美), demande Danielle Elisseeff, sinologue et spécialiste de l'histoire de la Chine, qui a dirigé l'ouvrage ? La réponse à cette question socratique n'a pas avancé depuis Platon (Hippias majeur, dialogue aporétique sur la beauté, τὸ καλόν) mais les tentatives définition sans doute peu fécondes, restent intéressantes au plan linguistique. Dans les langues européennes, le mot "esthétique" est issu du grec qui renvoie à sensibilité, sensation ; en Chine, il s'agit d'un terme récent : l'étude du beau (美学).
Jacqueline Tsaï évoque le rôle de la presse magazine occidentale, féminine d'abord puis masculine, et de ses versions chinoises dans la célébration de la beauté et du luxe : Elle (1988), Cosmopolitan (1993), Bazaar (2001), Marie Claire (2002), Trends Health (2003), Vogue (2005) puis Madame Figaro... Publicité oblige. Elle évoque également le rôle des boutiques dans les grandes villes où s'exposent les marques du luxe occidental. Avides de légitimation non commerciale, ces marques investissent également les musées chinois, tentant de profiter de la l'image désintéressée de l'art. Tout ceci s'accompagne, en retour, de l'expansion du tourisme chinois en Occident où les touristes viennent dans les capitales, faire provision de luxe et de distinction de masse. La Chine, livrée à "l'admiration xénophile (崇洋媚外"), est-elle l'Eldorado actuel du luxe ? Le luxe est-il vecteur de changement dans d'autres domaines : la langue, la socialisation ? Est-ce une soumission ou une résistance subtile au soft power occidental?... L'auteur pose des questions essentielles.
On aurait aimé en savoir davantage sur le rôle des médias, du cinéma aussi (célébrités), dans la confrontation de la Chine avec l'Occident. Quel rôle joue aujourd'hui le Web dans la diffusion de la mode dans le grand public, quel rôle les réseaux sociaux Weibo (微博), WeChat (微信), quel rôle les produits Apple ?
Cet ouvrage constitue une introduction convaincante à la sensibilité chinoise et une contribution importante à la réflexion sur le luxe.
- N.B. Sur la place de la Chine dans l'économie du luxe, voir Global Powers of Luxury Goods (Deloitte)
vendredi 17 juin 2016
Droit du Net et marchés des données : au-delà des régulations sectorielles
Marie-Anne Frison Roche (sous le direction de ), Internet, espace d'interrégulation, 2016, Dalloz / The Journal of Regulation, 207 p. 46 €.
A propos du droit et de l'économie numérique, deux philosophies s'opposent : pour les libertaires, il ne faut rien réglementer, pour d'autres, la liberté totale est dangereuse qui laisse tout pouvoir aux très grandes entreprises, étrangères notamment, et compromet les libertés publiques. Sous les coups d'Internet, une sorte de chaos juridique s'est installé progressivement que peut réduire l'interrégulation. Cet ouvrage collectif qui rassemble des contributions brillantes et innovantes s'efforce d'éclairer cette transition.
Maryvonne de Saint Pulgent (Conseil d'Etat) ouvre l'ouvrage par l'analyse du besoin d'interrégulation. Le droit du Web est examiné ici dans ses croisements avec les régulations sectorielles (finance, grande distribution, énergie, santé, criminalité, industries culturelles, etc.).
"Penser le monde à partir de la notion de donnée" (voir les working papers associés) : telle est l'ambition de Marie-Anne Frison Roche, Professeure de droit économique à Sciences Po, qui dirige The Journal of Regulation. Examinant le statut juridique de la notion de donnée, l'auteure rappelle combien il s'agit d'une "notion incertaine", souvent pléonastique ; rebelle au droit classique, ce serait une "valeur pure" qui s'est détachée de son objet, de son secteur, un objet économique virtuel (un atome de valeur). Neutralisée, autonomisée, désectorisée, la donnée est au cœur de l'économie numérique ; cette situation impose de repenser entièrement une régulation qui jusqu'à présent fonctionne secteur par secteur.
L'auteur rappelle dans ses analyses que "l'économie de l'information coïncide totalement avec la finance" (échange, stockage et création d'information, dans les deux cas), aussi, n'est pas un hasard si les marchés financiers ont favorisé l'émergence des géants de l'internet et le développement des bases technologiques informatiques de ce monde de données : et de sourire à la suggestion du Conseil d'Etat quant à "la loyauté des algorithmes sur lesquels les plateformes sont construites" (Etude annuelle 2014, "Le numérique et les droits fondamentaux") : alors auditons ces machines et plateformes (mais qui en a les moyens scientifiques, techniques et financiers ?). En fin de volume, Marie-Anne Frison Roche s'interroge sur les conséquences régulatoires de ce nouveau monde repensé à partir de la notion de donnée et la place des personnes dès lors qu'il n'y a pas d'influence de la personne-source sur l'information-valeur. Dans sa conclusion, elle plaide pour la "préservation d'un futur ouvert", recoupant la thèse de Jaron Lanier, ("Who owns the future?"). Textes heureusement iconoclastes, lumineux et stimulants qui nous délivrent de l'habituelle langue de bois béate sur l'or des données.
Un chapitre est consacré aux places financières alternatives, au crowdfunding et au bitcoin. Un autre est consacré par Laurent Benzoni et Pascal Dutru à l'analyse économique des effets d'Internet et des innovations qui l'accompagnent sur le périmètre de la régulation : il faut mobiliser le concept d'accès aux moyens numériques et privilégier une approche pragmatique et transnationale de la régulation des communications électroniques, défragmenter la régulation. L'ubérisation et la plateformisation de l'économie sont traitées à partir du cas du secteur énergétique. Parmi les exemples appofondis dans l'ouvrage, notons encore celui de la santé et de son interréglementation, et celui des jeux d'argent.
Quel doit être le rôle de l'État dans la régulation des flux transfrontaliers de données passant par Internet (Safe Harbor, par exemple) ? C'est à l'examen de cette question extrêmement sensible que s'emploie le Professeur Régis Bismuth (Université de Poitiers) ; selon lui, le rôle de l'État reste important, même s'il est limité par les accords internationaux. Mais ne faut-il pas revisiter ces accords compte tenu de l'interprétation léonine qui en est faite par les grandes entreprises américaines (pseudo consentement) ? N'est-ce pas la souveraineté nationale qui est en question ? Le texte de Sylvain Chatry (Université de Perpignan) consacré aux perspectives d'une "régulation participative" (corégulation) laisse entrevoir des solutions. Mais une telle corégulation est-elle envisageable en droit international ?
Ce qui ressort de l'ensemble de ces contributions, c'est, d'abord et surtout, la remise en cause par l'économie numérique des notions de secteur et de régulation sectorielle, désormais surannées, dépassées.
L'approche juridique du marché des données s'avère décapante, éclairante. Tout débat sur les données et leur exploitation commerciale doit commencer par les questions de régulation et, manifestement, d'interrégulation (coexistence d'une régulation numérique générale avec la régulation sectorielle concernée).
jeudi 16 juin 2016
Soft Power, euphémiser la domination et l'influence
Mingiang Li (edited by), Soft Power. China's Emerging Strategy in International Politics, 2009. $13,05 (articles de Mingjiang Li, Gang Chen, Jianfeng Chen, Xiaohe Cheng Xiaogang Deng, Yong Deng, Joshua Kurlantzick, Zhongying Pang, Ignatius Wibowo, Lening Zhang, Yongjin Zhang, Suisheng Zhao, Zhiqun Zhu)
Cet ouvrage reprend, en l'appliquant à la politique culturelle chinoise, la notion de "soft power" (软实力). La notion a été élaborée par Joseph F. Nye dans son ouvrage Bound to Lead. The changing nature of American Power, publié en 1990.
Cette notion de science politique (international affairs) est confuse, voisinant avec un fourre-tout conceptuel mêlant des notions qui empruntent à l'idéologie (appareils idéologiques d'Etat, superstructure, légitimation), à l'impérialisme culturel, au colonialisme. En réalité, le soft power est une idée ancienne, classique, ânonnée depuis longtemps par des générations de jeunes latinistes : Horace déjà avait perçu le rôle de la culture dans les relations internationales quand il évoquait la Grèce, qui, vaincue militairement, brutalement, a finalement vaincu Rome par la culture et les armes, douces, de la langue, de l'éducation... ("Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti latio", Epitres, Livre 2). Par certains de ses aspects, la doctrine du soft power évoque celle du général russe Valery Gerasimov : “nonmilitary means of achieving military and strategic goals has grown and, in many cases, exceeded the power of weapons in their effectiveness".
Le soft power s'apparente à une sorte de "violence symbolique", peu perceptible voire invisible, tandis que le hard power est une violence brute, armée, évidente. A l'un, la séduction, le charme, la persuasion, l'attraction, l'admiration même ; à l'autre, la menace, l'intimidation, la force. Toutefois, la séparation des deux formes de pouvoir reste délicate. Un pouvoir doux peut se retourner : la puissance de certaines marques américaines et de leur marketing (branding) a déjà été dénoncée comme symptôme de domination économique (McDonald's, Coca Cola, Disney, Barbie, etc.).
L'esthétique chinoise (architecture, parfums, mode, cuisine, gastronomie, luxe. Cf. l'ouvrage dirigé par Danielle Elisseeff, Esthétiques du quotidien en Chine, IFM, 2016 ) peut s'apparenter au soft power...
En général, le soft power succède au hard power de l'économie. C'est une arme diplomatique. De ce fait, la participation aux organisations internationales relève aussi du soft power.
L'esthétique chinoise (architecture, parfums, mode, cuisine, gastronomie, luxe. Cf. l'ouvrage dirigé par Danielle Elisseeff, Esthétiques du quotidien en Chine, IFM, 2016 ) peut s'apparenter au soft power...
En général, le soft power succède au hard power de l'économie. C'est une arme diplomatique. De ce fait, la participation aux organisations internationales relève aussi du soft power.
Quelles sont les armes du soft power chinois ?
La langue chinoise appartient aussi au soft power, tout comme l'éducation : mise en place du système de romanisation pinyin (拼音), implantation d'Instituts Confucius dans les universités, échanges internationaux d'étudiants. Les technologies linguistiques et les industries de la langue : la traduction automatique est essentielle dans cette perspective (le travail de Baidu, etc.), le but étant d'effacer les barrières linguistiques et d'étendre son marché.
L'ouvrage dirigé par Mingiang Li compte 13 chapitres. Les premiers étudient les discours et les documents officiels chinois sur le soft power et la stratégie qui s'en déduit (c'est aussi un outil de politique intérieure : voir le "Chinese dream", de Xi Jinping ). Dix chapitres traitent des forces et faiblesses du soft power chinois sous l'angle de la politique étrangère (notamment en Asie et en Afrique), de l'économie, de la culture et de l'éducation.
Rappelons que Xi Jinping, Président de la République chinoise, dans son livre The Governance of China (2015) consacre une partie intitulée "Enhance China's Cultural Soft Power" (Discours du 30 décembe 2013 devant le Bureau politique du PCC) ; il y évoque "le charme unique et éternel de la culture chinoise" et invite à réveiller l'héritage culturel de la Chine.
Rappelons que Xi Jinping, Président de la République chinoise, dans son livre The Governance of China (2015) consacre une partie intitulée "Enhance China's Cultural Soft Power" (Discours du 30 décembe 2013 devant le Bureau politique du PCC) ; il y évoque "le charme unique et éternel de la culture chinoise" et invite à réveiller l'héritage culturel de la Chine.
Trois questions ne sont pas abordées, et c'est dommage :
- Le statut du discours multiculturel, tellement omni-présent : nous pensons notamment aux réflexions de François Jullien sur ce thème. Le discours sur le multiculturalisme (interculturel), et l'humanisme universaliste dont il se revendique, pourraient-ils n'être qu'un paravent du "soft power", une douce illusion ?
- Où placer les pouvoirs du numérique qui semblent relever à la fois du pouvoir doux et du pouvoir dur, de même que la culture scientifique. Du point de vue chinois actuel, la culture traditionnelle, classique (confucianisme, taoïsme, etc.), relève également du soft power, ainsi que le sport et le divertissement (cinéma, jeux vidéo). La Chine met l'accent sur ces domaines (cf. Cinéma américain : Wanda, bras droit du Soft Power chinois) et sur les médias ainsi que sur le sport (en juin 2016, le distributeur chinois Suning prend une participation de 70% dans l'Inter de Milan, club de football professionnel). Les gouvernants chinois déclarent que la Chine est encore faible face à l'hégémonie culturelle américaine, qu'il s'agisse de programmes de télévision, de cinéma ou d'information (le rachat du South China Morning Post par Alibaba s'inscrit-il dans cette optique). Xi Jinping, dans l'un de ses discours (27 février 2014), déclare qu'il est nécessaire de faire de la Chine un pouvoir numérique (cyberpower, cyber innovation). C'est sans doute dans cette perspective qu'il faut comprendre la résistance aux armes nouvelles du soft power américain que sont Apple, Facebook ou Google (Netflix ?). L'Europe, en revanche, semble avoir choisi de ne pas résister...
- Les réflexions théoriques chinoises questionnant la relation entre hard power et soft power ne concernent pas que les Etats-Unis et la Chine (on se souviendra des accords Blum-Byrnes de 1948, ouvrant le marché français au cinéma américain en paiement des dettes de guerre françaises). Le soft power apparaît comme une euphémisation des pouvoirs économique et militaire. La conversion de la domination militaire en domination économique puis en domination culturelle pourrait être analysée comme une conversion de formes de capital (cf. Pierre Bourdieu, sur la conversion de capital économique en capital culturel). La domination culturelle est meilleur marché que la domination militaire, plus acceptable, plus présentable aussi. Revoir à cette lumière l'histoire coloniale et, par exemple, l'histoire des relations américano-japonaises après 1945 (cf. Ruth Benedict, The Chrisanthemum and the Sword, 1946). Revoir aussi le rôle joué par l'ethnologie dans ces politiques.
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mercredi 15 juin 2016
Jeunes américaines : malaise dans la société numérique
Nancy Jo Sales, American Girls. Social Media and the Secret Lives of Teenagers, New York, Knopf, 416 p., 2016, $13,99 (ebook)
"Social media is destroying our lives", dit une jeune californienne qui admet pourtant ne pouvoir s'en passer... Tout l'ouvrage illustre ce propos paradoxal ; il est le produit d'une longue enquête qualitative, de type journalistique, étalée sur plusieurs années. L'auteur, journaliste qui travaille pour les magazines Harper's Bazaar, Vanity Fair, entre autres, a interviewé plusieurs dizaines d'adolescentes américaines. Elle mobilise également à l'appui de ses observations de nombreuses études contemporaines ou historiques. A l'objectif de ses études de cas est d'apprécier les effets des médias sociaux sur la vie des adolescentes américaines.
A quoi rêvent les jeunes adolescentes américaines ?
Les médias sociaux et leurs messageries (Facebook, Instagram, WhatsApp, Snapchat, YouTube, Twitter) ont-ils détérioré la situation affective et sociale des jeunes américaines ?
Le livre donne bientôt le sentiment d'une histoire sympathique qui s'est emballée et qui, parfois, tourne au drame et au cauchemar avec des pratiques de harcèlement numérique (cyberbullying, revenge porn, doxing) inquiétantes. Les observations de l'auteur recoupent les données réunies par les associations de lutte contre ce harcèlement (cf. histogramme ci-dessous). Le retard du droit dans ce domaine est particulièrement dommageable tandis que l'administration scolaire, timorée, semble complice, n'incriminant guère les coupables masculins.
Un effet Kardashian généralisé
L'auteur met en évidence un effet Kardashian affectant la sensibilité esthétique (la définition du beau, de l'élégant et du sexy, les goûts et les dégoûts) et formant des ambitions de popularité (exhibition permanente de soi pour doper le nombre de likes, de followers, etc.). Ne dit-on pas des Kardashians qu'elles ne sont célèbres que pour être célèbres ("famous for being famous") ? De là nait une crainte galopante de manquer quelque chose : FOMO (Fear Of Missing Out), impatience entretenue notamment par Snapchat dont les photos sont éphémères. "For kids today, you are what you like...", conclut Nancy Jo Sales, "hot or not" (populaire ou rejetée). Les likes et followers mesurent la popularité : avec les réseaux sociaux, la personne est benchmarkée, jugée par ses pairs, en continu. Dans cette ambiance, l'image de soi, l'apparence monopolisent l'attention et imposent de donner un spectacle de soi ("We're raising our kids to be performers"). C'est le règne du "body-shaming", un monde où règnent les codes vestimentaires (dress codes). Qui les impose ?
En résultent une nécessaire gestion à tout moment de la réputation, l'auto promotion, la pression constante des pairs. Déjà, Annie Ernaux, dans "Mémoire de fille", stigmatisait cet enfer du regard des autres. C'était il y a cinquante ans et le smartphone n'existait pas...
Pornification of American life
Dans cette culture hypersexualisée, l'auteur décèle le rôle de la pornographie ; les jeunes gens y font leur éducation sexuelle et y puisent des modèles de comportement. L'auteur va jusqu'à parler de "pornification of American life". Internet affecterait les comportements sexuels : cybersex", hookup culture", mobile dating, "fuckboy", "slut-shaming" en sont la terminologie courante. Des sites comme OKCupid, Skout, Grindr ou Tinder y jouent également un rôle (Tinder vient, en juin 2016 d'interdire sa fréquentation de son site aux moins de 18 ans). De son enquête, l'auteur conclut que la pornographie serait le trait discriminant de cette génération : "Our kids are not only consuming porn, they're producing porn - by taking and sharing nudes" (sexting en est le plus évident symptôme), "our culture is permeated by a porn aesthetic".
"Family of Tyler Clementi is on mission to end bullying", May 2, 2016, The Wall Street Journal. De qui se moque-t-on ? |
Cette culture où l'on est sans cesse à la recherche de popularité, cette sexualisation sont relayées par la télévision et aggravées par l'alcool (binge drinking). L'auteur observe que les réseaux sociaux sont sans savoir-vivre et propagent une image dégradée des femmes (chosifiées), et célèbrent le machisme.
Cette culture naît de l'omniprésence addictive du smartphone et des réseaux sociaux. "It's like Apple has a monopoly on adolescence", dit une jeune fille, à propos de l'iPhone. Les réseaux sociaux apparaisssent comme accélérateurs et multiplicateurs des comportements (formation et destruction du capital de popularité) : "Social media speeds us all up". Ils sont omniprésents et affectent même la communication avec les parents (sharenting) tandis que s'estompe la communication face à face. Les marques, quant à elles, sollicitent le vote des adolescentes et les sondent sur toute chose (cf. Wishbone), contribuant à leur tour à une ambiance de compétition sociale.
"Facebook’s mission is to connect the world", proclame son patron. Connecter certes, mais pour communiquer quel contenu, quels messages, quelles images ? De la lecture du livre ressort une impression négative, pessimiste, sombre même. L'enquête étant exclusivement qualitative (une série de cas), la représentativité n'a pas été recherchée ; mais la galerie de portraits manque de cas positifs (il doit bien en exister !) pour affiner le diagnostic : comment se débrouillent celles qui ne souffrent pas de ce mal du siècle numérique ? Comment résistent-elles ? Une dimension quanti permettrait de mesurer et relativiser l'ampleur des phénomènes décrits. Car, il ne faudrait pas tomber dans le travers classique et ridicule : accuser les médias de tous les maux de la société et couvrir d'opprobres toute une génération. De plus, comme souvent, on risque de prendre des corrélations pour des causations.
Le livre est un peu long, lent, répétitif. Les cas symptomatiques évoqués se ressemblent. Cette longueur toutefois traduit un malaise chronique de la société numérique : il y a manifestement quelque chose de pourri dans certains usages des réseaux sociaux. Ce malaise universel prend aux Etats-Unis une dimension spécifique liée, entre autres, à la situation démographique, à la culture religieuse et à la situation scolaire. La situation économique n'est sans doute pas indifférente.
Ce qui fait l'infortune des jeunes filles fait la fortune des réseaux sociaux.
mercredi 1 juin 2016
Ramanudjan, le mathématicien en star de cinéma : la preuve et l'intuition
Affiche du film aux Etats-Unis (Kendall Square Cinema, Cambridge) |
The Man Who Knew Infinity, film de Matthew Brown, 2016, 1h48 mn,
Film réalisé d'après la biographie écrite par Robert Kanigel (1992), professeur au MIT où il enseignait l'écriture scientifique (scientific writing).
Biographie (biopic) de Srinivasa Ramanudjan, remarquable mathématicien indien, plus ou moins autodidacte, connu entre autres, pour des travaux sur les nombres. Le mathématicien comme héros tragique au cinéma. On connaît déjà Alan Turing (The Imitation Game, 2014) et John F. Nash (The Beautiful Mind, 2001).
Srinivasa Ramanudjan a donné lieu à d'autres interventions audio-visuelles, par exemple, un épisode de la série "Nova" sur PBS, un film en tamoul de Gnana Rajasekaran (2014). D'autres vies de mathématiciens seraient fécondes pour le cinéma, non moins originales : Benoit Mandelbrot, Evariste Galois (un court métrage d'Alexandre Astruc existe déja, 1965), Carl Friedrich Gauss, Paul Erdös, Georg Cantor, Niels Henrik Abel (dont la biographie dramatique s'apparente quelque peu à celle de Srinivasa Ramanudjan), Kurt Gödel, Alexander Grothendieck, Grigory Perelman. Et les mathématiciennes, Emmy Noether, Ada Lovelace ou Sophie Germain... Ces vies en mathématiques valent bien en originalité celles de Balzac, Racine ou Chateaubriand !
Le film narre la vie de ce jeune mathématicien indien (Madras) au très classique Trinity College (Cambridge, Grande-Bretagne) où il est l'hôte de Godfrey Harold Hardy (A Mathematician's Apology, 1940). On suit la naissance difficultueuse d'une amitié où l'on croise aussi Bertrand Russell ("Berty") et John Edensor Littlewood, collègue et proche collaborateur de G.H. Hardy.
Quelle narration imaginer pour rendre compte au grand public non mathématicien d'aventures mathématiques aussi ésotériques ? Le risque est grand, à vouloir être didactique, d'ennuyer un spectateur venu pour se distraire. Reste un peu de drame et de belles images pour animer théorèmes et équations : la maladie, l'éloignement du pays, de la famille, la traversée, l'hostilité hautaine d'universitaires installés dans leur routine et leur suffisance (culture vestimentaire, alimentaire, rites, hexis corporelle), la nostalgie des éléphants, tout cela sur fond de guerres et d'hiver anglais... Peu de spectaculaire (passe un Zeppelin !), quelques personnages, Hardy, Littlewood, l'épouse, la mère. Mais les mathématiques, omniprésentes comme moteur de l'intrigue ne sont jamais données à voir sauf de manière anecdotique : la décomposition remarquable d'un entier, l'explication de la notion de partition (partage), les feuilles volantes couvertes d'équations...
Un problème épistémologique court dans tout le film qui oppose l'intuition (plus ou moins mystique chez Srinivasa Ramanudjan) et la démonstration (absolument rationnelle, G.H. Hardy). Qu'est-ce que connaître ? On pensera à la place de la théorie de la démonstration et à ses évolutions. Mais que peut le cinéma pour dire cela, le vulgariser ?
Et pourtant le film est agréable et laisse penser.
N.B. Les biographies "romançables" de mathématicians ne manquent pas. Citons celle de Kurt Gödel (Les démons de Gödel. Logique et folie par Pierre Cassou-Noguès, Seuil, 2007) et celle de Alexandre Grothendieck, Itinéraire d'un mathématician hors normes (Georges Bringuier, Privat, 2016) ou celle d'Evariste Galois par Alexandre Astruc (Flammarion, 1994).
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