Nancy Jo Sales, American Girls. Social Media and the Secret Lives of Teenagers, New York, Knopf, 416 p., 2016, $13,99 (ebook)
"Social media is destroying our lives", dit une jeune californienne qui admet pourtant ne pouvoir s'en passer... Tout l'ouvrage illustre ce propos paradoxal ; il est le produit d'une longue enquête qualitative, de type journalistique, étalée sur plusieurs années. L'auteur, journaliste qui travaille pour les magazines Harper's Bazaar, Vanity Fair, entre autres, a interviewé plusieurs dizaines d'adolescentes américaines. Elle mobilise également à l'appui de ses observations de nombreuses études contemporaines ou historiques. A l'objectif de ses études de cas est d'apprécier les effets des médias sociaux sur la vie des adolescentes américaines.
A quoi rêvent les jeunes adolescentes américaines ?
Les médias sociaux et leurs messageries (Facebook, Instagram, WhatsApp, Snapchat, YouTube, Twitter) ont-ils détérioré la situation affective et sociale des jeunes américaines ?
Le livre donne bientôt le sentiment d'une histoire sympathique qui s'est emballée et qui, parfois, tourne au drame et au cauchemar avec des pratiques de harcèlement numérique (cyberbullying, revenge porn, doxing) inquiétantes. Les observations de l'auteur recoupent les données réunies par les associations de lutte contre ce harcèlement (cf. histogramme ci-dessous). Le retard du droit dans ce domaine est particulièrement dommageable tandis que l'administration scolaire, timorée, semble complice, n'incriminant guère les coupables masculins.
Un effet Kardashian généralisé
L'auteur met en évidence un effet Kardashian affectant la sensibilité esthétique (la définition du beau, de l'élégant et du sexy, les goûts et les dégoûts) et formant des ambitions de popularité (exhibition permanente de soi pour doper le nombre de likes, de followers, etc.). Ne dit-on pas des Kardashians qu'elles ne sont célèbres que pour être célèbres ("famous for being famous") ? De là nait une crainte galopante de manquer quelque chose : FOMO (Fear Of Missing Out), impatience entretenue notamment par Snapchat dont les photos sont éphémères. "For kids today, you are what you like...", conclut Nancy Jo Sales, "hot or not" (populaire ou rejetée). Les likes et followers mesurent la popularité : avec les réseaux sociaux, la personne est benchmarkée, jugée par ses pairs, en continu. Dans cette ambiance, l'image de soi, l'apparence monopolisent l'attention et imposent de donner un spectacle de soi ("We're raising our kids to be performers"). C'est le règne du "body-shaming", un monde où règnent les codes vestimentaires (dress codes). Qui les impose ?
En résultent une nécessaire gestion à tout moment de la réputation, l'auto promotion, la pression constante des pairs. Déjà, Annie Ernaux, dans "Mémoire de fille", stigmatisait cet enfer du regard des autres. C'était il y a cinquante ans et le smartphone n'existait pas...
Pornification of American life
Dans cette culture hypersexualisée, l'auteur décèle le rôle de la pornographie ; les jeunes gens y font leur éducation sexuelle et y puisent des modèles de comportement. L'auteur va jusqu'à parler de "pornification of American life". Internet affecterait les comportements sexuels : cybersex", hookup culture", mobile dating, "fuckboy", "slut-shaming" en sont la terminologie courante. Des sites comme OKCupid, Skout, Grindr ou Tinder y jouent également un rôle (Tinder vient, en juin 2016 d'interdire sa fréquentation de son site aux moins de 18 ans). De son enquête, l'auteur conclut que la pornographie serait le trait discriminant de cette génération : "Our kids are not only consuming porn, they're producing porn - by taking and sharing nudes" (sexting en est le plus évident symptôme), "our culture is permeated by a porn aesthetic".
"Family of Tyler Clementi is on mission to end bullying", May 2, 2016, The Wall Street Journal. De qui se moque-t-on ? |
Cette culture où l'on est sans cesse à la recherche de popularité, cette sexualisation sont relayées par la télévision et aggravées par l'alcool (binge drinking). L'auteur observe que les réseaux sociaux sont sans savoir-vivre et propagent une image dégradée des femmes (chosifiées), et célèbrent le machisme.
Cette culture naît de l'omniprésence addictive du smartphone et des réseaux sociaux. "It's like Apple has a monopoly on adolescence", dit une jeune fille, à propos de l'iPhone. Les réseaux sociaux apparaisssent comme accélérateurs et multiplicateurs des comportements (formation et destruction du capital de popularité) : "Social media speeds us all up". Ils sont omniprésents et affectent même la communication avec les parents (sharenting) tandis que s'estompe la communication face à face. Les marques, quant à elles, sollicitent le vote des adolescentes et les sondent sur toute chose (cf. Wishbone), contribuant à leur tour à une ambiance de compétition sociale.
"Facebook’s mission is to connect the world", proclame son patron. Connecter certes, mais pour communiquer quel contenu, quels messages, quelles images ? De la lecture du livre ressort une impression négative, pessimiste, sombre même. L'enquête étant exclusivement qualitative (une série de cas), la représentativité n'a pas été recherchée ; mais la galerie de portraits manque de cas positifs (il doit bien en exister !) pour affiner le diagnostic : comment se débrouillent celles qui ne souffrent pas de ce mal du siècle numérique ? Comment résistent-elles ? Une dimension quanti permettrait de mesurer et relativiser l'ampleur des phénomènes décrits. Car, il ne faudrait pas tomber dans le travers classique et ridicule : accuser les médias de tous les maux de la société et couvrir d'opprobres toute une génération. De plus, comme souvent, on risque de prendre des corrélations pour des causations.
Le livre est un peu long, lent, répétitif. Les cas symptomatiques évoqués se ressemblent. Cette longueur toutefois traduit un malaise chronique de la société numérique : il y a manifestement quelque chose de pourri dans certains usages des réseaux sociaux. Ce malaise universel prend aux Etats-Unis une dimension spécifique liée, entre autres, à la situation démographique, à la culture religieuse et à la situation scolaire. La situation économique n'est sans doute pas indifférente.
Ce qui fait l'infortune des jeunes filles fait la fortune des réseaux sociaux.
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