Paulin Ismard, L'événement Socrate, Paris, Flammarion, 2015, Bibliogr., Index, 21 €, 304 p.
Le procès de Socrate et sa condamnation à mort en -399 constituent un événement de la mémoire occidentale et de l'histoire de sa philosophie. Evénement : "un événement n'est pas ce que l'on peut voir ou savoir de lui mais ce qu'il devient (et d'abord pour nous)", rappelle l'auteur, citant Michel de Certeau. Histoire qui se propage depuis les textes canoniques de Platon et de Xenophon, tous deux intitulés Apologie de Socrate. L'Affaire Socrate, dit encore l'auteur, comme on a dit l'Affaire Dreyfus. Affaire toujours contemporaine au point qu'en 2012, on a rejoué ce procès à Athènes. Rappel de Paulin Ismard, en conclusion : "la Grèce antique demeure une réalité bien vivante".
Ce qui frappe dans cet événement vieux de 25 siècles, c'est tout ce que l'on en ignore et qui sans doute assure sa vitalité. La cause même du procès, d'abord. Il s'agit probablement un procès politique (c'est la guerre civile) qui voit la revanche de la démocratie contre l'oligarchie des "Trente-Tyrans" (-404 / -403) que Socrate a soutenue. Mais, qu'est-ce que la démocratie grecque, est-elle proche de la notion actuelle ? Le mot peut être trompeur ; en fait, les démocraties occidentales d'aujourd'hui auraient sans doute pour les Grecs d'autrefois beaucoup des traits d'un régime oligarchique, le suffrage indirect créant et entretenant une oligarchie politicienne (cf. Daniel Gaxie, Le cens caché, 1978). Les dispositifs numériques pourraient-ils rénover la démocratie, la rendre directe, la déprofessionnaliser ?
Depuis sa mort, l'histoire de Socrate et de sa fin théâtralisée est reprise sans cesse (cf. infra, le tableau de David) ; ainsi, le personnage de Socrate sera-t-il récupéré successivement par le christianisme, l'Islam, la Renaissance (Erasme, Montaigne), les Lumières ("Socrate Diderot" dit Voltaire à propos de l'encyclopédiste embastillé qui, dans sa cellule, traduit l'Apologie de Socrate), les Révolutionnaires, de Robespierre à Babeuf et bien d'autres (utile rappel de Paulin Ismard, citations à l'appui). Ainsi, l'événement se transforme pour se perpétuer et habiter la mémoire. Rappelons quand même le rôle que jouent, dans le maintien de "l'événement Socrate", les dialogues de Platon, lus et étudiés à l'école (combien de temps encore ?).
Socrate est le philosophe emblématique des professeurs de philosophie, comme le rappelle Maurice Merleau-Ponty dans son Eloge de la philosophie (1953, leçon inaugurale au Collège de France) : "Il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate. La vie et la mort de Socrate sont l’histoire des rapports difficiles que le philosophe entretient, – quand il n’est pas protégé par l’immunité littéraire, – avec les dieux de la Cité, c’est-à-dire avec les autres hommes et avec l’absolu figé dont ils lui tendent l’image". Tout est dit, et l'on débat toujours : Socrate, sophiste ou non sophiste ? Rappelons que Fârâbî, éminent lecteur de Platon, laissait entendre que, du point de vue de Platon, Socrate s'y prenait mal et qu'une méthode douce, comme celle de Trasymaque eût mieux convenu (cf. Pierre Bouretz, Lumières du Moyen-Age. Maïmonide philosophe, Gallimard, 2015, Chapitre 1).
Livre d'histoire et de philosophie, sur le droit et la religion dans la Cité aussi, L'événement Socrate, alimentera efficacement une réflexion sur la notion d'événement et sur les médias qui le structurent et le propagent, et par lesquels il perdure. Quels médias dans le cas de Socrate ? Le livre, l'école, le musée (tableaux)...
"L'historien doit se faire sismographe" pour saisir la puissance continue de l'événement, dit Paulin Ismard. L'auteur est toujours prudent dans ses interprétations, clair. Circonspection sémantique salutaire : pour des lecteurs modernes, que peuvent signifier dans les énoncés socratiques des termes comme εὐσέβεια (piété), ἀρετή (vertu), "évergète pauvre", philanthropie ?
N.B. Alors que des politiciens doutent de la place du grec dans notre enseignement, regrettons que les mots grecs utilisés dans le livre ne soient pas écrits aussi avec l'alphabet grec. Réflexion à mener sur l'édition et la vulgarisation, qui vaut pour toute langue étrangère.
Jean-Louis David, La mort de Socrate, 1787 (The Metropolitan Museum of Arts, New York) dont la reproduction partielle est utilisée pour le couverture du livre de Paulin Ismard (cf. supra) |
Socrate : pas un livre d’écrit, même pas un supposé manuscrit qui aurait été perdu dans une bibliothèque mythique, après un incendie ou une invasion barbare ! Sa réputation (un ancêtre du marketing de soi et de la communication) ? Il l’a laissée à ses élèves (Platon en tête, son meilleur attaché de presse, si ce n’est son secrétaire, si ce n'est son ghost writer), puis à la philosophie entière dont il détient, aux yeux de tous, le copyright ! Voilà une entreprise de médiatisation extraordinaire, basée sur un acte d’anti-publication paradoxal (ne rien écrire ; défendre le logos à tout prix ; et payer de sa vie la défense de la vérité). Certes, la société dans laquelle Socrate évoluait était pré-gutenbergienne (le langage écrit avait encore une aura magique sur les esprits). Mais c’est tout de même drôle (l’humour n’était pas non plus une donnée culturelle de l’antiquité, le rire et la comédie si) de voir l’humour fondamental de Socrate dans sa recherche intellectuelle.
RépondreSupprimernicolasbauche226